Guerres américaines et pouvoirs du Congrès fédéral : Trump et Obama, même(s) combat(s) [par Thibaut Fleury Graff]

Guerres américaines et pouvoirs du Congrès fédéral : Trump et Obama, même(s) combat(s) [par Thibaut Fleury Graff]

En décidant, ces dernières semaines, de frapper militairement des positions de l’armée syrienne, le Président des Etats-Unis a relancé le débat relatif à la légalité interne d’une telle décision. Or, ni la Constitution de 1787, ni la War Powers Resolution de 1973 n’offrent de réponse certaine sur ce point : tout est donc question d’interprétation, et Donald Trump peut – hélas – se prévaloir de celle du constitutionnaliste Barack Obama pour fonder en droit les frappes d’avril et mai dernier.

 

Par Thibaut Fleury Graff, Professeur de droit public à l’Université Rennes I (IDPSP)

 

La guerre n’est pas étrangère aux constitutions qui, si elles ne peuvent ni les organiser ni ne les réglementer – c’est affaire de droit international humanitaire – s’efforcent parfois d’encadrer certains de leurs aspects internes. Tel est le cas de la Constitution française de 1958, telle que révisée en 2008, sans que celle-ci ne prête sur ce point à beaucoup de débats : le Parlement autorise la déclaration de guerre ; à défaut, le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, intervention qui ne doit être autorisée par le pouvoir législatif que dans l’hypothèse où elle excède quatre mois [1]. La Constitution américaine est plus lapidaire – et se trouve être de ce fait la source de nombreux débats, relancés ces dernières semaines par la décision du Président Trump, prise sans autorisation aucune, de frapper lourdement une base de l’armée de l’air syrienne, ainsi que les positions de milices favorables au régime baasiste.

 

Ce que dit la Constitution des Etats-Unis

 

En vertu de l’article 1er, section 8, de la Constitution fédérale, « le Congrès [a] le pouvoir (…) de déclarer la guerre, d’accorder des lettres de marque et de représailles, et d’établir des règlements concernant les prises sur terre et sur mer ». C’est également au pouvoir législatif qu’il revient « de lever et d’entretenir des armées », « de créer et d’entretenir une marine de guerre » et, enfin, « d’établir des règlements pour le commandement et la discipline des forces de terre et de mer ». Quant au Président, seul détenteur du pouvoir exécutif, il est, en vertu de l’article 2, section 2, le « commandant en chef de l’armée et de la marine des Etats-Unis (…) ». A la différence de la Constitution française, le cas d’une intervention militaire hors déclaration de guerre n’est ainsi pas prévu par le texte constitutionnel. Faut-il en déduire que ce type d’intervention serait possible à la seule discrétion du Président, en sa qualité de chef des armées ? Rien n’est moins sûr.

 

D’abord, parce que la volonté des Pères fondateurs d’éviter tout retour au système monarchique, et d’encadrer ce faisant étroitement les pouvoirs du Président, plaide pour une autorisation systématique – systémique, pourrait-on dire – du pouvoir législatif en cas de volonté de l’exécutif d’engager les forces armées à l’étranger. Ainsi selon James Wilson, les pouvoirs du Roi britannique « ne peuvent constituer un modèle » pour définir les pouvoirs du Président, car certains de ceux que détenait le premier « relèvent par nature du pouvoir législatif – ainsi, entre autres, de celui de faire la guerre et la paix » [2]. Le même affirmait déjà, devant la Convention de ratification de Pennsylvanie, que le système constitutionnel proposé « n’encouragera pas les guerres », car le pouvoir d’y impliquer les Etats-Unis « n’appartient pas à un seul », mais au Congrès [3]. Enfin, et pour s’en tenir ici aux exemples les plus illustratifs, dans le n°69 des Federalist Papers, Hamilton rappelle que la Constitution prive le Président des pouvoirs que détenait le Roi – ainsi, notamment, du pouvoir de déclarer la guerre et de lever des armées.

 

Ensuite, parce que la Cour suprême, rapidement saisie de ces questions, a opté pour une interprétation large de la définition constitutionnelle de la guerre. Saisie en 1800 et 1801 d’affaires mettant en cause les pouvoirs du Président d’ordonner la saisie de navires à l’occasion de la « quasi-guerre » avec la France – « quasi » parce que limitée temporellement, spatialement et matériellement, « guerre » parce qu’impliquant le recours à la force armée entre deux Etats – la Cour, tout juste marshalienne, jugea que le Congrès peut « autoriser des hostilités générales ou partielles », dès lors que « la totalité des pouvoirs relatifs à la guerre sont confiés par la Constitution des Etats-Unis au Congrès » [4]. Mais Marshall ne faisait que reprendre là une solution rendue l’année précédente : même « imparfaite » parce que limitée à certains lieux, à certaines personnes et à certaines choses, une guerre en demeure une dès lors que des actes d’hostilités, même non déclarés comme « guerre », s’inscrivent dans le cadre d’un « conflit externe armé entre certains membres de deux nations » [5]. L’autorisation législative, même indirecte, semble ainsi toujours nécessaire pour l’engagement des forces armées américaines : la Cour l’a répété dans le contexte de la guerre de Sécession [6].

 

Cette interprétation de la Constitution est limpide, et a certainement pour elle l’avantage, outre d’être défendue par certains des constitutionnalistes américains les plus reconnus – un Bruce Ackerman [7], un Louis Fischer [8] –  d’être la plus contraignante pour le pouvoir exécutif, chef de l’armée qui demeure aujourd’hui, rappelons-le pour mieux souligner l’enjeu, la plus puissante au monde. Elle peut en outre se revendiquer d’une certaine pratique, y compris ces dernières années : le Congrès a ainsi autorisé le recours aux forces armées des Etats-Unis en 2001 « contre les responsables des attaques dirigées » contre ceux-ci et en 2002 contre l’Irak [9].

 

La Constitution, cependant, n’est plus seule. Et quand bien même elle le serait, l’argument de l’original intent doit, encore et toujours, faire face à celui de la living constitution.

 

Ce qu’a changé la loi sur les pouvoirs de guerre de 1973

 

La Constitution n’est plus seule car le Congrès a adopté en 1973, pensant bien faire mais il fit mal, une War Powers Resolution [10] supposée renforcer les pouvoirs dont venaient de le priver les Présidents Truman et Nixon. Truman parce qu’il engagea les Etats-Unis dans la Guerre de Corée au seul titre de la résolution 83 des Nations unies autorisant le recours à la force, Nixon parce qu’il refusa de retirer les troupes américaines du Vietnam alors que le Congrès avait voté, lui, le retrait de la Gulf of Tonkin resolution autorisant cette intervention. Las, la loi de 73 légalise ce qu’elle voulait encadrer : en disposant que le Président, hors guerre déclarée autorisée par le Congrès ou menée en réponse à une attaque « contre les Etats-Unis, ses territoires ou possessions, ou ses forces armées », doit solliciter l’autorisation du Congrès pour toute intervention militaire de plus de soixante jours, la loi autorise a contrario le Président à engager les Etats-Unis dans des hostilités n’excédant pas cette durée.

 

On peut pour cela juger la loi de 1973 inconstitutionnelle. Mais on peut aussi considérer, au prix d’une autre lecture de la Constitution que celle exposée plus haut, que tel n’est pas le cas.

 

D’abord, parce que le texte de 1787 ne fait jamais que confier au Congrès le pouvoir « de déclarer la guerre ». Or, il s’agit là – qui pourrait le contester sérieusement ? – d’une procédure formelle, ancienne et surtout désuète, visant pour la Nation qui l’adopte à informer la nation ennemie d’un changement de nature de leurs relations diplomatiques. Autrement dit, la déclaration de guerre, comme son nom l’indique, n’a pas pour objet de « déclencher » la guerre, mais simplement de la « déclarer » formellement : elle ne serait qu’une précaution diplomatique vieillie, sans incidence au demeurant sur le pouvoir du Président de déclencher les hostilités. Qui plus est, le texte confère au Congrès de nombreux pouvoirs pour empêcher un Président de mener à bien une guerre à laquelle il s’opposerait – à commencer par celui de le priver des financements nécessaires. Madison lui-même n’affirmait-il pas qu’en Grande-Bretagne comme en Amérique, « l’épée est aux mains de [l’exécutif], la bourse aux mains du [législatif] » ? [11]  N’est-ce pas la décision du Congrès de cesser de financer la guerre du Vietnam qui contraint les troupes américaines à s’en retirer ?

 

Ensuite, parce que la pratique témoigne de nombreux engagements militaires américains sans autorisation du Congrès. Des guerres indiennes du XIXe siècle aux interventions dans les Balkans, en passant par les opérations contre les pirates et les communistes coréens, sans parler des interventions plus récentes en Libye, au Pakistan, en Somalie ou en Syrie, la « tradition américaine en matière de politique étrangère » permet d’affirmer que « ni les Présidents, ni les Congrès successifs n’ont agit en pensant que la Constitution requerrait une déclaration de guerre avant que les Etats-Unis ne puissent mener des opérations militaires à l’étranger » [12]. On pourra nous reprocher, et l’on n’aura pas tort, d’emprunter cette citation à John Yoo, dont la propension à défendre les pouvoirs du Président l’a conduit à défendre le pire sous la présidence de G.W. Bush. Nous reprochera-t-on de noter que Barack Obama a largement fait sienne cette argumentation ?

 

Car là est le paradoxe : le précédent Président américain disposa durant ses deux mandats de nombreuses occasions pour résoudre le dilemme constitutionnel de l’autorisation législative en matière d’engagement des forces militaires en un sens favorable au Congrès. Sous sa présidence, les territoires libyen, pakistanais, somalien, syrien ont fait l’objet de frappes américaines – sans autorisation du Congrès. Allant jusqu’à reprendre l’argumentation constitutionnellement farfelue, pour dire le moins, de Truman, Obama justifia l’intervention américaine en Libye sans autorisation législative – mais avec celle de l’ONU – par la nécessité de préserver la crédibilité et l’efficacité du Conseil de Sécurité des Nations unies. Il y ajouta, conscient peut-être de la faiblesse de l’argument, la durée, l’étendue et la nature limitées des opérations militaires, ainsi que la « défense des intérêts nationaux » que constitue « la stabilité au Moyen-Orient » [13] – un argument repris par Donald Trump le 6 avril dernier lorsqu’il s’est agi de justifier les frappes contre la base militaire syrienne. Certes, en 2013, Obama opposa au Président français, prêt à intervenir contre Bachar El-Assad, le nécessaire recours au Congrès : mais, crut-il bon de préciser aussitôt, il s’agissait là d’une nécessité politique, non constitutionnelle. Les frappes contre les positions de l’Etat islamique en Syrie, ou d’Al-Qaeda au Pakistan, ne furent quant à elle jamais autorisées – et font de ce fait, aujourd’hui, l’objet d’un recours devant une Cour fédérale [14].

 

« This time, Obama has the Constitution about right », écrivit John Yoo en 2012 à propos de la décision du Président d’engager les troupes américaines en Libye sans autorisation législative. Il n’eut, en 2017, qu’à recopier son article pour saluer l’intervention de Trump en Syrie [15]. Seuls les noms des Présidents ont changé. La politique constitutionnelle est, elle, restée la même. Trump, Obama : mêmes combats militaires, même combat constitutionnel. On n’en attendait pas moins de « The Donald ». Peut-être un peu plus du Prix Nobel de la Paix 2009.

 

[1] Article 35.

[2] J. Elliott, « Debates in the Federal Convention from Monday  14, 1787 until its Final Adjournment, Monday, September 17, 1787 » in The Debates in the Several State Conventions, on the adoption of the Federal Constitution, Washington 1836, vol. 5, June 1st, 1787, disponible à l’adresse : http://teachingamericanhistory.org/ratification/elliot/vol5/0601_1787/

[3] « James Wilson, Pennsylvanie Ratifying Convention, 11 Dec. 1787 » in Philip B. Kurland, R. Lerner (eds.), The Founder’s Constitution, Chicago UP and Liberty Fund, disponible à l’adresse http://press-pubs.uchicago.edu/founders/documents/v1ch7s17.html

[4] Talbot v. Seeman, 5 U.S. 1 (1801).

[5] Bas v. Tingy, 4 U.S. 37 (1800).

[6] Prize Cases, 67 U.S. 635 (1863).

[7] B. Ackerman, « Trump Must Get Congress’s O.K. on Syria », The New York Times, April 7, 2017.

[8] L. Fischer, « Only Congress can Declare War », ABA Journal, Feb. 01, 2012.

[9] « Joint Resolution to authorize the use of United States Armed Forces against those responsible for the recent attacks launched against the United States », 115 Stat. 224 et « Authorization for Use of Military Force Against Iraq »,  116 Stat. 1498.

[10] 50 U.S.C. 1541-1548

[11] J. Elliott, « Debates in the Federal Convention from Monday  14, 1787 until its Final Adjournment, Monday, September 17, 1787 » in The Debates in the Several State Conventions, on the adoption of the Federal Constitution, Washington 1836, vol. 3, June 14th, 1788, p.393.

[12] J. Yoo, « War Powers Belong to the President », ABA Journal, Feb. 1, 2012, disponible à l’adresse http://www.abajournal.com/magazine/article/war_powers_belong_to_the_president

[13] Les arguments sont développés dans le « Memorandum opinion for the Attorney General » de l’Office for Legal Counsel, April 1st, 2011 disponible à l’adresse https://fas.org/irp/agency/doj/olc/libya.pdf

[14] United States District Court for the District of Columbia, Smith v. Obama. Le recours introductif d’instance est disponible à l’adresse : https://law.yale.edu/system/files/documents/pdf/Public_Affairs/smithvobama.pdf

[15] Comp. J. Yoo, « War Powers Belong to the President », ABA Journal, February 1, 2012 et, du même auteur, « Trump’s Syria Strike Was Constitutional », National Review, April 13, 2017.