Un coup d’État en Bolivie ? Retour sur la crise politique bolivienne

Par Victor Audubert

<b> Un coup d’État en Bolivie ? Retour sur la crise politique bolivienne </b> </br> </br> Par Victor Audubert

Le 10 novembre 2019, Evo Morales a démissionné du poste de Président de l’État plurinational de Bolivie, sous la contrainte de mouvements populaires, mais aussi de l’armée et de la police. Un gouvernement de transition, emmené par Jeanine Añez, a pris le pouvoir dans le but de convoquer de nouvelles élections. Cependant, et alors que la crise s’aggrave en Bolivie, aucune date n’a été annoncée.

 

On November 10, 2019, Evo Morales resigned from the position of President of the Plurinational State of Bolivia, acting on coercion of popular movements but also of the army and the police. A transitional government, led by Jeanine Añez, has seized power to organize new elections. However, as the crisis worsens in Bolivia, no date has been announced.

 

Par Victor Audubert, Docteur en droit public à l’Université Sorbonne Paris Nord. Enseignant à Sciences-Po Rennes*

 

 

Coup d’État ou simple démission d’Evo Morales ? La vérité se situe probablement entre ces deux positions. Il faut tout d’abord se rappeler qu’Evo Morales n’aurait pas dû se représenter en 2019 pour un quatrième mandat, puisque la Constitution de 2009 n’en autorise que deux. Alors que le peuple bolivien s’est prononcé contre la réélection lors du référendum du 21 février 2016, le Tribunal constitutionnel plurinational (TCP), sous la pression du pouvoir exécutif, déclare inconstitutionnels les articles de la Constitution limitant la réélection[1].

 

Je suis présent en Bolivie durant cette période en tant qu’observateur international dans le cadre d’un projet de recherche de l’OPALC de Sciences-Po Paris. Le dimanche 20 octobre 2019, il n’y a pas seulement une élection présidentielle en Bolivie. On vote également pour les sénateurs, les députés, et les neuf représentants spéciaux de différents organismes internationaux ; il s’agit donc d’élections générales. Les sénateurs, au nombre de trente-six, sont élus à la proportionnelle dans chaque département, à partir des scores des candidats à la présidence. Les députés sont élus à partir de deux modes de scrutins différents. Moins de la moitié – cinquante-trois sur cent trente – est élue sur des listes départementales, à la proportionnelle, calculée en fonction des scores des candidats à la présidence ; ces derniers sont d’ailleurs les têtes de liste de ces listes départementales. Les autres députés, au nombre de soixante-dix, sont élus dans des circonscriptions uninominales, à la majorité simple. Enfin, sept autres circonscriptions dites « spéciales » sont réservées aux « Nations et peuples indigènes originaires paysans[2] », qui désignent selon leurs us et coutumes leurs représentants.

 

Depuis la Constitution de 2009, le Tribunal suprême électoral (TSE) et plus largement l’organe électoral plurinational (OEP) ont une importance primordiale dans l’organisation des pouvoirs politiques en Bolivie, puisqu’ils constituent désormais le quatrième pouvoir politique, aux côtés des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Il s’agit d’une instance unifiée, c’est-à-dire qu’elle dispose de compétences à la fois administratives – la convocation et l’organisation des élections – et juridictionnelles – le contentieux électoral, en étant la juridiction de dernière instance. Ses décisions sont sans appel et ne peuvent être contestées par aucun organe, y compris par le TCP. Les magistrats sont toujours, comme par le passé, désignés par le Parlement bolivien, c’est-à-dire l’Assemblée législative plurinationale (ALP), à la majorité confirmée des deux tiers. Toutefois, la conjoncture politique a changé : si auparavant aucun parti politique ne pouvait prétendre à une majorité quelconque au sein du Parlement – il était nécessaire de former des coalitions entre plusieurs partis – depuis 2009, le MAS (Movimiento Al Socialismo) – parti politique au pouvoir et qui soutient le Président Evo Morales – dispose des deux tiers des voix dans l’ALP. Cela signifie concrètement qu’il n’est pas obligé de négocier avec l’opposition pour s’entendre sur la désignation des magistrats.

 

La campagne électorale s’est révélée problématique, car le TSE n’a veillé à l’égalité entre les partis politiques ni au niveau du temps de présence dans les médias, ni au niveau des ressources disponibles pour mener à bien leur campagne. Raúl Prada, ancien membre de l’Assemblée constituante et ancien compagnon de route d’Álvaro García Linera, évoque la manipulation du padrón electoral, c’est-à-dire des listes électorales, afin de favoriser l’enregistrement des citoyens boliviens dans les zones favorables au MAS. Fernando Molina, correspondant pour le journal espagnol El País, considère que le MAS est surreprésenté dans la propagande électorale diffusée à la télévision. En réalité, le TSE est très favorable au parti présidentiel, tandis qu’il contrôle avec un zèle tout particulier les spots de campagne des autres partis politiques. J’ai moi-même été surpris de constater, lors de mon arrivée à l’aéroport de Santa Cruz, que les écrans de l’aéroport, en plus d’afficher les règles de sécurité, diffusaient les spots de campagne d’Evo Morales : Evo y Pueblo, futuro seguro.

 

L’habilitation des candidats à la présidence et la vice-présidence a également été problématique. Ainsi, lorsque Jaime Paz Zamora, ancien Président de la République et candidat pour le Parti démocrate-chrétien (PDC), a décidé de ne plus participer à l’élection présidentielle, le TSE a dans un premier temps refusé la renonciation du candidat chrétien-démocrate, en fondant sa décision sur une interprétation très restrictive de la Loi sur les organisations politiques. Selon Salvador Romero, cette décision visait à conserver une division dans l’opposition et à favoriser ainsi le MAS. Par la suite, le TSE a accepté que Jaime Paz Zamora renonce, tout comme Edwin Rodríguez, candidat à la vice-présidence pour le parti Bolivia Dice No.

 

Dimanche 20 octobre 2019 au soir, le TSE annonce les résultats préliminaires du TREP (Transmission des Résultats Électoraux Préliminaires). Ce système permet d’avoir rapidement des résultats fiables, dès 20h le soir de l’élection, sur environ 90% des suffrages exprimés. Celui-ci fonctionne grâce aux nouvelles technologies. Une personne désignée par le TSE prend en photo l’acte du bureau de vote, puis l’envoie avec son téléphone portable à un centre de traitements où un logiciel traite les actes reçus. Les résultats préliminaires sont par la suite affichés sur le site internet de l’OEP, et actualisés en temps réel. Les premiers résultats donnent 45% pour le MAS, et 37% pour Comunidad Ciudadana (CC), le principal parti concurrent. Pour être élu dès le premier tour, le MAS doit avoir un score supérieur à 40%, avec un écart d’au moins dix points avec le parti arrivé en deuxième position. À ce stade du décompte, il y aurait donc un second tour pour l’élection présidentielle.

 

Cependant, le TREP cesse rapidement de s’actualiser, à environ 83% du décompte. Le lendemain, lundi 21 octobre, le TREP est toujours bloqué. Le Vice-Président du Tribunal suprême (TSE) Antonio Costas, explique en off qu’il s’agit d’une décision politique de la formation plénière du TSE et non pas d’un problème technique comme l’ont annoncé les magistrats dans une déclaration de presse. Cette décision aurait été prise car l’écart entre les deux candidats se resserrait de plus en plus, et qu’ils souhaitaient éviter des « risques de polémiques ». Toujours selon Antonio Costas, alors que le TSE annonçait un TREP à 83% des actas (les procès-verbaux des bureaux de vote) transmis, le TSE aurait eu en sa possession 93% des actas (soit environ 6800), mais aurait décidé de bloquer le système à 83%.

 

Le TREP est finalement relancé en fin de journée. Et l’écart entre les deux candidats, loin de s’être réduit, s’est accru de plus belle. Evo Morales n’est maintenant qu’à un point de la victoire. À partir de la fin de l’après-midi, plusieurs dizaines de milliers de personnes – majoritairement des étudiants – se massent sur l’avenue Arce à La Paz. Tous manifestent contre ce qu’ils nomment le « vol » de leur élection. Toutefois, peu soutiennent Carlos Mesa. Ils souhaitent le respect de la Constitution et une alternance que beaucoup chez les étudiants et les plus jeunes n’ont jamais connue.

 

Le mardi 22 octobre, le TSE finit par proclamer les résultats définitifs : Evo Morales et le MAS remportent les élections générales dès le premier tour, avec 47,08% des suffrages exprimés, contre 36,51% pour Carlos Mesa et CC. Il y a formellement plus de dix points d’écart ; il n’y aura pas de second tour pour l’élection présidentielle. Très rapidement, des soupçons de fraude se portent sur le vote dans les zones rurales où les pressions sur les communautés de paysans ou d’indigènes s’exercent plus facilement que dans les villes. L’opposition soupçonne également le TSE d’avoir modifié certains actas afin d’enlever des voix à CC et de les ajouter au MAS.

 

En tant qu’observateur international durant ces élections, je peux affirmer qu’il n’y a pas eu de fraude dans les centres urbains ; il y avait beaucoup de délégués des différents partis politiques, et du civisme de la part des Boliviens. On peut en revanche avoir quelques doutes en ce qui concerne les opérations de vote dans les campagnes : il n’y a que peu de contrôle lors des dépouillements et des pressions peuvent être exercées sur des communautés indigènes ou paysannes pour voter pour le parti présidentiel – bien que ce soit un phénomène qui ait toujours existé. Surtout, c’est au niveau des procès-verbaux que les irrégularités auraient été les plus fortes, avec une modification du nombre de suffrages accordé au MAS. C’est l’avis de l’Organisation des États américains (OEA), qui a rendu son rapport le dimanche 10 novembre, à la demande du gouvernement.

 

Toutefois, les soulèvements populaires et pacifiques des premiers jours ont laissé place à une récupération d’une contestation authentiquement populaire par la droite conservatrice et blanche de Bolivie de l’Oriente, dont Luis Fernando Camacho est le héraut. Fervent croyant, il a convaincu Jeanine Añez de ramener une bible au Palais présidentiel ; ce fut la première décision de la nouvelle présidente. Ainsi, à partir d’un mouvement populaire, la droite conservatrice a pu reprendre pied dans un pays où elle était affaiblie depuis au moins les élections de 2009.

 

Le dimanche 10 novembre, avec la publication du rapport de l’OEA, la crise politique s’est accentuée au point d’aboutir à une crise institutionnelle, avec la vacance du pouvoir exécutif. Le Président, le Vice-Président et la Présidente du Sénat ont tous démissionné, la ligne de succession constitutionnelle est finie. Alors qu’Evo Morales, conformément à l’audit réalisé par l’OEA, déclare la convocation de nouvelles élections, la police et l’armée exigent le départ du Président. Tout laisse à penser que de fortes pressions ont été exercées sur ces corps pour qu’elles lâchent Evo Morales et laissent un gouvernement de transition s’installer pour de nouvelles élections. Ces pressions sont inacceptables dans un État de droit. La position de l’Espagne, qui constitue le principal interlocuteur européen en Amérique latine, est à mon sens pertinente. Elle condamne « le fait que le processus ouvert en vue de la convocation d’élections a été biaisé par l’intervention des forces armées et de la police qui ont demandé à Evo Morales de présenter sa démission ». « Cette intervention, comme le rappelle le ministère des affaires étrangères espagnol, renvoie à des moments passés de l’histoire de l’Amérique latine ». Face à cette « intervention », le Mexique a offert l’asile politique à Evo Morales, qui a accepté aux côtés d’Álvaro García Linera et de Gabriela Montero, craignant pour sa sécurité et celle de ses proches.

 

Evo Morales était Président jusqu’au 22 janvier 2020. Formellement, on peut parler d’un coup d’État, en ce que des groupes ont fait pression sur un gouvernement légalement constitué pour que ce dernier renonce. Les violences qui ont suivi le départ d’Evo Morales, favorisées par l’absence de la police et de l’armée dans les rues, ont permis de légitimer l’installation d’une sénatrice démocrate-chrétienne qui, par le truchement des sièges vides, est devenue Présidente par intérim. Le TCP a reconnu la constitutionnalité de sa présidence dans un communiqué en date du 12 novembre, où le juge constitutionnel explique que la succession constitutionnelle ne nécessite pas l’approbation du Parlement bolivien ; Jeanine Añez est Présidente ipso facto.

 

Cependant, et bien que le manque de légitimité aurait dû contraindre l’action de son gouvernement provisoire à la seule convocation de nouvelles élections générales et la rénovation du Tribunal électoral, la Présidente Añez a commencé à dérouler un agenda politique résolument marqué à droite, militariste et néolibéral. L’un de ses premiers actes fut d’abroger, de manière parfaitement inconstitutionnelle, la sentence constitutionnelle n°0084/2017 du 28 novembre 2017 permettant la réélection indéfinie des autorités exécutives en Bolivie, et donc la réélection d’Evo Morales. Une autre décision, plus préoccupante encore, prise sous la forme d’un décret suprême exonère les militaires de toute responsabilité pénale dans leurs actions pour le « rétablissement de l’ordre interne ». La Cour interaméricaine des droits de l’Homme s’en est ouvertement émue, parlant d’une décision qui « ne respecte pas les standards internationaux des droits humains et par son style aggrave une répression violente ». Alors que l’ALP est toujours contrôlée par le MAS et que les deux chambres se sont dotées de nouvelles présidences et envisagent légiférer, on peut s’inquiéter d’un pouvoir exécutif dénué de toute légitimité démocratique et déroulant un agenda contraire à la majorité politique du Parlement. Surtout, aucune date pour la convocation des nouvelles élections n’a encore été annoncée. Ce que nous voyons aujourd’hui en Bolivie, c’est l’instauration de deux pouvoirs constitutionnels concurrents, l’un incarné par la droite de l’Oriente, l’autre représentant les intérêts du MAS et des secteurs indigènes-paysans.

 

La Bolivie s’enfonce chaque jour un peu plus dans une situation de guerre civile, en témoigne la répression des partisans du MAS par l’armée, qui a fait plus de neuf morts à Cochabamba le 16 novembre, et huit morts à Senkata le 19 novembre. Toutefois, le jeudi 21 novembre, un accord semble avoir été trouvé entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sur trois points : l’annulation des élections du 20 octobre ; la nomination de nouveaux magistrats au TSE ; enfin, la convocation prochaine des élections. Espérons que le nouveau processus électoral marque la fin des violences, et permette à la Bolivie de se doter d’un pouvoir exécutif réellement démocratique.

 

 

*  Ses travaux portent sur le constitutionnalisme bolivien et latino-américain plus généralement. 

[1] « La décision du 28 novembre 2017 du Tribunal constitutionnel plurinational bolivien [en ligne] », Jus Politicum blog, 20 septembre 2018. Disponible sur : http://blog.juspoliticum.com/2018/09/20/juger-de-linconstitutionnalite-dune-norme-constitutionnelle-le-cas-de-la-decision-du-28-novembre-2017-du-tribunal-constitutionnel-plurinational-bolivien-par-victor-audubert/

[2] Il s’agit de la formule consacrée en Bolivie pour désigner les peuples autochtones.

 

Crédit photo: Eneas De Troya, Flickr.com, CC 2.0, recadrage et retouche photo.