Le Conseil constitutionnel et la publicité des portes étroites

Par Thomas Perroud

<b> Le Conseil constitutionnel et la publicité des portes étroites </b> </br> </br> Par Thomas Perroud

Après l’extraordinaire régression de la publicité du travail juridictionnel qu’a constituée la loi de réforme pour la justice[1], et alors que la justice, dans une bonne partie du monde dit développé, ne cesse de se refermer, on ne s’attendait pas à une évolution positive du Conseil constitutionnel. Pourtant, celui-ci a annoncé le 24 mai 2019 qu’il rendrait dorénavant publiques les contributions extérieures qu’il reçoit dans le cadre de son contrôle a priori de la constitutionnalité des lois.

 

Following the extraordinary regression of the publicity of jurisdictions’ work orchestrated by the Reform for Justice Act[1], and while courts, across the ‘developed’ world, are restricting access to their floor, one couldn’t expect that a positive evolution from the Constitutional council of France. Yet, on May 24, 2019, the latter announced it would make public all exterior contributions received for the purpose of its ex ante judicial review.

 

Par Thomas Perroud, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas – CERSA

 

 

« Il est apparu opportun au Conseil constitutionnel de porter désormais à la connaissance du public non seulement la liste de ces contributions mais aussi le texte même de celles-ci. Ces « contributions extérieures » seront ainsi consultables dans le dossier accompagnant sur le site internet du Conseil les décisions qu’il rend dans le cadre de son contrôle a priori. La seule réserve concernera les documents qui revêtiraient un caractère ordurier ou injurieux. Les contributions adressées spontanément au Conseil constitutionnel n’ayant pas le caractère de documents de procédure, le Conseil constitutionnel ne sera, comme antérieurement, pas tenu d’y répondre. Mais la nouvelle pratique retenue désormais par le Conseil constitutionnel s’insérera bien dans la logique d’ouverture qu’il a choisie. »

 

Nous avions déjà plaidé en faveur d’une telle solution dans le Recueil Dalloz du 10 décembre 2015. Trois ans après nous pouvons nous réjouir que cette procédure secrète soit enfin normalisée. L’évolution présente est donc bienvenue, on le verra. Elle est cependant insuffisante.

 

On relèvera d’abord l’incongruité qui consiste encore à encadrer la procédure devant la plus éminente juridiction de notre pays par des communiqués de presse. C’est de cette manière que le Conseil avait déjà décidé de publier les noms des auteurs de ces contributions[2]. C’est encore de cette manière que le Conseil fait évoluer sa pratique ici.

 

On relèvera encore que l’on aurait aimé que ce soit le Parlement qui se saisisse du problème. Or, ce dernier est resté muet sur cette question constitutionnelle. C’est la société civile et quelques voix universitaires qui ont fait évoluer cette situation scandaleuse qui permet à une instance qui juge la loi d’accepter une procédure secrète, informelle et qui offre à quelques initiés une voie d’accès privilégiée au Conseil[3]. Les Amis de la Terre avait ainsi entamé une procédure devant la juridiction administrative pour demander au Conseil de modifier son règlement de procédure, contentieux qui n’a pas eu de succès, comme il était attendu, mais qui aurait amené cette ONG à porter l’affaire au niveau européen. Ce n’est donc pas à un quelconque sentiment d’injustice profonde, qui aurait frappé le Conseil, qu’il faut attribuer cette évolution, mais à la société civile. Ce combat est parfaitement symptomatique des dysfonctionnements de notre régime de gouvernement. Cette situation choquante n’a pu durer qu’en raison de l’indifférence du Parlement pour les questions constitutionnelles, une alliance objective entre les lobbys d’affaires et certains réseaux universitaires et de hauts fonctionnaires, ainsi qu’un traditionnel désintérêt des membres du Conseil constitutionnel pour leur travail. Elle n’aurait cependant pas pu être obtenue sans le travail, à l’intérieur du Conseil, de certains de ses membres éclairés, et sans l’accord de l’actuel Secrétaire général. Le changement du titulaire de cette fonction vitale de Secrétaire général, le 28 août 2017, a d’ailleurs été bien visible dans la jurisprudence, ainsi que dans l’ouverture unique à la recherche qu’il a organisée avec le projet QPC 2020. Ce projet permettra à des chercheurs sélectionnés par le Conseil d’avoir accès à l’ensemble des archives du Conseil pour les Questions prioritaires de constitutionnalité. C’est la marque d’une ouverture sans précédent d’une juridiction à la recherche en droit.

 

Ce changement, tout à fait positif, est cependant partiel.

 

Il ne concerne tout d’abord pas les contributions passées. Si l’organisation de l’application dans le temps de ce changement de procédure semble tout à fait de bonne administration, il n’en laisse pas moins un goût amer quant à ses implications. Estimer que les auteurs des portes étroites, sous le régime antérieur, bénéficiaient, en quelque sorte, d’un droit au secret, étonne. On voudrait s’écrier comme la Julie de Rousseau, « Les plaisirs du vice et l’honneur de la vertu vous feraient un sort agréable. Est-ce là votre morale ? » Car enfin, peut-on jouir d’un droit au secret, ou même d’une sorte de droit de propriété, sur des écritures soumises à une instance publique qui s’apprête à contrôler la loi ? La justice constitutionnelle, comme la cassation, devrait être considérée comme un moment parlementaire, puisque c’est un moment pendant lequel le sens de la loi peut être modifié, et, à ce titre, relever du régime de publicité approfondi. Mais telle n’est pas la conception de notre droit, qui continue à faire de la justice une petite affaire privée, pour reprendre un mot de Deleuze, en considérant, par exemple, qu’un rapporteur public est propriétaire de ses conclusions.

 

Ensuite, la publicité de la procédure devant le Conseil pourrait être améliorée. Il faut rendre publiques les nombreuses audiences que le Conseil mène dans l’élaboration de sa décision. L’audience entre le Conseil et le Gouvernement devrait aussi faire l’objet d’une publicité et lorsque le Conseil consulte des experts, cette consultation doit aussi être publique. Les conseillers ont ainsi mené de très nombreuses expertises au moment de l’examen de la loi ratifiant le CETA, ils sont même allés à Bruxelles. Or, aucun compte rendu n’existe de ces auditions qui, du coup, n’ont pas pu être débattues contradictoirement avec le gouvernement d’une part, et la société civile de l’autre. Il faut avoir à l’esprit que l’enjeu ultime de cette publicité est bien de défendre les parties au procès, à savoir le Secrétariat général du gouvernement, qui défend la loi, et la société civile qui vient de se voir reconnaître une place officielle dans le procès. Jusqu’à présent, en l’absence de publicité le Secrétariat était maintenu dans l’ignorance et ne pouvait donc pas défendre efficacement la loi. De même, les différents intérêts de la société ne pouvaient pas défendre leurs points de vue, ne sachant pas s’ils devaient se mobiliser et contre qui ils devaient argumenter.

 

Enfin, il faut noter l’élément probablement le plus important de l’annonce : « Les contributions adressées spontanément au Conseil constitutionnel n’ayant pas le caractère de documents de procédure, le Conseil constitutionnel ne sera, comme antérieurement, pas tenu d’y répondre. » Ce point est capital car il est à l’origine de la réticence passée du Conseil à publier les contributions extérieures. Le Conseil ne voulait pas être obligé de motiver son utilisation de telle ou telle solution proposée dans une contribution extérieure. Si cette peur était assez chimérique – aux États-Unis, la Cour suprême utilise librement les contributions qu’elle reçoit sans se justifier -, cette peur est cependant un marqueur malheureux de juridictions françaises qui ne veulent toujours pas motiver leurs choix politiques. Si le Conseil d’État et la Cour de cassation ont fait évoluer la rédaction de leur décision, si le Conseil d’État a fait des progrès notables dans la motivation de ses décisions, les aspects les plus politiques ne sont toujours pas expliqués pleinement. La motivation des décisions du Conseil, comme l’a montré Patrick Waschmann[4], est encore beaucoup trop pauvre et très en dessous du niveau de ses homologues.

 

En conclusion, l’évolution annoncée par le Conseil est tout à fait positive. Le contraste n’en est alors que plus saisissant avec le Conseil d’État, en formation consultative. La procédure n’y est toujours pas prévue de façon à organiser la participation de la société civile, le secret y est toujours de mise et permet donc aux initiés d’influencer le processus d’élaboration de l’avis. Le chemin est donc encore long pour remettre le principe de publicité au centre de l’action de l’État. Ce principe de publicité n’aurait pas pour objet de faire la lumière sur tout, comme les critiques de la transparence comme Alain Finkielkraut[5], Alain-Gérard Slama[6]ou encore Denis Olivennes et Mathias Chichportich[7] l’avancent, mais de permettre aux citoyens de participer et de comprendre les décisions qui s’imposent à eux.

 

 

[1] T. Perroud, « L’anonymisation des décisions de justice est-elle constitutionnelle ? Pour la consécration d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République de publicité de la justice », Blog Jus Politicum, 11 mars 2019.

[2] V. l’analyse d’A. Mbengue, « Propos sur l’empirisme procédural dans le contrôle de constitutionnalité a priori: le cas des « portes étroites » », Jus Politicum, à paraître (n° 22, juillet 2018).

[3] T. Perroud, « Le Conseil constitutionnel et les portes étroites », Blog Jus Politicum, 16 mars 2017.

[4] P. Wachsmann, « Misère du contrôle de constitutionnalité des lois en France : la décision relative à l’incrimination des clients des prostitués », Blog Jus Politicum, 21 février 2019.

[5] V. l’émission Réplique du 12 mai 2018 sur l’ère de la transparence (https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/lere-de-la-transparence). Les apôtres de la transparence sont, pour lui, les « nouveaux Robespierre » (https://www.lepoint.fr/politique/alain-finkielkraut-les-nouveaux-robespierre-11-04-2013-1690487_20.php).

[6] V. par ex. « Le professeur Alain-Gérard Slama analyse le détournement politique du concept de transparence », Le Temps, 15 avril 2013 (https://www.letemps.ch/monde/professeur-alaingerard-slama-analyse-detournement-politique-concept-transparence).

[7] Denis Olivennes et Mathias Chichportich, Mortelle transparence, Albin Michel, 2018.