La bataille juridique autour de l’investiture de Carles Puigdemont [Par Anthony Sfez]

La bataille juridique autour de l’investiture de Carles Puigdemont [Par Anthony Sfez]

Carles Puigdemont being in exile in Brussels and subject of an arrest warrant preventing him from entering Spain, can he officially take office as President of the Catalan government? Such is the highly debated question on which Spanish public debate tends to focus, since  the Separatists’ leader won last December election.

 

M. Puigdemont peut-il être investi Président du gouvernement catalan alors qu’il se trouve en « exil » à Bruxelles et qu’il fait l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la justice l’empêchant de se rendre sur le territoire espagnol ? C’est la grande question qui monopolise le débat public en Espagne depuis que le leader des indépendantistes est sorti vainqueur des élections au Parlement catalan du 21 décembre dernier.

 

Anthony Sfez, Membre de l’École des Hautes Études Hispaniques et Ibériques (Casa de Velázquez) et doctorant en droit public à l’Université Paris 2 Panthéon Assas

 

Pour bloquer l’investiture à distance de Carles Puigdemont prévue le 30 janvier dernier (i), le gouvernement espagnol a saisi le Tribunal constitutionnel espagnol (ii) qui, dans une décision du 27 janvier, a interdit l’investiture de l’ancien Président catalan (iii). Les indépendantistes semblent décidés à maintenir la candidature de Carles Puigdemont. Vont-ils à nouveau défier la légalité espagnole ? (iv).

 

Une investiture à distance en perspective

 

Si les trois listes indépendantistes n’ont pas obtenu la majorité des suffrages (47,5%) lors des élections au Parlement catalan du 21 décembre dernier convoquées dans des circonstances exceptionnelles [1], elles ont, à elles trois, renouvelé leur majorité absolue. Par conséquent, le Président du Parlement catalan élu par la nouvelle majorité indépendantiste a adopté, les 23 et 25 janvier dernier, deux résolutions : une première par laquelle il présentait la candidature de Carles Puigdemont à la présidence du gouvernement de la Catalogne et une seconde où il fixait la date du débat et du vote d’investiture au 30 janvier dernier.

 

Vraisemblablement, M. Puigdemont aurait été élu s’il s’était présenté devant la chambre, car malgré des désaccords stratégiques importants concernant les suites à donner au processus sécessionniste, les trois listes sont parvenues à un accord sur au moins un point essentiel : la « restitution » du Président du gouvernement catalan « illégitimement et illégalement » destitué par l’État espagnol en application de l’article 155 de la Constitution espagnole (CE).

 

La « restitution » du Président par le vote d’investiture fixé au 30 janvier dernier se trouvait cependant confrontée à un problème matériel de taille : le mandat d’arrêt émis à l’encontre de M. Puigdemont par la justice espagnole. Certes, ces poursuites ne privent en rien le Président déchu de ses droits politiques, puisqu’aucune condamnation n’a encore été prononcée contre lui. Toutefois, s’il avait tenté d’accéder au Parlement pour participer au débat, il aurait très probablement été arrêté par la police espagnole, l’empêchant ainsi d’être investi.

 

Dans ces circonstances, des scénarios audacieux ont été envisagés par les indépendantistes pour permettre à M. Puigdemont d’accéder au Parlement, toutefois c’est l’option d’une investiture à distance par l’intermédiaire d’une vidéoconférence ou par le biais d’une personne interposée qui s’est finalement imposée.

 

Le recours préventif du gouvernement espagnol pour éviter une investiture à distance

 

Afin d’éviter que cette « mascarade » ne se produise, le gouvernement dirigé par le conservateur M. Rajoy a déféré, le 27 janvier dernier, au Tribunal constitutionnel les deux résolutions du Président du Parlement catalan relatives à la présentation de la candidature de M. Puigdemont à la chambre et à la convocation de la séance d’investiture pour le 30 janvier.

 

Le gouvernement espagnol soutenait l’irrégularité d’une telle investiture : selon les termes employés, le député Carles Puigdemont ne peut être investi alors même que celui-ci « se trouve en dehors du territoire national (…) [et] qu’il ne sera présent ni sur le territoire national ni, bien évidemment, dans l’enceinte du Parlement (…) le député désigné ne pourrait pas assister aux débats d’investiture même s’il se trouvait sur le territoire national car il serait immédiatement arrêté et conduit au juge ».

 

Une telle saisine du TC était stratégiquement intéressante, car l’« admisión a trámite », c’est-à-dire la déclaration de recevabilité du recours du gouvernement espagnol, aurait eu pour effet de suspendre immédiatement tous les effets des deux résolutions déférées. La séance d’investiture de M. Puigdemont n’aurait donc pas pu se tenir, jusqu’à ce que le Tribunal se prononce sur le fond de l’affaire, ce qui aurait pu prendre jusqu’à cinq mois.

 

Reste que le recours du gouvernement posait un problème de recevabilité : il s’apparentait à un recours « préventif », puisque l’absence de Carles Puigdemont le jour du vote n’était pas encore absolument avérée. Dans ces conditions, le Conseil d’État avait déconseillé de saisir le TC avant que le vote n’ait eu lieu en rappelant au gouvernement espagnol la distinction entre « la vraisemblance d’une prévision et la certitude de sa réalisation ».

 

Au soutien de cet avis, le Conseil d’État avait particulièrement souligné la jurisprudence constante du TC allant dans le sens du rejet systématique des recours préventifs. Le Conseil d’État recommandait donc au gouvernement de ne saisir le TC qu’une fois qu’aurait eu lieu le vote d’investiture à distance. D’autant que sur le plan juridique, les effets d’une saisine a posteriori auraient été les mêmes que ceux d’une saisine a priori, puisque tous les effets de l’investiture à distance de M. Puigdemont auraient été automatiquement suspendus par l’« admisión a trámite » du recours.

 

Mais le gouvernement espagnol, pour des raisons plus politiques, n’a pas voulu suivre l’avis du CE. Il voulait à tout prix éviter de donner le sentiment à la Communauté internationale, ainsi qu’aux Catalans, que M. Puigdemont avait été investi Président du gouvernement de la Catalogne. Et cela passait nécessairement par une suspension a priori de la séance d’investiture.

 

Toute la question était donc de savoir si le TC opérerait un revirement de sa jurisprudence ou s’il y demeurerait fidèle en rejetant le recours préventif du gouvernement espagnol. En principe, le TC n’avait que ces deux options : soit déclarer la requête préventive du gouvernement recevable, ce qui aurait automatiquement suspendu la séance d’investiture de M. Puigdemont prévue pour le 30 janvier dernier, soit la déclarer irrecevable conformément à sa jurisprudence constante, ce qui l’aurait au contraire maintenue. Le TC a rendu sa décision à l’unanimité de ses membres le samedi 27 au soir. Et elle n’a pas manqué de surprendre, car ni l’une ni l’autre des deux options précitées n’a été retenue.

 

Les mesures conservatoires prises par le Tribunal constitutionnel pour empêcher toute investiture de M. Puigdemont

 

Sur la question de la recevabilité du recours préventif du gouvernement espagnol, pourtant censée être au cœur du débat, le TC n’a pas encore tranché, préférant donner dix jours aux parties pour exposer leurs arguments sur ce point. De sorte que la séance d’investiture du 30 janvier n’a pas été, en principe, suspendue, puisque le TC n’avait pas encore déclaré recevable la requête préventive du gouvernement.

 

Cependant, dans l’attente de la décision sur la recevabilité, le TC a décidé d’ordonner les mesures conservatoires suivantes :

 

« a) Le débat et l’investiture du député don Carles Puigdemont i Casamajó à la présidence de la Generalitat ne pourront pas avoir lieu à travers des moyens télématiques ni par la substitution par un autre parlementaire.

 

b) On ne pourra pas procéder à l’investiture du candidat sans autorisation judiciaire préalable, même si celui-ci se présente personnellement devant le chambre, si un mandat d’arrêt est toujours en vigueur (…) ».

 

Le TC a aussi déclaré dans cette même décision « radicalement nul, sans valeur et sans effet quelconque, tout acte, résolution, accord ou voie de fait qui contrevient aux mesures conservatoires adoptées dans la présente résolution » [2]. Il a même pris le soin de prévenir le Bureau du Parlement ainsi que son Président qu’ils engageraient leur responsabilité pénale en cas de réalisation d’une investiture allant à l’encontre des mesures conservatoires qu’il avait ordonnées.

 

Ainsi, le TC est parvenu, dans cette décision, à réaliser ce qui semblait impossible : bloquer l’investiture de M. Puigdemont sans pour autant revenir, du moins pour l’heure, sur sa jurisprudence en matière d’irrecevabilité des requêtes préventives. En effet, l’investiture de M. Puigdemont prévue pour le 30 janvier, bien que non suspendue, devenait interdite par les mesures conservatoires insurmontables prises par le TC. Aussi le TC a-t-il fermé la porte à l’hypothèse improbable d’un retour spectaculaire de M. Puigdemont. En effet, quand bien-même celui-ci aurait-il réussi à éluder les contrôles de police, son investiture n’en aurait pas moins été irrégulière en l’absence d’autorisation de la justice espagnole, quasi-impossible, pour des raisons évidentes, à obtenir.

 

Cette décision inédite et inattendue soulève de nombreuses questions d’ordre juridique.

 

D’abord, le TC a expressément conditionné l’investiture d’un député qui ne fait l’objet d’aucune condamnation à une autorisation de la justice, ce qui ne manque pas de surprendre.  Surtout, il l’a fait en usant de mesures conservatoires alors même qu’il n’est prévu nulle part, ni dans la Constitution espagnole, ni dans la Loi organique relative au Tribunal constitutionnel (LOTC), que le TC puisse ordonner de telles mesures dans le cadre d’un recours du gouvernement contre un acte d’une Communauté autonome. Les mesures conservatoires sont, en effet, normalement exclusivement réservées aux procédures dites « d’amparo », c’est-à-dire touchant aux droits fondamentaux. De plus, même dans la procédure « d’amparo », il n’est pas prévu que les mesures conservatoires puissent être ordonnées avant même que la Cour ne se soit prononcée sur la question de la recevabilité du recours. Elles peuvent tout au plus, exceptionnellement, intervenir dans la décision d’« admisión a trámite », mais pas avant.

 

Ensuite, l’annulation en quelque sorte par anticipation d’une investiture ne respectant pas lesdites mesures conservatoires est assez surprenante du point de vue de la logique juridique. Le TC semble avoir inventé un nouveau concept encore plus troublant que le recours préventif : l’annulation préventive.

 

Le maintien de la candidature de Carles Puigdemont par les indépendantistes

 

À la suite de cette décision du TC, le Président du Parlement catalan a décidé de reporter la séance d’investiture prévue pour le 30 janvier tout en affirmant qu’il maintenait la candidature de M. Puigdemont. Il y a pourtant peu de chances que ce dernier parvienne à être investi régulièrement et de manière pérenne.

 

D’abord, quand bien même la procédure en cours devant le TC aboutirait, dans les jours ou les semaines qui viennent, à une déclaration d’irrecevabilité de la saisine préventive du gouvernement espagnol, cela ne ferait pas disparaître les poursuites judiciaires contre M. Puigdemont. Ainsi, la seule option demeurerait une investiture à distance qui, une fois qu’elle aurait eu lieu, serait immédiatement déférée au TC par le gouvernement espagnol, ce qui en suspendrait les effets sans que, cette fois-ci, se pose la question de la recevabilité d’un recours qui ne serait dès lors plus préventif.

 

Quant au sens de la décision au fond du TC relative à la question de la légalité d’une investiture à distance, il ne semble faire guère de doute. Les mesures conservatoires prises dans sa décision du 27 janvier, même si elles sont indépendantes de la décision au fond, nous indiquent en effet assez nettement qu’il jugera invalide une investiture à distance.

 

Il suivra ainsi la droite ligne des services juridiques du Parlement catalan qui ont eux-mêmes souligné l’exigence d’une investiture présentielle en ces termes :

 

« au-delà de l’interprétation grammaticale de normes réglementaires et légales qui suppose déjà la présence du candidat devant la chambre, il faut prendre en compte l’essence même de ce type de débats (…) les règles basiques de procédure parlementaire rendent indispensables non seulement l’assistance des protagonistes au débat mais aussi la réalisation de ce qui caractérise le débat parlementaire, c’est-à-dire l’oralité, la contradiction directe et la garantie du principe d’immédiateté, afin que tous les acteurs puissent voir, sentir et entendre en personne le développement du débat. C’est-à-dire sans aucun moyen interposé ou substitution de la personne qui doit être le principal protagoniste du débat en accord avec la Loi et le Règlement ».

 

Ensuite, autre difficulté pour les indépendantistes, la loi catalane impose que le Parlement catalan ait élu un Président dans les deux mois qui suivent le premier échec du vote d’investiture, c’est-à-dire, en l’espèce, avant le 30 mars prochain. À défaut, la chambre doit être en principe automatiquement dissoute et de nouvelles élections convoquées. Ainsi, si la procédure en cours devant le TC s’étend au-delà de cette échéance, de nouvelles élections devraient avoir lieu et remettrait alors en jeu la majorité absolue des indépendantistes. Toutefois on pourrait aussi considérer que la procédure en cours devant le TC a suspendu le délai de deux mois prévu dans la loi catalane, voire même qu’il n’a pas encore commencé à courir dans la mesure où aucun vote n’a eu lieu, ce qui n’impliquerait dès lors pas de nouvelles élections avant la décision du TC.

 

Quoi qu’il en soit, au regard de tous ces éléments, une question s’impose : pourquoi les indépendantistes tiennent-ils tant à investir M. Puigdemont alors qu’il suffirait, pour assurer la formation d’un gouvernement indépendantiste et récupérer l’autonomie de la Catalogne, d’élire à la tête de la Generalitat un homme de confiance désigné par lui ? Le souverainisme catalan a montré par le passé qu’il ne péchait pas par césarisme. Il est tout à fait capable, pour les besoins de la cause, lorsque cela est nécessaire, de sacrifier ses leaders.

 

C’est, en réalité, l’un des piliers de la pensée catalaniste qui est en jeu dans cette bataille politico-juridique autour de l’investiture de Carles Puigdemont. Pour le catalanisme politique, la Catalogne disposerait d’une sorte de « constitution historique » entièrement autonome au regard de l’ordre constitutionnel espagnol. Au cœur de ce système constitutionnel coutumier catalan se trouverait une institution : la Generalitat. Celle-ci, qui a été fondée au XIIIe siècle et qui incarne l’autogouvernement de la Catalogne, ne tirerait son existence juridique et sa légitimité politique non de la Constitution espagnole de 1978 mais de l’histoire de la Catalogne.

 

De ces éléments, le catalanisme politique conclut que ni le gouvernement espagnol ni même le Tribunal constitutionnel ne peuvent légalement et légitimement – fût-ce en application d’un article de la Constitution espagnole – ni suspendre l’autonomie de la Generalitat ni, bien évidemment, en destituer le principal représentant qu’est son Président. Toute destitution qui ne résulterait pas d’une décision des représentants du peuple catalan serait nécessairement non seulement illégitime mais, aussi, illégale et ce quoi que puisse en dire le Tribunal constitutionnel. Ainsi, « restituer » Carles Puigdemont revenait à affirmer politiquement et symboliquement que l’autonomie de la Generalitat n’est pas à la disposition de l’État espagnol.

 

La question qui se pose à présent est de savoir si les indépendantistes iront jusqu’à tenter de rompre une nouvelle fois [3] la légalité constitutionnelle espagnole pour « restituer » M. Puigdemont. Il est possible qu’ils optent pour une voie intermédiaire : investir formellement un Président du gouvernement de la Communauté autonome catalane qui ne soit pas Carles Puigdemont, tout en trouvant un moyen de déclarer symboliquement ce dernier président d’une République catalane qu’ils espèrent en devenir.

 

Je remercie le Professeur Manon Altwegg-Boussac pour ses relectures et ses remarques précieuses.

 

[1] Voir nos articles sur ce blog http://blog.juspoliticum.com/2017/09/18/crise-catalane-qui-a-suspendu-quoi-par-anthony-sfez, http://blog.juspoliticum.com/2017/10/12/crise-en-catalogne-quest-ce-qui-a-ete-suspendu-par-anthony-sfez/, http://blog.juspoliticum.com/2017/11/10/pourquoi-la-catalogne-na-pas-vraiment-declare-son-independance-par-anthony-sfez/.

[2] “Declarar radicalmente nulo y sin valor y efecto alguno cualquier acto, resolución, acuerdo o vía de hecho que contravenga las medidas cautelares adoptadas en la presente resolución”.

[3] Voir notre article http://blog.juspoliticum.com/2017/09/18/crise-catalane-qui-a-suspendu-quoi-par-anthony-sfez/