« Affaire des sirops Monin » : la souplesse déontologique du Bureau de l’Assemblée nationale

Par Baptiste Javary

<b> « Affaire des sirops Monin » : la souplesse déontologique du Bureau de l’Assemblée nationale </b> </br> </br> Par Baptiste Javary

L’ouverture du procès de François Fillon incite à s’interroger sur les progrès accomplis en matière de déontologie parlementaire à la suite de cette affaire. La récente décision du Bureau de l’Assemblée nationale n’invite pas à l’optimisme. Lors de sa réunion du 15 janvier 2020, le Bureau a décidé de ne pas sanctionner un député ayant méconnu le code de déontologie en faisant la promotion, relayée sur les réseaux sociaux, d’une marque française de sirops dans les locaux de l’Assemblée nationale. Le Bureau s’est fondé sur une interprétation très souple du code qui apparaît contraire à l’esprit de la règle. Cet épisode montre qu’un système fondé sur l’autorégulation peine à faire émerger une véritable culture de la déontologie au sein du Parlement.

 

On January 15, 2020, the  Bureau of the French National Assembly decided not to sanction a deputy who breach the code of conduct by promoting a French trademark of syrups on social medias with the resources of the National Assembly. The Bureau based its decision on a very soft interpretation of the code that seems far from the aim and the spirit of the rule. That episode shows that a system based on autoregulation barely succeed to foster a culture of ethics within Parliament.

 

Par Baptiste Javary, Docteur en droit public de l’université Paris Nanterre (CRDP), auteur d’une thèse sur la déontologie parlementaire

 

 

À la suite de divers scandales, les règles déontologiques qui encadrent l’activité des députés se multiplient ces dernières années pour tenter d’améliorer l’image du Parlement et la confiance des citoyens envers leurs représentants. Ces règles constituent autant de contraintes qui pèsent sur les parlementaires. Dans sa décision n° 2018-767 DC du 5 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a posé une limite à leur expansion en faisant « du respect de la liberté des membres du Parlement dans l’exercice de leur mandat », une nouvelle exigence constitutionnelle[1]. Cette exigence signifie que les parlementaires demeurent libres de définir et d’appliquer leur propre déontologie[2]. L’élaboration de ces règles s’effectue, soit à l’invitation de l’exécutif, qui au travers d’un projet de loi, incite le Parlement à adopter de nouvelles règles[3], soit à l’initiative des parlementaires qui se dotent d’outils tels qu’un code de déontologie[4]. En dépit de la présence d’organes de déontologie dans chaque assemblée (déontologue à l’Assemblée nationale et comité de déontologie au Sénat), le Bureau reste le seul organe décisionnaire en la matière. Ce système d’autocontrôle, respectueux de la souveraineté du Parlement, confère au Bureau, organe politique, une marge d’appréciation dont l’usage n’apparaît pas toujours conforme à l’esprit de la règle. Dernier exemple en date, le 15 janvier 2020, le Bureau de l’Assemblée nationale a décidé de ne pas sanctionner un député ayant méconnu les dispositions du code de déontologie.

 

L’affaire remonte au 14 novembre 2019,  le député du groupe La République en Marche de la 1re circonscription du Cher, François Cormier-Bouligeon, publie sur son compte Twitter une photo de lui à la buvette de l’Assemblée nationale, devant cinq bouteilles de sirop Monin (marque française spécialisée dans la distribution pour les professionnels du bar et de la restauration) équipées de pompes permettant d’extraire le liquide, accompagnée du texte suivant : « Grâce aux pompes offertes par les #SiropsMONIN et livrées par mes soins, tous les députés pourront désormais être servis en un temps record lors des suspensions de séance ! ». La publication a suscité de vives réactions, les internautes dénonçant une opération promotionnelle réalisée, qui plus est, dans les locaux de l’Assemblée nationale. Le député s’en défend sur son compte, indiquant « avoir agi gratuitement comme ambassadeur de tous les produits de la terre du Berry ».

 

Saisie de la publication, la déontologue y a vu une atteinte à l’article 5 du code de déontologie, selon lequel les députés doivent s’abstenir « d’utiliser les locaux ou les moyens de l’Assemblée nationale pour promouvoir des intérêts privés ». La procédure définie à l’article 80-4 du Règlement prévoit que « lorsqu’il constate, à la suite d’un signalement ou de sa propre initiative, un manquement aux règles définies aux articles 80‑1 à 80‑5 et dans le code de déontologie, le déontologue en informe le député concerné ainsi que le Président. Il fait au député toutes les recommandations nécessaires pour lui permettre de se conformer à ses obligations». Après en avoir informé le président, la déontologue a recommandé au député de supprimer la publication litigieuse. Ce dernier ne s’étant pas conformé à cette recommandation, la déontologue a saisi le président de l’Assemblée nationale, lequel a saisi le Bureau qui disposait de deux mois pour se prononcer.

 

L’affaire est examinée par le Bureau lors de sa réunion du 15 janvier 2020. Selon le compte-rendu, le Bureau confirme que le député a méconnu les dispositions de l’article 5 du code de déontologie « en utilisant sa qualité de député pour une action promotionnelle sur les réseaux sociaux ; et ne s’est pas conformé aux recommandations de la Déontologue ». Il a cependant estimé qu’en l’absence de conflit d’intérêts, il n’y avait pas lieu à statuer. Cette conclusion ne manque pas de surprendre et appelle plusieurs remarques. Sur la forme, en confirmant l’existence d’un manquement et en décidant de n’appliquer aucune sanction, le Bureau a effectivement statué sur la requête de la déontologue contrairement à ce qu’indique le compte-rendu. Sur le fond, la solution procède d’une interprétation prétorienne du code de déontologie. En effet, son article 5 sanctionne le fait d’utiliser les moyens de l’Assemblée nationale pour promouvoir des intérêts privés, que cette action soit intéressée ou non. Or, le Bureau semble faire de l’existence d’un conflit d’intérêts, et donc d’une contrepartie financière, une condition nécessaire à l’application d’une sanction disciplinaire.

 

Outre que ce critère n’est nullement prévu par le code de déontologie, son application par le Bureau interroge au regard de la définition d’un conflit d’intérêts posée par le Règlement. Le second alinéa de l’article 80-1 indique que « les députés veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement toute situation de conflits d’intérêts dans laquelle ils se trouvent ou pourraient se trouver ». La définition retenue est particulièrement large. Selon le 3e alinéa du même article, « un conflit d’intérêts est entendu comme toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts privés de nature à influencer ou paraître influencer (nous soulignons) l’exercice indépendant, impartial et objectif du mandat ». Cette définition est exigeante. Pour reprendre les mots de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique (dite commission Sauvé) « l’acteur public doit veiller autant à prévenir les situations effectives de conflit d’intérêts que les apparences qui pourraient susciter le doute ou le soupçon dans un esprit raisonnable »[5]. En l’espèce, si les pompes à sirop ont été offertes gratuitement, la mise en ligne de la photo accompagnée d’une légende où marque apparaît clairement, s’apparente à une publicité. La publication, toujours en ligne, crée objectivement un doute sur les motivations du député, quand bien même ce dernier n’aurait reçu aucune contrepartie de la part de l’entreprise.

 

Pour cette raison, le Bureau aurait pu sanctionner le député d’un simple rappel à l’ordre pour avoir refusé de se conformer aux recommandations de la déontologue. Une telle démarche aurait au moins eu le mérite de lui apporter son soutien. À l’inverse, le message envoyé est clair : le Bureau reste l’unique pouvoir décisionnaire. La décision du Bureau n’apparaît pas pour autant comme un désaveu pour la déontologue, laquelle ne peut que constater l’existence d’un manquement. Elle a d’ailleurs été suivie par le Bureau sur ce point, lequel décide ensuite librement d’appliquer ou non une sanction disciplinaire. En refusant de prononcer une telle sanction, le Bureau n’a sans doute pas voulu créer un précédent trop strict à l’égard des députés qui souhaiteraient mettre en avant des produits de leur circonscription. Cet épisode montre la difficulté qu’il y a à distinguer une démarche louable de valorisation culturelle des territoires et une opération promotionnelle pour une entité commerciale. La présence d’un conflit d’intérêts est une première piste, mais l’appréciation du Bureau, réduite aux seuls conflits d’intérêts réels, n’est guère convaincante, car elle a pour effet de limiter la portée de la règle déontologique.

 

Une autre solution pourrait consister à s’intéresser à la démarche elle-même et au type de produit mis en valeur. Il arrive fréquemment que les députés participent à la promotion de leur territoire en invitant leurs collègues à une dégustation de produits du terroir, issus d’un véritable savoir-faire, y compris dans les locaux de l’Assemblée nationale. Ces initiatives sont parfois relayées sur les réseaux sociaux et ne suscitent pas l’indignation. En revanche, toute publicité pour une entreprise commerciale clairement identifiée, réalisée dans les locaux de l’Assemblée nationale comporte un risque déontologique. Le Parlement n’a pas vocation à être la vitrine d’intérêts commerciaux. La solution dégagée par le Bureau n’apparaît pas en mesure d’assurer le respect de cette règle élémentaire.  Face à de telles interprétations, la déontologie interne au parlement apparaît véritablement comme un droit souple, dont l’effectivité varie en fonction des situations et du bon vouloir des acteurs. Cet épisode montre, au-delà des bonnes intentions et en dépit de la multiplication des règles et des contrôles, que l’acculturation des parlementaires à la déontologie peut encore largement progresser.

 

 

 

[1] Cons.const., 5 juillet 2018, n°2018-767 DC, sur la résolution relative aux obligations déontologiques et à la prévention des conflits d’intérêts des sénateurs, Constitutions, 2018, n°2, p. 228-230, note Bachschmidt ; AJDA 2018 p.1426.

[2] Agnès Roblot-Troizier, « La liberté́ des membres du parlement dans l’exercice de leur mandat versus les nouvelles contraintes pesant sur les parlementaires », Titre VII, 2019, n°3, p. 17-23.

[3] Loi organique n° 2013-906 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ; Loi organique n° 2017-1338 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique; Loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.

[4] L’Assemblée nationale a adopté un code de déontologie en 2011, dont la version en vigueur date du 9 octobre 2019.

[5] Pour une nouvelle déontologie de la vie publique, Rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, La Doc. Fr., 2011, p. 11.