L’État de droit dispense-t-il de la démocratie ?

L’État de droit dispense-t-il de la démocratie ?

On assiste depuis quelques temps à une campagne politico-journalistique sur le thème des atteintes à l’État de droit qu’entraineraient, s’ils étaient mis en œuvre, les programmes des candidats de droite à l’élection présidentielle. On leur reproche de remettre en cause «  la Constitution du général de Gaulle ». Et il est vrai que certaines propositions avancées reculent les limites du ridicule (projet de loi anti-« burkini ») et d’autres franchissent allègrement le mur de l’odieux (nouvelle loi des suspects). Il n’en reste pas moins qu’invoquer dans ce contexte le général de Gaulle et l’État de droit relève d’une double méprise qu’il est souhaitable de relever, même si l’on n’a aucune chance d’être entendu. Non bien sûr par souci de science ou de vérité – notions aujourd’hui obsolètes – mais parce que des analyses fausses conduisent à de mauvaises décisions. Or il ne suffit plus, l’expérience l’a surabondamment montré, de changer les élus pour que les choses changent. Il faudrait que les élus changent eux-mêmes, et pas seulement les étiquettes. Or il est peu probable qu’ils y parviennent en se contentant de ressasser des slogans (ou « valeurs »), auxquels ils ne croient pas eux-mêmes et en s’abritant derrière d’illusoires lignes Maginot. Changer les choses suppose d’abord qu’on les comprenne.

 

Première méprise : la « Constitution » que l’on évoque dans ce débat n’est pas la « Constitution du général de Gaulle ». Celui-ci, en effet, ne méprisait pas les libertés publiques – connues aujourd’hui sous le pseudonyme de « droits fondamentaux » – mais, comme tout le monde à son époque, il ne les considérait pas comme des matières constitutionnelles. Si l’on prend la peine de lire la Constitution de 1958, on observe que celle-ci y fait d’ailleurs des références respectueuses mais éparses et peu nombreuses. Y voir un désintérêt serait pur anachronisme : la Constitution ignore également le Code civil, et cela ne signifie pas qu’elle le méprise. Il s’agit non d’une question protocolaire – rappeler sans cesse les grands principes n’est pas nécessairement bon signe – mais d’une répartition des tâches. La Constitution a un autre objectif : créer un nouveau régime, capable d’agir, de décider, de gouverner – autrement dit de faire tout ce que le régime de la IVème République s’était montré incapable de faire. Les moyens mis en œuvre sont d’ordre institutionnel : renforcer l’exécutif, réduire l’influence du Parlement, etc. L’objectif n’est pas de créer un État de droit, terme d’ailleurs inusité à l’époque ; c’est de faire un État d’action.

 

Or l’histoire a renversé ces termes. Le Conseil constitutionnel, auquel on ne prêtait guère d’attention en 1958 a vu son influence s’accroitre. Il a élaboré, avec des succès divers, une jurisprudence constitutionnelle. Celle-ci a encadré et limité la liberté du législateur. Tel était le but recherché par les auteurs du texte constitutionnel. Mais ceux-ci n’avait pas prévu que, par son succès même, la Constitution allait largement transférer à l’exécutif le pouvoir de faire la loi – si bien qu’en définitive c’est la marge d’initiative de celui-ci qui s’en est trouvée réduite. Dans ce contexte la rhétorique de l’État de droit s’est peu à peu imposée : François Mitterrand, qui utilisait des écoutes téléphoniques illégales pour veiller sur les mystères de sa vie privée, en fut le premier chantre. Parallèlement, et pour de multiples autres raisons, l’État apparaissait comme de moins en moins capable d’action et même de réaction. Il est difficile de porter un jugement de valeur global sur des évolutions opposées. Mais il est également difficile de ne pas penser que l’édification de l’État de droit a connu moins de succès que la destruction de l’État d’action.

 

Deuxième méprise. Il est devenu très correct politiquement d’affirmer que la démocratie est moins dans l’élection que dans l’Etat de droit : qu’importe l’opinion des citoyens, incompétents et versatiles, inaccessibles aux pensées sublimes que les orateurs s’attribuent généreusement à eux-mêmes, pourvu qu’on ait les droits fondamentaux ? A supposer que cette notion ne pose pas plus de problèmes qu’elle n’en résout – qu’est-ce qu’un droit qui n’est pas fondamental ? Qui est habilité à distinguer entre les deux ? – cette vision des choses est dangereusement naïve. Car le droit n’est pas une fin, c’est un moyen ; ce n’est pas un contenu, c’est une forme ; le droit peut beaucoup, mais il ne peut pas tout. Il ne peut même pas assurer sa propre continuité : la Constitution peut être modifiée, la supraconstitutionnalité est un leurre qui implique régression à l’infini. Si un parti extrémiste prend le pouvoir, il nommera les membres du Conseil constitutionnel, ce qui ne sera pas sans influence sur la jurisprudence de celui-ci. Face à un consensus de la majorité des électeurs, l’État de droit, au sens où l’entendent les thuriféraires qui y voient une panacée, aurait donc au mieux un rôle de retardement. Après la dernière guerre, les Allemands antinazis qui avaient vécu l’époque antérieure n’idéalisaient pas l’État de droit : ils se souvenaient de la protection que la Constitution de Weimar, la plus perfectionnée de l’époque, avait su leur apporter. Chose, comme disait Fichte, aussi désagréable à dire qu’à entendre, c’est la démocratie au sens traditionnel qui garantit l’État de droit, non l’inverse.

 

C’est donc la démocratie élective qu’il faut sauver. Cela implique deux ou trois choses. Prendre au sérieux les problèmes et les inquiétudes des électeurs, les traiter en adultes, leur apporter des éléments de réponses et ne pas s’en débarrasser à coup de slogans creux et de recettes éculées, bref renoncer aux facilités de la communication politique pour s’adresser à leur intelligence en visant à les convaincre et pas seulement à les persuader. Ne pas leur balancer avec hauteur des leçons de morale qu’on n’applique pas soi-même. Mais aussi, et c’est le plus difficile, définir des objectifs et les atteindre – quelquefois.

 

Jean-Marie Denquin, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense