Brexit et dévolution : le Gouvernement doit-il craindre un revers politique et juridique ? [Par Aurélien Antoine]

Brexit et dévolution : le Gouvernement doit-il craindre un revers politique et juridique ? [Par Aurélien Antoine]

Les débats relatifs au Brexit se focalisent sur l’état des négociations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Pourtant, au fur et à mesure du processus en cours, une crise sans précédent se noue autour des relations entre les institutions centrales et les autorités dévolues, notamment écossaises et nord-irlandaises. La récente motion adoptée par le Parlement écossais contre le projet de loi de retrait de l’Union en est la dernière manifestation en date.

 

Brexit debates focus on the negotiations between the European Union and the United Kingdom. However, as the withdrawal process progresses, an unprecedented crisis has come to light between UK Government and Devolved administrations (particularly the Scottish and Northern-Irish ones). The motion voted by the Scottish Parliament against the European Union Withdrawal Bill is the latest illustration of this conflict.

 

Aurélien Antoine, Professeur à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne / Université de Lyon

 

Alors que le Gouvernement britannique peine à convaincre les négociateurs européens de la crédibilité des solutions qu’il propose en vue d’une future relation commerciale, les tensions internes avec les nations celtes connaissent un net regain en marge de l’impasse nord-irlandaise. Le Parlement écossais a expressément rejeté le EU (Withdrawal) Bill actuellement discuté à Westminster. 93 députés (contre 30) ont considéré que la clause 11 du projet mettait en cause les prérogatives des administrations dévolues. En effet, le EU (W) Bill prévoit que les institutions d’Écosse, du Pays de Galles et d’Irlande ne disposeront d’aucune compétence en matière de « retained EU law » (le droit de l’Union qui sera maintenu en droit interne après le Brexit). Le régime juridique des politiques publiques relatives à l’industrie, à la pêche et à l’agriculture (encadrées à titre principal par le droit de l’Union et mises en œuvre par les administrations dévolues) ressortira à la compétence exclusive des ministres britanniques. Le but du Gouvernement est d’éviter les incohérences juridiques entre les différentes parties du territoire lors du retrait. Les représentants des trois nations celtes ont conscience de cet impératif de sécurité juridique. Toutefois, Nicola Sturgeon, la Première ministre écossaise, souhaite que le Parlement de Holyrood bénéficie d’une espèce de droit de veto dans le cadre de l’application du EU (W) Bill et que les ministres puissent déterminer le régime de la retained EU law qui relève de leurs compétences en vertu du Scotland Act de 1998. Whitehall a exclu une telle possibilité, tandis que l’Exécutif gallois a fini par se ranger derrière le récent arrangement proposé par Mme May. Retenu le 25 avril lors des débats à la Chambre des Lords, un amendement à la clause 11 impose la consultation des parlements dévolus avant tout recours à la législation secondaire relative à la retained EU law. Un accord intergouvernemental a été conclu en parallèle pour en expliciter les implications concrètes. La Première ministre ne devrait donc pas tenir compte du vote d’Holyrood dans la perspective du retour du projet de loi de retrait aux Communes.

 

Le dialogue de sourds entre les exécutifs britanniques et écossais pourrait connaître une phase contentieuse majeure si un terrain d’entente n’était pas trouvé dans les jours à venir. En mars, le Gouvernement avait saisi la Cour suprême en vertu de la section 33 du Scotland Act et de la section 112 du Government of Wales Act de 2006 pour contester la légalité du UK Withdrawal from the European Union (Legal Continuity) (Scotland) Bill et du Law Derived from the European Union (Wales) Bill. Ces textes ont pour finalité de pallier tout vide juridique en cas d’absence d’accord (entre l’UE et le Royaume-Uni d’une part, et entre les gouvernements dévolus et Londres, d’autre part). Elles prévoient le maintien automatique de la réglementation européenne dans les ordres juridiques nationaux qui y a été incorporée avant le 29 mars 2019. Elles confèrent aux gouvernements nationaux le pouvoir de modifier les dispositions du droit de l’Union préservées en droit interne qui relèvent de leurs compétences. En raison de l’évolution de la clause 11 lors des débats à la Chambre des Lords, la législation galloise a été retirée tandis que le Gouvernement a abandonné le recours à son encontre.

 

En revanche, l’action contentieuse contre la loi écossaise est toujours pendante devant la Cour suprême. En mars dernier, le Presiding Officer du Parlement écossais s’est opposé au texte soutenu par l’Exécutif dirigé par Nicola Sturgeon, et ce, pour la première fois de l’histoire de l’institution. Le Président avait soutenu l’argument selon lequel le parlement de Holyrood avait légiféré sur l’exercice de compétences qui ne lui avaient pas été encore effectivement transférées – le Brexit n’étant pas une réalité juridique à la date d’adoption des textes. La compatibilité de la loi avec le droit européen fait également débat puisqu’elle attribue des pouvoirs normatifs aux institutions écossaises avant même le retrait prévu le 29 mars 2019. La critique formulée par les pourfendeurs de la loi est cohérente, mais elle élude le fait qu’elle ne vise qu’à préciser la répartition des compétences pour certaines politiques publiques au jour du retrait, c’est-à-dire quand le Royaume-Uni n’aura plus à respecter le droit de l’Union. La problématique centrale est donc celle de savoir si la compétence des autorités écossaises doit s’apprécier au jour de la promulgation de la loi ou au jour du Brexit. Il s’agit d’une interrogation classique quand est en cause le droit transitionnel qui anticipe un vide juridique alors que l’ordre normatif qui a vocation à disparaître est encore opératoire. C’est d’ailleurs l’objet du EW (W) Bill discuté à Westminster. D’un certain point de vue, nier sur le fondement du droit de l’Union la prérogative des autorités dévolues d’assurer la continuité juridique pourrait très bien être opposé au Parlement britannique lui-même. Par le EU (W) Bill, il s’arroge le pouvoir de déterminer le futur régime juridique de textes européens, alors que le Royaume-Uni fait toujours partie de l’Union européenne.

 

De même, l’argument selon lequel le parlement écossais ne serait pas compétent en raison du fait que les rapports entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sont en jeu ne tient pas. La loi de continuité n’a pas trait aux relations externes du Royaume-Uni, mais bien au maintien de normes déjà incorporées dans les droits nationaux en vertu des attributions dont disposent les institutions de ces territoires. Autrement dit, le statut des règles issues de l’Union européenne dans l’ordre juridique écossais porte exclusivement sur la répartition des compétences en droit interne. C’est bien sur ce plan que se joue la légalité des actes concernés. Si le EU (W) Bill devient une loi avant que la Cour suprême ne se prononce, la réglementation écossaise est illégale car elle lui est inférieure. Elle ne saurait contredire le futur EU (W) Act qui, en vertu de la clause 11, écarte l’intervention des ministres écossais en matière de retained EU law. D’où l’intérêt de la motion soutenues par les députés écossais (MSPs) en ce mois de mai pour traduire un désaccord explicite avant que la législation britannique ne reçoive le royal assent. Par cette motion, les MSPs considèrent implicitement que, si le EU (W) Bill était voté en l’état, la Convention Sewel serait violée. Rappelons que cette pratique politique impose que Westminster obtienne le consentement des parlements nationaux avant de légiférer sur les matières dévolues. Son non-respect ne peut être contesté devant le juge qui refuse de la sanctionner juridiquement, quand bien même serait-elle formalisée dans loi (jugement Miller, § 148 [1]).

 

L’autre possibilité serait que la Cour suprême accueille le recours du Gouvernement britannique contre la loi écossaise qui serait alors privée d’effets. Au cas où le EU (W) ne serait pas définitivement adopté, il faudra parvenir à un accord entre Londres et Édimbourg au-delà de l’amendement de fin avril. Si le différend persistait, la crise politique serait ouverte en aboutissant à une violation de la convention Sewel. Dans l’arrêt Miller, la Cour suprême en accepte parfaitement l’opérabilité politique dans le contexte du Brexit. Selon Lord Neuberger, il ne faudrait pas « sous-estimer l’importance des conventions constitutionnelles, dont certaines d’entre elles jouent un rôle fondamental dans le fonctionnement de notre Constitution. La Convention Sewel a pour objet déterminant de faciliter des rapports harmonieux entre le parlement britannique et les législatures dévolues (§ 151). » Si ces dernières n’avaient pas à être consultées pour notifier le retrait prévu à l’article 50 TFUE, elles ne sauraient être écartées d’un processus qui méconnaîtrait l’exercice de leurs compétences. Tout en ne pouvant être sanctionnée par le juge, l’atteinte à une convention reconnue par la loi aurait un effet dévastateur pour le Gouvernement de Mme May, au-delà même de la vraisemblable relance des velléités séparatistes en Écosse.

 

Une ultime éventualité peut être envisagée : le EW (W) Bill n’est pas encore voté et la Cour suprême admet la conformité de la loi de continuité. Dans ce cas, le Parlement britannique pourra passer outre puisque, en vertu de sa souveraineté, il peut limiter ou écarter juridiquement l’exercice de leurs attributions par les entités dévolues. Cependant, le Gouvernement se heurterait de nouveau à la Convention Sewel avec les mêmes conséquences qui ont été évoquées.

 

Il est difficile de prédire l’issue du litige qui oppose le Gouvernement britannique à son homologue écossais. La Cour suprême, saisie par des autorités institutionnelles, n’est intervenue qu’à trois reprises pour juger de projets de loi interrogeant la répartition des compétences entre les échelons britanniques et nationaux [2]. Jamais un texte du Parlement écossais ne fut invalidé sur cette base. C’est un signe que l’arrangement constitutionnel de la convention Sewel est efficace et que la saisine de la Cour suprême du Brexit est un aveu d’échec (le droit politique, en l’espèce, ne parvient pas à éviter le contentieux juridictionnel). Malgré sa souplesse, la Constitution britannique ne parvient pas à dénouer tous les imbroglios politico-constitutionnels que soulève le Brexit. C’est bien ici la preuve que la sortie de l’Union européenne aboutit à une crise de régime en pointillé. Au fur et à mesure de ses développements, elle favorise l’éclosion de nouveaux arrangements constitutionnels relatifs aux apports entre les pouvoirs et entre les échelons territoriaux ou impose de préciser certaines règles, comme l’a fait la Cour suprême dans son jugement Miller.

 

[1] R (on the application of Miller and another) v Secretary of State for Exiting the European Union [2017] UKSC 5.

[2] Actions initiées sur un fondement distinct de la compatibilité avec les droits reconnus par le Human Rights Act de 1998, c’est-à-dire en vertu des sections 29, 32A et 33 du Scotland Act de 1998 et 112 du Government of Wales Act de 2006 ; Local Government Byelaws (Wales) Bill [2012] UKSC 53 ; Agricultural Sector (Wales) Bill [2014] UKSC 43 ; Recovery of Medical Costs for Asbestos Diseases (Wales) Bill [2015] UKSC 3). Dans l’affaire Logan v Harrower [2008] HCJAC 61, 2008 SLT 1049, ce sont des requérants individuels qui ont contesté la compétence du Parlement écossais. Leur appel n’avait pas été accueilli par la Cour suprême (Martin v Her Majesty’s Advocate [2010] UKSC 10).