Scandale de la NSA : le droit d’enquête parlementaire victime de la politique étrangère allemande (Décision de la Cour constitutionnelle allemande, 13 octobre 2016, n° 2 BvE 2/15)

Scandale de la NSA : le droit d’enquête parlementaire victime de la politique étrangère allemande (Décision de la Cour constitutionnelle allemande, 13 octobre 2016, n° 2 BvE 2/15)

La décision de la Cour constitutionnelle allemande du 13 octobre 2016 démontre bien que l’ancien employé de la NSA, Edward Snowden, n’a décidément pas fini de faire parler de lui. Ses révélations à l’été 2013 ont permis de mettre au jour la collusion des services de renseignement de plusieurs pays, notamment anglophones, engagés depuis des années dans la surveillance de masse. Celle-ci s’exerce par-delà les frontières sur des populations entières faisant l’objet d’écoutes systématiques via les différents canaux que sont le téléphone ou encore internet. Or, l’utilisation accrue de ces nouvelles technologies associée à la lutte contre le terrorisme menée aujourd’hui par les Etats interroge quant à une éventuelle pérennisation de la surveillance globale au détriment même de certaines libertés. Il suffit d’observer les différentes législations nationales au sein de l’Union européenne pour s’en convaincre.

Aussi, en Allemagne, la formation d’une commission d’enquête parlementaire (Untersuchungssauschuss) instituée à la demande d’une fraction de Die Linke et Bündnis 90/Die Grünen en application de l’article 44 de la Loi fondamentale fut particulièrement frappante. Il en résulta une mise en cause du service fédéral de renseignement (Bundesnachrichtendienst) pour les activités déployées depuis 2005 sur l’ensemble du territoire par la NSA. Tous deux avaient en effet entrepris une étroite coopération relative au trafic international des communications vers les régions en crise. Elle a donné lieu à la signature d’un accord de confidentialité international dit « Joint SIGINT Activity » complété récemment (août 2016) par un mémorandum sur les modalités de la coopération. L’accord prévoyait notamment que l’Allemagne et les Etats-Unis s’échangeraient plusieurs listes de données – appelées sélecteurs (Selektoren) – dont la consultation avait d’ailleurs été établie sur la base de critères définis par la NSA. Manifestement, celle-ci ne respecta pas ses propres critères et opéra à l’insu des services allemands la surveillance de certaines personnalités répertoriées dans ces fameux « sélecteurs ». Bien des gouvernements de l’Union européenne, à l’exemple du ministre de l’Intérieur français, furent concernés. Une enquête en interne diligentée par le Bundesnachrichtendienst n’a fait que confirmer ces allégations. Il revenait désormais à la commission d’enquête parlementaire de clarifier la nature des rapports noués entre l’exécutif allemand et les autorités états-uniennes.

Cette dernière avait sollicité l’accès aux sélecteurs auprès du ministère fédéral de l’Intérieur qui opposa en juin 2014 une fin de non-recevoir au motif qu’il ne pouvait les transmettre sans nuire à sa politique étrangère. A compter de juillet 2014, la Chancellerie a néanmoins procédé à plusieurs auditions afin de ne pas entraver le contrôle amorcé par le Bundestag. C’est ainsi que les Etats parties à l’alliance anglo-américaine des services de renseignement – premier réseau historique de surveillance globale – ont été informés des demandes formulées par les membres de la commission d’enquête parlementaire. Ces Etats – plus précisément l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et les Etats-Unis – surnommés aussi les « Fives Eyes » ont majoritairement déféré à l’invitation de la commission allemande ; à l’exception toutefois des Etats-Unis. En avril 2015, les demandes émanant du Bundestag ayant été réitérées, l’exécutif allemand a finalement consenti à transmettre les documents sur lesquels le gouvernement américain n’avait pas entendu céder. Il avait, en revanche, soigneusement noirci les parties les plus sensibles —  et par conséquent, celles dont les parlementaires allemands exigeaient justement la divulgation — afin de ménager le bon déroulement des relations internationales de l’Allemagne.

Le 16 septembre 2015, Die Linke et Bündnis 90/Die Grünen ont donc engagé une procédure de conflit entre organes (Organstreitverfahren) qui permet de s’adresser directement au juge constitutionnel à l’occasion de litiges relatifs à l’étendue des droits et obligations d’un organe fédéral suprême (art. 93 al. 1 GG) en invoquant plusieurs violations de la Loi fondamentale par le pouvoir exécutif. D’abord, le refus essuyé par les parlementaires ne serait couvert par aucune disposition de nature constitutionnelle puisque l’accord de confidentialité ne répondait pas selon eux aux critères du traité international. Et quand bien même il le serait, son rang dans la hiérarchie des normes ne permettait pas d’exclure les droits de contrôle et d’information détenu par le Bundestag. Par ailleurs, les requérants avançaient l’idée selon laquelle le bien-être de l’Etat (Staatswohl) ne saurait passer avant les droits que la Loi fondamentale reconnaît au Parlement. Enfin, la surveillance exercée par les services secrets américains à l’insu des autorités allemandes aurait méconnu les droits fondamentaux des citoyens allemands et européens.

Cependant, les juges constitutionnels ont décidé de rejeter la requête au fond car, si la mise à disposition des documents (Aktenvorlage) est au cœur du droit d’enquête (Untersuchungsrecht), le droit de récolter des preuves (Beweiserhebungsrecht) connaît des limites au sein même de la Constitution. A ce titre, la Cour de Karlsruhe fait remarquer que les obligations résultant des relations internationales qui, en tant que telles, n’ont pas de rang constitutionnel, ne peuvent justifier une atteinte directe au droit du Parlement. Elle considère néanmoins ici que l’intérêt du Gouvernement allemand au maintien du secret (Geheimhaltungsinteresse) faisait obstacle à la demande de la commission d’enquête et devait l’emporter sur l’intérêt du Parlement à être informé (Informationsinteresse). La connaissance des « sélecteurs » n’était pas nécessaire pour assurer un contrôle véritable sur l’action gouvernementale ; pas plus d’ailleurs qu’elle ne permettait au Parlement de revendiquer une priorité sur la prospérité de l’Etat.

Cette décision n’a pas fait l’unanimité. Pour se positionner juridiquement, le meilleur angle d’analyse est encore celui de la procédure. A ce titre, il était surtout question du droit des minorités (parlementaires), sujet auquel on sait les juristes allemands – notamment pour des raisons historiques – très attachés. Mais cela n’exclut évidemment pas les considérations de fond que sont les libertés fondamentales ou encore l’équilibre des pouvoirs. Politiquement en revanche, les principaux intéressés en ont appelé à l’Etat de droit (Rechtsstaat) pour critiquer cette décision et envisager ses suites. Un dénominateur commun aux deux analyses demeure malgré tout : le fonctionnement démocratique des institutions.

Le gouvernement allemand a déjà lancé une réforme pour renforcer le contrôle exercé sur le Bundesnachrichtendienst. En contrepartie, les pouvoirs de ce dernier en matière d’interception seront accrus afin de prévenir plus efficacement les actes terroristes ; ce que certains regrettent déjà. On le voit, les difficultés rencontrées par les juges sont manifestes puisque ce sont désormais les mêmes qui mettent les politiques au défi. Cela n’exonère pas pour autant la Cour car, savamment déguisée sous le masque de la balance des intérêts qu’elle a opérée, c’est la raison d’Etat sous sa forme constitutionnelle qui, vraisemblablement, a fini par l’emporter et sur le droit à l’information parlementaire et sur l’Etat de droit.

Matthieu Bertozzo, doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)