La privatisation des fonctions étatiques est-elle un coup d’État constitutionnel ?

Par Thomas Perroud

<b> La privatisation des fonctions étatiques est-elle un coup d’État constitutionnel ? </b> </br> </br> Par Thomas Perroud

“Today, therefore, the separation of business and state has an importance that the separation of church and state and separation of powers within the state once had.” [1]

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Quel lien peut-on faire entre la privatisation des fonctions étatiques, la théorie de l’État et le droit constitutionnel ? C’est tout l’intérêt de l’ouvrage de Jon Michaels et son actualité pour la France qui nous a poussé à en rendre compte ici (Constitutional Coup, Privatization’s Threat to the American Republic, Harvard University Press, 2017). L’objectif de l’auteur est d’opérer un tel lien, poursuivant ainsi les recherches qui tentent d’étendre les cadres de pensée du droit constitutionnel aux relations privées, dans le cadre d’une réflexion républicaine – au sens de Philip Pettit – pour laquelle le but de la séparation des pouvoirs est le contrôle de et la protection contre tout pouvoir arbitraire. Cette réflexion est particulièrement d’actualité pour la France, qui connaît aujourd’hui un mouvement de privatisation important à l’échelon local comme à l’échelon national. On essaiera ici d’exposer les principales idées du livre avant d’envisager leur application à la France.

 

Les États-Unis ont en effet dû faire face depuis les années 80 à un phénomène massif : privatisation des prisons, de la police, des armées, des villes, des espaces publics, et des services publics, de la fonction publique et même de la réglementation (avec l’utilisation massive des standards privés). Le Royaume-Uni a suivi un mouvement similaire. La France a longtemps été protégée par une conception des fonctions régaliennes qui permettaient de sanctuariser certaines compétences dans le giron de l’État, même si le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel se sont évertués à neutraliser l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 pour autoriser les privatisations des années 1980 et 2000 (notamment des autoroutes, avec le succès que l’on sait), et ce sans prévoir de contrôle – problème que nous avons évoqué dans un précédent billet. Le Conseil d’État, comme le Conseil constitutionnel, s’assuraient cependant que les fonctions régaliennes restent dans le giron de l’État. On peut aujourd’hui sérieusement questionner la permanence de cette jurisprudence à l’heure où les collectivités locales privatisent les parcmètres, la verbalisation du stationnement et des excès de vitesse. À chaque fois, l’argument avancé est celui de l’efficacité : elle fournirait un service de meilleure qualité au meilleur coût – résultat fortement remis en cause par des recherches importantes (Christopher Hood et Ruth Dixon, dans A Government that Worked Better and Cost Less? OUP, 2015).

 

Face à ce mouvement continu, l’objectif de Jon Michaels est bien d’expliquer en quoi l’État est différent de McDonald. Le marché, l’entreprise ne sont pas des instances démocratiques ou délibératives. La tendance contemporaine de fusion du marché et de l’État ou, pour reprendre l’expression de Jon Michaels, de faire du gouvernement un « politicized business », a pour effet de marginaliser l’expertise des fonctionnaires et le rôle de la société civile dans l’élaboration des politiques publiques, de rendre l’État plus autoritaire. Là est l’apport décisif de Michaels : « le mélange du gouvernement et des forces du marché entraîne un accroissement du pouvoir de l’État au détriment du secteur privé, menaçant de déstabiliser l’ordre démocratique libéral. Plus fondamentalement, ce mélange accroît le pouvoir de l’exécutif aux dépens du Congrès et de la fonction publique, menaçant les séparations constitutionnelle et administrative des pouvoirs » (p. 126). Autrement dit, l’idéal de gouvernement limité est contradictoire avec celle d’un gouvernement privatisé car les fonctions privatisées se retrouvent en dehors des modes de contrôles élaborés par les théories constitutionnelle et administrative traditionnelles. Ces fonctions sont aussi au-delà des mécanismes du droit privé, lesquels doivent être pris en compte dans une réflexion sur la lutte contre l’arbitraire privé.

 

Le concept le plus novateur, que crée Michaels, est celui de séparation administrative des pouvoirs. L’apport concret de ce concept est de permettre de relégitimer l’État administratif en contestant la vision de l’Administration comme un pouvoir unitaire et monolithique. L’argument récurrent des Républicains américains étant précisément que les agences détiennent trop de pouvoir. Le concept de séparation administrative des pouvoirs doit permettre de contester cette affirmation : l’État administratif traditionnel comprend en lui-même des contre-pouvoirs entre, d’un côté, les dirigeants des agences qui sont nommés par le président, et dont le rôle est de fixer les orientations politiques, les fonctionnaires qui mettent en œuvre ces politiques de façon indépendante des premiers grâce à leur statut, et le public qui peut participer à l’élaboration des décisions publiques. Pour le public français, il est nécessaire de préciser que le Congrès américain a voté, en 1946, un texte central, l’Administrative Procedure Act, qui encadre l’ensemble des procédures que doivent suivre les agences fédérales américaines et qui confère au public un droit de participer à l’ensemble des décisions de portée générale prise par l’Administration fédérale — il n’existe aucun équivalent de cette disposition générale en France. Il y a donc bien, pour l’auteur, une séparation des pouvoirs entre les dirigeants, les fonctionnaires et le public, séparation qui préside à l’élaboration des politiques. Ainsi, le pouvoir n’est pas concentré, il est bien fragmenté, contrairement à ce que les critiques de l’Administration peuvent bien avancer.

 

Une autre réponse aux critiques de l’État social, du Big Government, est de montrer que l’État mis en place à partir de la révolution des années 1980 est en réalité plus interventionniste, plus présent, plus coûteux. La fusion des pouvoirs de l’État et du marché constitue en effet la plus grande menace pour nos libertés. C’est ce qu’il montre en retraçant l’histoire des privatisations successives qui concernent progressivement des tâches toujours plus proches du cœur de la souveraineté étatique.

 

L’histoire de la privatisation que dresse l’auteur est assez connue dans son volet d’histoire des idées : les influences respectives de Milton Friedman, de James Buchanan, de Gordon Tullock ou de Friedrich Hayek sont très bien décrites. De même, il est très intéressant de constater la stratégie des lobbys d’affaires pour conquérir les universités afin d’organiser la riposte intellectuelle contre l’économie politique issue du New Deal — il faut tout de même avoir à l’esprit que Friedrich Hayek n’a pu rentrer à l’Université de Chicago en 1950 qu’en raison de la promesse formulée par une fondation conservatrice de couvrir son salaire pendant dix ans (qui fait d’ailleurs penser à la méthode que déploie Marion Maréchal Le Pen actuellement). Il développe aussi un aspect moins connu de cette histoire : c’est d’abord à l’échelon local que le mouvement de privatisation a commencé, car les collectivités locales ont été profondément affectées par la crise économique des années 70, d’une part, et par le fameux exode des classes moyennes vers les banlieues, d’autre part, qui priva les grandes villes de ressources fiscales, tout en laissant les centres-villes dans la pauvreté. Les villes ont donc servi de laboratoire de la privatisation, et c’est à partir de cette expérience que les premiers articles ont plaidé pour la privatisation des fonctions de l’État fédéral [2]. La seconde conquête importante fut de convertir les démocrates au credo de la privatisation : c’est la présidence de William Clinton qui permit d’opérer ce tournant. Cette présidence fut en effet marquée par l’ouverture à la concurrence et la déréglementation des télécommunications et de l’industrie financière, la privatisation de maints services (dont certains étaient même rattachés à l’armée) ainsi que par la diminution drastique du nombre de fonctionnaires dans l’administration fédérale. C’est d’ailleurs lui qui est à l’origine de la privatisation de ce qui deviendra le United States Investigation Services, la compagnie privée dans laquelle Edward Snowden travailla. C’est aussi à cette époque que naissent les premières villes privées.

 

Avec le nouveau millénaire, ce mouvement n’a fait que prendre de l’ampleur pour gagner des secteurs toujours plus proches des missions qui forment le cœur de l’État : le pouvoir réglementaire de l’Administration est ainsi confié de plus en plus à des entreprises chargées de fixer des standards privés, les fonctions de police et de surveillance des activités privées sont exercées conjointement avec des instances privées, la fonction publique est gérée sur la base de contrats privés et de méthodes de management inspirées de l’entreprise, les missions de service public sont mises en œuvre par un recours croissant à la philanthropie. Dans la même veine, l’auteur mentionne la création par l’Administration de sociétés de capital-risque, de start-up — Google Earth fut ainsi développé par une société créée par la CIA, Q-Tel.

 

Le phénomène le plus frappant aux États-Unis est certainement le recours aux prisons privées ou à des compagnies privées pour mener des opérations armées, ce second phénomène étant d’une perversité sans mesure puisque le recours à ces entités permet de contourner l’autorisation du Congrès pour mener la guerre. Mais le caractère proprement diabolique de ce phénomène est parfaitement illustré par le scandale des tortures dans la prison d’Abu Grahib. Les tortionnaires étaient bien des mercenaires. Le recours à des entreprises privées a permis de mener une guerre plus longue, plus importante. Cet exemple atteste à quel point la privatisation de l’État change profondément le système de modération du pouvoir que la constitution avait élaboré. L’État privé n’est plus un État libéral. De surcroît, ce type d’État change aussi la qualité des relations sociales, qui deviennent elles-mêmes plus dures : une personne privée peut désormais en tuer ou en torturer une autre, ce qui en temps normal relève bien sûr du droit pénal. La privatisation de l’État induit bien un changement de notre constitution sociale. Elle accroît le pouvoir de l’État sur la société de façon inédite et sans contre-pouvoir puisque les mécanismes du droit privé (notamment du droit de la responsabilité qui permet de moraliser nos relations) sont inopérants.

 

L’État privatisé est par conséquent un État plus étendu, c’est aussi un État plus autoritaire dans le sens où il affermit le contrôle du président sur l’Administration en diminuant le rôle de contre-pouvoir des fonctionnaires. C’est enfin un État plus politique puisqu’il élimine l’expertise de ces derniers. L’argument central de l’auteur est bien que ce phénomène atteint au cœur le projet libéral de contrôle du pouvoir de l’État : « L’efficacité n’est pas le but d’un gouvernement démocratique comme de notre Constitution », pour reprendre les mots du grand juge et président de la Cour suprême Warren Burger [3] que cite Jon Michaels. De même, le juge Brandeis rappelle que « La séparation des pouvoirs est adoptée par la Convention de 1787 non pour promouvoir l’efficacité mais pour prévenir l’exercice d’un pouvoir arbitraire. Son but était, non pas d’éviter les tensions mais, par le moyen des tensions inévitables qui résultent de la distribution du pouvoir gouvernemental parmi les trois branches de l’État, de sauvegarder le peuple du risque de l’autocratie » [4].

 

L’analyse de Jon Michaels est extrêmement utile pour la France. Le projet de privatisation de l’État n’est pas un projet libéral, c’est bien un projet autoritaire que l’on reconnaît bien dans la volonté de généraliser le recours au contrat dans la fonction publique : en supprimant la sécurité de l’emploi, le gouvernement souhaite réduire les éventuelles résistances et rendre les fonctionnaires plus dociles. Mais la crise la plus profonde est peut-être moins la réalisation de ce programme que l’absence de discours constitutionnel pour s’opposer à ces politiques. La prévention de l’arbitraire est le socle de l’État de droit, la privatisation des fonctions étatiques poursuit l’objectif de priver la société des moyens de contrôler l’État et d’orienter sa politique. Elle rend les citoyens encore davantage étrangers à leur État et révèle donc la véritable nature de ce processus : c’est un processus d’aliénation politique.

 

 

Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

[1] J. Braithwaite, “On Speaking Softly and Carrying Big Sticks: Neglected Dimensions of a Republican Separation of Powers”, 47 U. Toronto L.J. 305 (1997).

[2] P. E. Fixler, R. W. Poole, The Privatization Revolution : What Washington Can Learn from State and Local Government, Pol’y Rev. 68 (Summer 1986).

[3] INS v Chadha, 462 U.S. 919, 944 (1983).

[4] Myers v United States, 272 U.S. 52, 293 (1926).