L’intervention du Speaker dans les débats portant sur le Brexit : de la sélection des amendements à l’interdiction des votes répétés sur une question identique à la Chambre des Communes

Par Alexandre Guigue

<b> L’intervention du Speaker dans les débats portant sur le Brexit : de la sélection des amendements à l’interdiction des votes répétés sur une question identique à la Chambre des Communes </b> </br> </br> Par Alexandre Guigue

Se posant en garant impartial du droit parlementaire britannique, le Speaker John Bercow est intervenu à plusieurs reprises au cours des débats portant sur la sortie de l’Union européenne. L’intervention la plus remarquable est la mise en garde adressée au gouvernement de Theresa May contre la répétition de votes sur une question identique. Rappelant l’existence d’une convention datant de 1604, John Bercow a déclaré qu’un nouveau vote ne pourrait se tenir que si le gouvernement démontre que la motion présentée est substantiellement différente de celle qui a été rejetée le 12 mars 2019.

 

Acting as an impartial guarantor of British parliamentary law, the Speaker of the House of Commons, John Bercow, has intervened on several occasions during the debates on the exit of the United Kingdom from the European Union. His most noteworthy intervention involved warning Theresa May’s Government against holding several votes on the same question. Recalling the existence of a convention dating back to 1604, John Bercow said that a new vote could be held only if the Government could demonstrate that the motion presented was substantially different from the one rejected on March 12, 2019.

 

Par Alexandre Guigue, maître de conférences HDR en droit public, Université Savoie Mont Blanc.

 

 

Le Speaker : une institution historique et fondamentale du système parlementaire britannique

Historiquement, même si des Speakersont commencé à représenter le Roi dès le XIIesiècle, l’institution n’est officiellement reconnue qu’en 1377 avec la nomination de Thomas Hungerford. Sous les Stuarts, le Speakera acquis une indépendance et une autorité qui le caractérisent encore aujourd’hui. L’essor de l’institution est attaché à un événement symbolique qui s’est produit en 1642. Cette année-là, Charles Ierest entré dans la Chambre, s’est emparé du siège du Speakeret lui a réclamé les noms de cinq chevaliers qu’il souhaitait arrêter. Le Speaker lui a répondu : « je n’ai point en ce lieu d’yeux pour voir ni de langue pour parler, sauf à suivre les directives de la Chambre dont je suis ici le serviteur »[1]. Quelques années plus tard, Charles Ierest déchu et décapité. La formule résume parfaitement le rôle joué par le Speaker au sein de la Chambre où il doit sans cesse arbitrer les vifs échanges entre les députés de la Majorité et ceux de l’Opposition.

 

Depuis la fin de la Guerre civile, les Speakersse tiennent à l’écart du jeu partisan. Une fois élus, ils exercent leur fonction de manière indépendante et impartiale avec pour seul but de servir les intérêts de la Chambre. John Bercow a fait carrière au sein du parti conservateur. Depuis son élection en qualité de Speaker,il ne participe pas aux votes, sauf en cas de partage des voix.

 

Le rôle principal du Speakerest d’organiser les travaux de la Chambre et de s’assurer que les règles de procédure sont respectées. Celles-ci ont été progressivement façonnées et consolidées par des Speakers illustres, comme Harley (1701-1705) et Onslow (1728-1761). Depuis 1844, ces règles sont consignées dans un traité de droit parlementaire qui porte le nom de Sir Thomas Erskine May, ancien Clerk of the House(Erskine May’s treatise on the law, privileges, proceedings and usage of Parliament). Le traité est régulièrement mis à jour, sous la responsabilité du Speaker en exercice[2]. Au cours des débats, le Speakerdécide librement des amendements qui seront débattus. Il détermine le temps de parole et choisit les MPs qui sont autorisés à s’exprimer. Il dispose enfin d’un large pouvoir de discipline à l’égard des MPs qui ne respecteraient pas les règles en vigueur au sein de la Chambre.

 

 

Le Speaker John Bercowet les débats portant sur l’accord de sortie de l’Union européenne

Lorsque Theresa May a décidé, le 10 décembre 2018, de repousser le vote portant sur l’accord de sortie de l’Union européenne prévu le lendemain, John Bercow s’est signalé en soulignant le caractère « regrettable de la décision ». Il a ajouté que la préférence de la Chambre aurait été que le vote se tienne à la date prévue et que le report à une date ultérieure, sans autre précision et sans solliciter l’avis de la Chambre, était particulièrement « discourtois » à l’égard des députés[3]. Cette intervention est remarquable et annonce la part active que le Speaker est appelé à jouer dans un contexte de crise politique sans précédent.

 

La deuxième intervention date du 10 janvier 2019. John Bercow a sélectionné, en vue d’un vote, un amendement à une motion qui avait été annoncée par le gouvernement comme étant insusceptible d’être amendée. L’amendement en question, déposé par Dominic Grieve, obligeait le gouvernement à présenter un plan alternatif à la Chambre sous trois jours en cas de rejet de l’accord de sortie. La décision du Speaker a surpris[4] parce que l’usage veut qu’il ne retienne pas d’amendement en pareille situation. Pour le gouvernement, le Speakerrompait ainsi avec les règles habituellement suivies à la Chambre. Mais, à la Chambre des Communes, les décisions du Speakerne peuvent être contestées. L’amendement a été approuvé par 308 voix contre 297. Quelques jours plus tard, le projet d’accord était rejeté à une large majorité. Cette première défaite, le 15 janvier 2019, constitue la plus lourde défaite d’un gouvernement britannique à la Chambre des Communes (432 voix contre, 202 pour, soit une défaite de 230 voix).

 

Theresa May n’a pas renoncé. Invitée par un amendement de la Chambre des Communes voté le 29 janvier 2019 à négocier le remplacement du backstoppar des mécanismes alternatifs, elle est retournée à Bruxelles et a obtenu de l’Union européenne un accord sur deux textes : un outil juridique conjoint qui garantit que l’Union européenne n’agira pas avec l’intention de maintenir indéfiniment le système du backstopetune déclaration conjointe s’ajoutant à la déclaration portant sur la relation future par laquelle les parties s’engagent à négocier rapidement les termes d’un traité commercial. Le gouvernement a ensuite publié une déclaration unilatérale par lequel il affirme son intention de prendre les mesures nécessaires pour mettre un terme au dispositif du backstopsi celui-ci devait être mis en œuvre et si les négociations entre les deux parties venaient à achopper sans perspective d’accord. Ces trois outils juridiques étaient censés convaincre les MPs conservateurs qui avaient voté contre l’accord la première fois. Mais, le 12 mars 2019, la Chambre a rejeté une deuxième fois l’accord, cette fois-ci par 391 voix contre 242 (écart de 149 voix).

 

C’est dans ce contexte de crise politique que John Bercow a, une nouvelle fois, contrarié les plans du gouvernement. Son intervention lui a valu une pluie de critiques de la part de MPs et de personnes favorables au Brexit. Pourtant, il n’a fait que rappeler une vieille convention de la Chambre des Communes établie en 1604.

 

 

La règle interdisant de soumettre une question identique à la Chambre des Communes

Dans sa déclaration du 18 mars 2019, John Bercow a fermement rappelé une convention ancienne de la Chambre des Communes et a mis en garde le gouvernement :

« Si le gouvernement entend soumettre à la Chambre une nouvelle proposition, qui ne serait ni identique ni substantiellement identique à la proposition qui a été rejetée par la Chambre le 12 mars, alors cela serait tout à fait acceptable en droit. Ce que le gouvernement ne peut pas légitimement faire est de soumettre à nouveau à la Chambre la même proposition ou une proposition substantiellement identique à la proposition qui a été rejetée la semaine dernière à une majorité de 149 voix ».

 

La force de la déclaration du Speaker est qu’elle repose sur une règle ancienne, appliquée de manière répétée et référencée dans le traité de droit parlementaire d’Erskine May. Voici le passage sur lequel le Speaker s’est appuyé :

« Une proposition ou un amendement qui est identique, en substance, à une question qui a déjà été tranchée au cours de la même session parlementaire ne peut à nouveau être soumis à un vote au cours de la même session. […] Il a pu être parfois tenté de contourner la règle, parfois avec de simples modifications verbales, en présentant tout ou partie de motions qui avait été rejetées. La décision sur le caractère identique d’une motion par rapport à une motion qui a déjà été rejetée relève du Speaker » [5].

 

Le Parlement a consacré la règle dans une déclaration du 2 avril 1604 pour exprimer sa lassitude face à l’attitude du roi qui le sollicitait de manière répétée sur les mêmes questions :

« Une question qui a déjà été soumise à la Chambre, et pour laquelle un vote positif ou négatif a été émis, ne peut être soumise à nouveau vote et doit être considérée comme ayant été décidée par la Chambre ».

 

La règle a été réaffirmée par de nombreux Speakersjusqu’en 1912. Comme son champ d’application porte sur une même session parlementaire, l’interruption de la session en cours et l’ouverture d’une nouvelle session permettraient de contourner l’obstacle. Le problème est qu’une telle opération prend beaucoup de temps. Une autre manière de contourner l’obstacle consiste, en principe, pour les MPs, à voter pour ne plus avoir à l’appliquer (notwithstanding motion). Une telle démarche implique qu’une majorité accepte de changer une règle leur interdisant de voter à nouveau sur une motion qu’ils ont majoritairement rejetée. Cependant, John Bercow a exclu une telle démarche par une déclaration le 27 mars 2019. Sa décision peut paraître surprenante, à moins de considérer qu’il a voulu prévenir tout détournement de procédure.

 

En principe, les règles consignées dans les standing orderset les règles issues de conventions peuvent être suspendues ou modifiées. Le rappel solennel de la convention par John Bercow avait déjà été très mal reçu par le gouvernement. L’exclusion de la possibilité de contourner la règle lui rend la tâche presque impossible. En plus de devoir convaincre les MPs opposés à l’accord de sortie, il lui faut désormais démontrer que la motion soumise au vote est substantiellement différente de la précédente. Sur ce point, la règle n’est pas très précise et l’appréciation des différences substantielles relève de l’appréciation du Speaker.

 

 

Qu’est-ce qu’une différence substantielle au sens de la convention constitutionnelle ?

La différence substantielle la plus indiscutable serait une modification de l’accord de sortie (la partie portant sur le backstoppar exemple). Comme cette option a été écartée fermement par l’Union européenne, une autre voie pourrait être l’ajout d’éléments nouveaux à la dernière motion soumise au vote. C’est précisément l’adjonction de trois outils juridiques à l’accord de novembre 2018 qui a permis à Theresa May d’organiser un deuxième vote sur l’accord de sortie au mois de mars 2019. Le Speaker a même cité cette différence substantielle à l’appui de sa déclaration le 19 mars.

 

Si le contenu de la motion ne change pas, il est beaucoup plus difficile de respecter la règle. John Bercow a précisé que la différence nécessaire « ne se réduisait pas à un changement de mots mais qu’il s’agissait d’un changement portant sur la substance ». Une question importante est celle de savoir si et dans quelle mesure, un changement de circonstance peut s’analyser comme une différence substantielle. Certains MPs ont spontanément avancé que l’acceptation par l’Union d’une demande d’extension de la période de négociation, même courte, pourrait suffire. L’argument est fragile, car le délai supplémentaire est un changement de circonstance dont le seul objet est de permettre l’organisation d’un nouveau scrutin. Il ne modifie pas substantiellement la motion soumise au vote.

 

Un autre argument est de considérer comme une différence substantielle la tenue de votes à la Chambre des Communes excluant la sortie sans accord et demandant au gouvernement de solliciter de l’Union un délai supplémentaire. L’argument est aussi fragile dans la mesure où le gouvernement a eu tôt fait de rappeler aux MPs que le rejet de l’hypothèse du no dealétait sans effet car il s’agit, juridiquement, de la solution par défaut. Il en est de même pour les multiples votes indicatifs organisés le 27 mars à propos desquels le gouvernement a annoncé, par avance, qu’ils ne le lieraient pas. Cependant, il est difficile de deviner ce qui pourrait être la décision du Speakeren cette période de crise sans précédent.

 

D’autres changements de circonstances ont plus de chance de passer le test défendu par le Speaker.Un amendement porté parPeter Kyle et Phil Wilson entend ainsi conditionner l’approbation de la motion à la tenue d’un référendum de confirmation. La question alors posée aux MPs serait substantiellement différente de celle qui a été rejetée le 12 mars 2019. Cette option a été une fois de plus exclue par Theresa May. Une autre différence substantielle pourrait consister dans l’engagement pris par Theresa May de démissionner après la date de sortie et de laisser la place à un autre Premier ministre pour la deuxième phase du Brexit (négociation de la relation future) ou, dans le même ordre d’idées, d’organiser des élections anticipées. Mais ces changements de circonstance apparaissent plus comme un moyen d’obtenir l’inversion du vote que comme une différence substantielle affectant la question posée. Tout dépend donc de l’appréciation du seul Speaker.

 

Face à cet obstacle de taille, le gouvernement a trouvé une solution originale : au lieu de modifier la motion ou de lui ajouter quelque chose, il a proposé de retirer la déclaration sur la relation future. Le Speakera considéré que la nouvelle motion respectait la convention de 1604. Ce terrain d’entente a néanmoins conduit à ce que cet énième vote ne soit pas considéré comme un meaningful voteau sens de la section 13 de la loi de retrait de l’Union européenne de 2018 – texte qui définit un tel vote comme le scrutin qui porte sur le traité de sortie et la déclaration politique. Or, afin que le processus du Brexit se poursuive, le meaningful vote doit être positif. En conséquence, la question de savoir comment le Gouvernement peut satisfaire l’exigence légale qui découle de la section 13 reste entière, sauf à modifier la loi une fois le vote significatif acquis. Quoi qu’il en soit, l’obstacle politique demeure puisque les MPs ont rejeté la motion par 344 voix contre 286 le 29 mars, date initialement prévue pour le Brexit.

 

 

[1] A. Antoine, Droit constitutionnel britannique, Paris, PGDJ, coll. Systèmes, 2eéd., 2018, p. 125-127.

[2] Erskine May’s treatise on the law, privileges, proceedings and usage of Parliament, Londres, Parliamentary Archives Book, 1844, 496 p. La 24eet dernière édition date de 2011 (Londres, LexisNexis, 2011, 1097 p).

[3] Bercow’s ‘regret’ at ministers’ handling of Brexit vote delay. The Guardian, 10 décembre 2018.

[4] Theresa Maw « surprised » John Bercow allowed Brexit amendment, The Guardian, 10 janvier 2019.

[5] Erskine May’s treatise on the law, privileges, proceedings and usage of Parliament, Londres, LexisNexis, 2011, p. 397.