La guerre d’Obama contre l’Etat islamique est-elle illégale ?

La guerre d’Obama contre l’Etat islamique est-elle illégale ?

Si son administration arrive à ses fins, il deviendra encore plus facile aux commandants en chef des armées [ ie les présidents ] de décider d’avoir recours à la force armée sans l’accord du Congrès.

Le président Obama a alerté de manière particulièrement claire les Américains contre le danger que représenterait une présidence Trump. Mais ces messages d’alerte ne font que détourner l’attention d’une réalité plus sombre encore. Le propre Département de la Justice d’Obama se propose de mener à bien une réforme du droit applicable qui permettrait d’autoriser le prochain Président [ndt qui sera élu en novembre prochain] à déclarer la guerre à n’importe quel groupe ou nation « terroriste » sans le consentement du Congrès.

C’est clairement ce qui résulte de la réponse du Département [ de la Justice ] à une action en justice dirigée contre la légalité de la guerre qu’Obama conduit contre l’Etat Islamique.

En 1973, le Congrès a adopté la War Powers Resolution, malgré le veto opposé par le Président Richard Nixon. Elle représentait le point culminant d’un effort national pour empêcher les futurs présidents de refaire ce que fit Nixon quand il déclencha une escalade militaire au Vietnam. La Résolution dispose que, lorsqu’un Président engage des forces américaines pour un nouveau conflit, il dispose de soixante jours pour obtenir l’autorisation explicite du Congrès pour cette guerre. Si le Congrès s’y refuse, la Résolution requiert que le Commandant en Chef doit retirer ses forces du champ de bataille dans les trente jours qui suivent.

La résolution a constitué une percée décisive. Comme l’a dit l’un son principal défenseur, le Sénateur Jacob Javits :

« Nous vivons un âge de guerres non déclarées, autrement dit de guerres présidentielles. Un engagement prolongé dans une guerre présidentielle a créé un déséquilibre très dangereux dans notre système constitutionnel de freins et contrepoids. [Le projet de loi] est ancré dans les mots et dans l’esprit de la Constitution. Il [vise] à rétablir l’équilibre mis à mal par le triomphe de ce pouvoir [exécutif] au détriment de ce que les Pères Fondateurs considéraient comme la pierre de touche de tout l’article [ndt de la constitution] relatif au pouvoir congressionnel : l’autorité exclusive du Congrès s’agissant de déclarer la guerre ; le pouvoir de faire passer la nation d’un état de paix à un état de guerre ».

En faisant la guerre à l’Etat Islamique, Obama a aussi lancé une attaque contre la [War Powers Resolution et contre] la fonction constitutionnelle du Congrès comme arbitre ultime de la guerre et de la paix. Quand il a entrepris sa nouvelle campagne militaire contre ISIS en juin 2014, il n’a fait aucun effort pour recueillir l’accord explicite du Congrès dans le délai de soixante jours. Il a affirmé que les autorisations vieilles de dix ans données aux guerres du président George W. Bush contre Al Qaida et Saddam [Hussein] suffisaient pour cette nouvelle guerre. Ce faisant, il a tiré parti de la confusion ambiante. ISIS n’existait même pas quand le Congrès a autorisé les attaques de Bush en 2001 et 2002. Et au moment où Obama commença sa nouvelle aventure militaire, ISIS était devenu l’ennemi déterminé d’Al Qaida.

C’est précisément ce genre de « guerre présidentielle non-déclarée » que la Résolution entendait empêcher. Alors que la guerre d’Obama est entrée dans sa troisième année, elle a suscité une opposition puissante à Capitol Hill [ndt le siège du Congrès à Washington]. Elle est constitutive d’une violation du droit qui a rassemblé contre elle des constitutionnalistes de tous bords, et a fait l’unité des leaders politiques de la droite, de la gauche et du centre en vue de désapprouver l’absence de consultation du Congrès par Obama. Pour reprendre les termes de Tim Kaine, sénateur et candidat démocrate à la vice-présidence, la guerre contre l’Etat islamique a « montré à tous que ni le Congrès ni le Président ne se sentent obligés de respecter la War Powers Resolution de 1973, ce qui conduirait le président à cesser toute action militaire dans un délai de quatre vingt dix jours sauf à ce qu’elle ait été approuvée par le Congrès ».

Mais les représentants qui siègent à Capitol Hill ne peuvent saisir une cour de justice pour demander aux juges d’insister que le Président respecte le droit. De par la constitution des Etats-Unis, les cours de justice ne peuvent pas résoudre des conflits abstraits entre hommes politiques. Elles peuvent seulement trancher des « affaires et controverses » nées du fait que des comportements illégaux causent de vrais dommages à de vraies personnes.

Voici le moment où le Capitaine Nathan Smith apparaît dans cette histoire. Il est officier de carrière dans l’armée de terre. Il a reçu l’ordre de servir dans l’armée pour un an au Koweit au sein du quartier général de l’opération « Inherent Resolve », chargé de coordonner la guerre d’Obama contre ISIS. En tant qu’officier de renseignement, ses ordres étaient de localiser les meilleurs emplacements pour une intervention militaire dans le cadre du conflit en cours.

Smith considère que ces ordres violent les termes exprès de la loi de 1973. Du fait de son serment de « soutenir et défendre la Constitution », il considère aussi qu’il est tenu légalement de désobéir aux ordres illégaux de son commandant en Chef [ndt le Président des Etats-Unis] lorsqu’ils violent la Résolution et la Constitution. S’il respecte son serment et qu’il désobéit aux ordres, il risque d’être déféré devant une Cour Martiale et de subir une lourde sanction pénale.

Afin d’échapper à ce dilemme, Smith a déposé une plainte devant la Cour Fédérale du district de Columbia en vue de recevoir une réponse claire quant à la légalité des ordres présidentiels. J’interviens dans ce litige en qualité de consultant en droit constitutionnel. C’est mon article de 2015 dans The Atlantic sur la guerre contre ISIS et la War Powers Resolution qui a conduit Smith à déposer sa plainte. Jeudi dernier, nous avons déposé un mémoire mettant l’accent sur les dangers inhérents à la manière dont le Département de la Justice a répondu à la plainte de Smith.

Le gouvernement essaye de persuader la juge de District Caroline Kollar-Kotelly de refuser d’examiner au fond la plainte de Smith. Il affirme que le capitaine n’a pas d’intérêt personnel à agir, comme cela est requis en vue de rendre possible un recours contre la légalité de la guerre. Le Département ne prend pas en compte le fait que Smith encourt potentiellement la Cour Martiale s’il est obligé d’agir sur le fondement de sa propre appréciation du droit applicable. Smith n’est pas un objecteur de conscience. Il est un officier de carrière très impliqué dans son travail, qui veut servir son pays dans la guerre contre ISIS – aussi longtemps que cela ne contrevient pas à son serment de « soutenir et défendre » la Constitution.

Si le Département de la Justice parvient à faire en sorte que Smith n’obtienne pas que son action en justice soit examinée par une cour de justice, plus personne ne pourra jamais agir en justice en vue d’empêcher les futurs présidents de violer avec impunité la War Powers Resolution. Personne n’a un intérêt plus personnel à contester la légalité de la guerre que les militaires de carrière tels que Smith. Si leur intérêt à agir n’est pas reconnu, cela fera pour toujours obstacle aux actions en justice contre les actes de guerre présidentielle.

Notre mémoire développe en détail les arguments de droit pertinents. Pour le grand public, il est plus important d’insister sur le fait que les manœuvres de l’actuel Département de la Justice révèlent le caractère paradoxal de la relation qu’entretient Obama vis-à-vis de Donald Trump. Malgré ses tendances isolationnistes sur d’autres dossiers, Trump a adressé à ISIS « un message simple : leurs jours sont comptés. Je ne vais pas leur dire quand ni comment. Nous devons, en tant que nation, être plus imprévisibles. Mais ils vont appartenir au passé. Et vite ». Si le pari du Département de la Justice est gagné, il sera impossible à quiconque de remettre en cause le précédent créé par Obama lorsqu’il a fait prendre à ce conflit des directions « imprévisibles ».

Cela est inacceptable. Si Trump gagne en Novembre, les cours de justice doivent être armées de précédents qui leur confèrent un ensemble robuste de protections contre les aventures militaires unilatérales. Pire encore, Hilary Clinton elle-même – par contraste avec [Tim Kaine] est quelqu’un sur qui on ne peut pas compter pour maintenir l’intégrité de la War Powers Resolution. Elle n’agira certes pas de manière aussi erratique que Trump, mais seule le risque sérieux d’une intervention du pouvoir judiciaire pourra contenir ses inclinations belliqueuses.

Obama doit donner au Département de la Justice l’instruction de renverser sa position dans l’affaire Smith. Plutôt que de le priver d’un accès à la justice, il devrait convaincre la Cour que la guerre contre l’Etat Islamique doit être défendue au fond, avec des arguments légaux.

Même si le Département [de la Justice] l’emporte sur le fond, cela permettra seulement à la Cour de conclure à la légalité de la guerre actuelle contre l’Etat Islamique. Cela n’arrêtera pas les cours de justice qui, à l’avenir, pourraient faire obstacle à de futurs Présidents décidés à violer de manière encore plus scandaleuse la War Powers Resolution. Par contraste, si le Département de la Justice continue à bloquer à Smith et à ses futurs alter ego tout accès à une cour de justice, Obama inaugure une ère dans laquelle le commandant en chef peut faire la guerre sans contrôle, sans que les freins et contrepoids prévus par le système constitutionnel américain puissent opérer.

Bruce Ackerman, Professeur à la Yale Law School et auteur de The decline and fall of the american republic.

Cet article est paru initialement dans le magazine The Atlantic en août 2006 ; traduction française du Professeur Denis Baranger.

VOIR AUSSI DANS JUS POLITICUM :

Bruce Ackerman «Sur l’évolution de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique », Jus Politicum, n° 5 [http://juspoliticum.com/article/Sur-l-evolution-de-la-Constitution-des-Etats-Unis-d-Amerique-300.html]

Bruce Ackerman «PODCAST : Conférence de B. Ackerman sur « We, the People », 3 », Jus Politicum, n° 15 [http://juspoliticum.com/article/PODCAST-Conference-de-B-Ackerman-sur-We-the-People-3-992.html]