Listes « communautaristes » : interdiction d’interdire ?

Par Guilhem BALDY

<b> Listes « communautaristes » : interdiction d’interdire ? </b> </br> </br> Par Guilhem BALDY

Une proposition de loi a été déposée à l’Assemblée nationale visant à interdire le dépôt de candidature à une élection d’une liste ouvertement communautariste. Si cette proposition est manifestement inconstitutionnelle, elle illustre néanmoins les difficultés d’appréhension juridique du communautarisme.

 

A bill has been introduced in French Parliament in order to ban the candidacy for an election of an openly communitarian list. Certainly unconstitutional, this motion underlines the difficulties of a legal answer to communautarism.

 

Par Guilhem Baldy, Doctorant en droit public à l’Université Jean Moulin Lyon III (Equipe de Droit Public de Lyon).  

 

 

« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » La célèbre formule prononcée par Saint-Just résonne à la lecture de deux propositions de lois déposées par des parlementaires Les Républicains à l’automne 2019 dans chacune des assemblées. S’appuyant notamment sur les résultats de l’Union des démocrates musulmans français aux élections européennes de 2019 – la liste a recueilli 28 469 voix, soit 0.13% des suffrages –, des membres éminents de l’opposition de droite se sont émus d’une potentielle menace communautariste qui pèserait désormais sur les scrutins.

 

Le texte proposé par M. Retailleau[1], le 8 novembre 2019, « tendant à assurer le respect des valeurs de la République face aux menaces communautaristes » suscite évidemment la curiosité en ce qu’il constitue une première tentative de concrétisation, sur le plan juridique, de la proposition d’interdire les listes dites « communautaristes ». L’intitulé de la proposition place celle-ci sous le patronage légitimant de la défense de la République, l’exposé des motifs dévoilant l’identité de son adversaire en affichant une inquiétude face à « l’essor de l’Islam radical » et à son « projet ouvertement sécessionniste ». Un pan de cette proposition concentre ici notre attention, celui qui établit une interdiction de déposer, pour les élections donnant lieu à un scrutin de liste, des listes dont le titre affirmerait ou ferait « clairement comprendre » que les candidats « entendent contrevenir aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité en soutenant les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse ». Concrètement, l’idée consiste à compléter les éléments d’ordre formel que doivent nécessairement contenir les candidatures à une élection (signatures, preuve du consentement des membres présents sur la liste, justificatif d’identité, etc.) par une condition matérielle qui assujettit la validité de la candidature au respect de certains principes.

 

Si une telle proposition est assurément vouée à un échec parlementaire, elle a sans nul doute rempli l’objectif initial de l’opposition de droite à savoir l’émergence d’un débat politique sur la question très spécifique des listes communautaristes. À la lecture des différentes prises de position des responsables politiques, le constitutionnaliste voit apparaître une série d’interrogations qui stimulent son étude ininterrompue des formes actuelles de la démocratie. Que penser du principe même d’une interdiction de certaines idées considérées comme attentatoires à des principes d’ordre constitutionnel en entravant, en l’espèce, leur expression par le suffrage ? Quid de la constitutionnalité de l’interdiction telle que formulée dans la proposition de loi ? Plus largement, quelle est la marge de manœuvre dont dispose le législateur dans le cadre constitutionnel règlementant l’organisation et le fonctionnement des partis politiques ? Enfin, se pose inévitablement la question de l’efficacité d’une telle mesure dans le cadre de la lutte contre le communautarisme.

 

En se penchant plus en avant sur les contours de la liberté de candidature dans le cadre constitutionnel français, l’inconstitutionnalité de l’interdiction législative de déposer une liste ouvertement communautariste est flagrante, quand bien même son application en pratique semble difficilement concevable (I). Cela met en lumière les différents obstacles auxquels est confrontée toute tentative de réponse juridique visant à lutter contre le communautarisme dans le cadre d’une démocratie pluraliste (II).

 

 

I. Une proposition manifestement inconstitutionnelle

Les rédacteurs de la Constitution de 1958 ont fait un choix inédit en reconnaissant au sein du texte constitutionnel l’existence des partis politiques et, implicitement, l’importance du principe de pluralisme. En effet, l’article 4 souligne le rôle des partis et groupements politiques qui « concourent à l’expression du suffrage » en précisant qu’ils se « forment et exercent leur activité librement ». Néanmoins, cette liberté est conditionnée puisqu’ils « doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». La lecture des débats de l’été 1958 renseigne sur l’objectif initialement poursuivi. C’est le parti communiste qui était directement visé par les auteurs de l’amendement proposé devant le Comité consultatif constitutionnel, effrayés par l’épanouissement d’un parti à « obédience étrangère » qui souhaite mettre en œuvre la « dictature du prolétariat ».[2] Toutefois, l’absence de précisions supplémentaires s’agissant du contenu des principes qui doivent être respectés par un parti pour exister ou sur l’identité de l’organe compétent pour se prononcer sur la constitutionnalité d’un parti a privé de tout caractère opérationnel cette dimension de l’article 4.

 

En résulte alors une protection accrue des groupements politiques, largement appuyée sur le principe du pluralisme. Le Conseil constitutionnel considère que ce principe est « un fondement de la démocratie »[3], permettant de protéger « l’expression démocratique des divers courants d’idées et d’opinions »[4]. A travers la sauvegarde de la liberté d’expression, qui revêt « une importance particulière dans le débat politique et les campagnes électorales »[5], c’est l’épanouissement du pluralisme qui est garanti. Le cadre constitutionnel apparaît donc assez clair : une disposition législative limitant la liberté de candidature constitue une importante restriction à la liberté d’expression pourtant inhérente au pluralisme démocratique.

 

Si l’on revient à la proposition de M. Retailleau, seraient visées par l’interdiction les candidatures qui contreviennent « aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité en soutenant les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse ». Appuyé sur des « revendications » difficilement identifiables, le critère relatif à l’opinion portée par la liste souffre d’une trop grande imprécision. De plus, la délimitation du contenu des principes dont le respect est rendu obligatoire est incertaine. Par exemple, les auteurs de la proposition semblent compléter par voie législative les dispositions de l’article 4 de la Constitution. En y intégrant le respect de la laïcité, ils se livrent à une interprétation extensive des principes constitutionnels d’autant plus contestable qu’en l’état actuel du droit, il n’existe pas d’obligation de neutralité religieuse pesant sur l’élu[6]. Sur un plan plus prosaïque, de quelle manière la préfecture va-t-elle pouvoir juger de la conformité ou non du titre de la liste à de tels principes ? Quelles garanties sont-elles offertes en cas de refus d’enregistrement de la liste ? En outre, le contrôle porte uniquement sur le titre de la liste. Si l’on juge du caractère communautariste d’une liste en fonction de son intitulé, le contournement de la règle est enfantin : il suffira de ne pas afficher ouvertement la contrariété de la liste avec les principes concernés. Sans efficacité évidente, la justification de l’importante restriction des principes constitutionnels (liberté d’expression, pluralisme) se trouve très affaiblie. En bref, l’atteinte portée par la mesure d’interdiction n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée à l’objectif de lutte contre le communautarisme.

 

 

II. L’appréhension délicate du communautarisme dans le cadre démocratique

Les tentatives visant à faire évoluer le cadre juridique pour appréhender au mieux la problématique communautariste butent fatalement sur des difficultés de définition. En premier lieu, le prisme de la religion dans la détermination du caractère communautariste d’une entité emporte nécessairement un subjectivisme peu conciliable avec les exigences de la règlementation constitutionnelle, particulièrement vis-à-vis du principe d’égalité. Si les craintes contemporaines semblent concerner au premier plan la religion musulmane, elles suscitent cependant l’embarras pour établir une distinction claire entre un « Islam politique » considéré comme inacceptable et un Islam qui serait électoralement compatible, renforçant alors le risque de graves discriminations. D’aucuns ironisent ainsi, non sans provocation, sur l’absence de critiques relatives à l’existence d’un parti chrétien démocrate. En second lieu, s’appuyer sur un critère plus objectif en se référant à l’unicité et l’indivisibilité de la République ne rend pas la tâche plus aisée. En effet, la conception française selon laquelle la République ne supporte en aucun cas la sécession doit pourtant être conciliée avec l’exigence du pluralisme démocratique. En la matière, celui-ci implique la possibilité de présenter sur la scène politique des opinions diverses et variées, qu’il s’agisse de défendre une décentralisation poussée, le fédéralisme européen, des particularismes locaux ou encore des velléités d’indépendance.

 

Plus largement, se pose la question de la vitalité de notre démocratie. Établir, au sein d’une démocratie, une interdiction fondée sur un critère d’opinion réveille ce que Raymond Aron appelait la « vieille contradiction », celle d’accorder « le bénéfice de la liberté à ceux qui vous le refuseraient s’ils en avaient la force »[7]. En effet un État confiant vis-à-vis de la solidité de ses institutions démocratiques ne devrait pas interdire l’expression, par le truchement de la candidature à une élection, d’opinions parfois étrangères aux principes démocratiques. La foi démocratique consiste à vaincre les idéologies menaçantes par le débat d’idées, ce qui suppose de permettre à celles-ci de s’exprimer sur la place publique et donc, par la même occasion, de se présenter à des élections libres.  La protection impérieuse du pluralisme doit avoir l’effet vertueux de renforcer la vigueur démocratique.

 

Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de nier les problèmes posés à nos institutions par le développement d’attitudes communautaristes dont l’ampleur reste difficile à évaluer. Si la Constitution de 1958 ne prévoit pas de dispositif pour déclarer des partis politiques inconstitutionnels, à la différence de l’Allemagne par exemple[8], le droit français contient déjà des outils qui pourraient être utilisés afin de lutter contre les dangers du communautarisme, quels qu’ils soient. Outre la voie judiciaire ouverte par la loi de 1901 qui peut permettre d’obtenir la dissolution d’une association « fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui aurait pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement » – très peu utilisée [9] –, il existe une procédure de dissolution administrative. Celle-ci, codifiée à l’article L.212-1 du Code de la sécurité intérieure, prévoit la possibilité de dissoudre par décret du président de la République en Conseil des ministres des associations ou groupements pour toute une série de motifs : caractère de groupes de combats, menace sur l’intégrité du territoire national ou sur la forme républicaine du Gouvernement, incitation à la discrimination et à la haine, activités de terrorisme…[10] Cependant, l’efficacité de ce type d’actions doit être relativisée. Se débarrasse-t-on réellement d’une idéologie par l’anéantissement des structures qui la portent ? À l’opposé, les risques sont importants. D’une part, la marginalisation d’une opinion peut paradoxalement emporter sa profusion sous l’effet d’un phénomène de « martyrisation ». D’autre part, l’exclusion du champ politico-électoral radicalise le mouvement et ouvre la voie à la clandestinité et aux actions violentes. D’ailleurs, si l’Exécutif a bel et bien prévu de présenter d’ici quelques semaines un plan de lutte contre le communautarisme, l’interdiction des listes communautaristes ne devrait pas en faire partie. Emmanuel Macron s’est en effet prononcé à l’automne 2019 contre cette mesure en appelant à une réponse plus « pragmatique » pour lutter efficacement contre « ceux qui développent un projet communautariste »[11]. Reste encore à déterminer laquelle…

 

 

[1] Une proposition relevant du même ordre a été déposée à l’Assemblée nationale, le 6 novembre 2019, par le député LR Eric Pauget. Celle-ci n’a pas pour objet d’interdire les listes communautaristes, mais d’aboutir à un résultat similaire par le truchement de l’introduction d’un « critère individualisé d’inéligibilité » en étendant le champ de l’enquête administrative et en rendant obligatoire, au moment du dépôt de la candidature, la communication du bulletin n° 3 du casier judiciaire. Proposition de loi relative à la sécurisation des mandats électoraux municipaux, http://www.assemblee- nationale.fr/15/propositions/pion2385.asp.

[2] Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Paris, La Documentation française, 1991, volume II, p. 128.

[3] Cons. const., décision n° 2017-651 QPC du 31 mai 2017.

[4] Cons. const., décision n° 89-271 DC du 11 janvier 1990.

[5] Cons. const., décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017.

[6] Conseil d’Etat, 23 décembre 2010, n°337899, A.W.S.A France. Néanmoins, l’article 4 de la proposition de loi modifie la charte de l’élu local contenue dans l’article L. 1111-1-1 du code général des collectivités territoriales afin d’intégrer l’obligation de respecter le principe de laïcité et celle de s’abstenir de manifester des opinions religieuses

[7] Raymond ARON, « A propos de la Constitution de la IVe République », 1945, texte reproduit in Jus Politicum n° 23 (décembre 2019), p. 175.

[8] Article 21 alinéa 2 de la Loi fondamentale. Voir sur la question : Alexis FOURMONT, « L’égalité des chances des partis politiques en droit allemand », Les Petites affiches, n° 135, p. 7-11.

[9] V. Romain RAMBAUD, Droit des élections et des référendums politiques, Issy-les-Moulineaux, LGDJ-Lextenso, 2019, p. 452.

[10] Romain Rambaud confirme que cette procédure est « de nature à limiter la marge de manœuvre matérielle mais aussi idéologique des partis politiques » (Ibid., p. 452).

[11] Bulletin quotidien du 20 novembre 2019.

 

Crédit photo: UMP, Flickr, CC2.0