Le droit constitutionnel belge à l’épreuve du COVID-19 (2/2)

Par Julian Clarenne et Céline Romainville

<b> Le droit constitutionnel belge à l’épreuve du COVID-19 (2/2) </b> </br> </br> Par Julian Clarenne et Céline Romainville

Dans un billet précédent, nous avons analysé la première séquence de la gestion de crise en Belgique, caractérisée par l’adoption des mesures de confinement par l’autorité fédérale. Nous abordons maintenant la deuxième séquence, toujours sous l’angle du droit constitutionnel : l’attribution des pouvoirs spéciaux aux différents exécutifs du pays, ainsi que l’évolution du contrôle parlementaire dans un contexte de confinement et de distanciation sociale.

 

In a previous post, we analyzed the first sequence of the coronavirus crisis management in Belgium, characterized by the adoption of containment measures by the federal authority. We now turn to the second sequence, again from the perspective of constitutional law: the attribution of special powers to the federal and federated governments, and the evolution of parliamentary control in a context of social distancing.

 

Par Julian Clarenne, Doctorant à l’Université Saint-Louis – Bruxelles (centre interdisciplinaire de recherches en droit constitutionnel et administratif), et

Céline Romainville, Professeure à l’Université catholique de Louvain (Centre de recherche sur l’État et la Constitution)

 

 

Après avoir examiné les mesures de police prises par le gouvernement fédéral belge afin de lutter contre la propagation du COVID-19, nous analysons, dans ce deuxième billet, la manière dont l’exercice des pouvoirs s’est réorganisé au niveau des différentes collectivités politiques dans l’adoption des politiques de gestion immédiate des conséquences de la crise.

 

Rappelons-le : la Belgique dispose d’une « Constitution de temps de paix », interdisant toute forme de suspension de ses dispositions. Dans le cadre de la pandémie de COVID-19, il a toutefois été fait d’usage d’une technique législative, les « pouvoirs spéciaux », qui n’est pas expressément balisée par les textes constitutionnels, et qui permet, dans des circonstances exceptionnelles, de renforcer la capacité des gouvernements à agir de manière rapide et efficace. Après avoir explicité les contours de cette technique (IV), et mis en exergue les particularités de son activation dans le cas d’espèce (V), nous porterons notre regard sur la manière dont le contrôle parlementaire prend forme en cette période de crise (VI).

 

 

IV. La technique des pouvoirs spéciaux

Par l’adoption d’une loi de pouvoirs spéciaux, le législateur habilite son gouvernement à régler seul des matières qui, en principe, relèvent du pouvoir législatif. Le gouvernement investi de pouvoirs spéciaux peut ainsi adopter des arrêtés délibérés en Conseil des ministres qui modifient, complètent, abrogent ou remplacent des dispositions légales. Le régime juridique des pouvoirs spéciaux s’est construit progressivement, au gré de ses usages. Sa constitutionnalité est aujourd’hui admise sur la base de l’article 105 de la Constitution, qui dispose que « [l]e Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement (…) les lois particulières portées en vertu de la Constitution même ». Plusieurs conditions ont été forgées dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et dans la légisprudence de la section de législation du Conseil d’État pour que ces lois de pouvoirs spéciaux respectent le principe de séparation des pouvoirs :

  • des circonstances exceptionnelles doivent justifier le recours aux pouvoirs spéciaux ;
  • l’habilitation doit être limitée dans le temps ;
  • la loi doit déterminer avec précision les matières dans lesquelles le gouvernement est habilité à intervenir, les objectifs poursuivis par le gouvernement dans l’exercice des pouvoirs spéciaux ainsi que la nature et la portée des mesures que le Roi peut adopter ;
  • les arrêtés de pouvoirs spéciaux doivent être examinés et confirmés par le législateur endéans un délai déterminé, à défaut de quoi ils sont réputés n’avoir jamais sorti d’effets[1].

Dans le contexte de la crise du COVID-19, l’activation des pouvoirs spéciaux présente au moins deux particularités.

 

 

V. Deux particularités des pouvoirs spéciaux version COVID-19

La première spécificité concerne l’attribution sans précédent de pouvoirs spéciaux au niveau de toutes les entités fédérées, à l’exception de la Communauté flamande[2]. Entre le 17 mars et le 6 avril, la Chambre des représentants et le Sénat, le Parlement wallon, les trois assemblées bruxelloises, le Parlement de la Communauté française ainsi que le Parlement de la Communauté germanophone ont adopté des lois, décrets et ordonnances « de pouvoirs spéciaux »[3]. Le gouvernement flamand est le seul à ne pas avoir sollicité les pouvoirs spéciaux. Un décret a certes été adopté en vue de lui permettre d’établir l’urgence civile en matière de santé publique, et d’en fixer la durée. Mais celui-ci confère uniquement au gouvernement la compétence de prendre des mesures dérogatoires en matière urbanistique et environnementale.

 

Le choix de la Communauté flamande de ne pas investir formellement son gouvernement des pouvoirs spéciaux, à l’inverse des autres collectivités politiques du pays, pousse à s’interroger sur la nécessité du recours à ce régime exceptionnel. La gestion de crise au Nord du pays n’a vraisemblablement pas été entravée, jusqu’ici, par l’absence d’habilitation législative exceptionnelle à l’exécutif. Est-ce à dire que les conséquences immédiates de la crise COVID-19 auraient pu être gérées, dans les autres collectivités politiques, sans les pouvoirs spéciaux, en suivant la procédure législative classique ? La réponse n’est pas si évidente. Aurait-il été préférable, sur le plan démocratique, de ne pas recourir aux pouvoirs spéciaux ? Pas nécessairement. Si les pouvoirs spéciaux visent à contourner la procédure parlementaire afin de légiférer dans l’urgence, le Parlement n’en conserve pas moins la plénitude de ses compétences, et peut à tout moment retirer l’habilitation conférée au gouvernement si ce dernier excède le cadre légal. Qui plus est, les pouvoirs spéciaux ont le mérite de reconnaitre l’exceptionnalité de la situation, et la nécessité d’en sortir au plus vite.

 

La deuxième spécificité des différents régimes de pouvoirs spéciaux en ces temps de crise sanitaire aigüe est l’ampleur des habilitations. Les matières dans lesquelles les gouvernements peuvent intervenir sont très vastes ; la nature et la portée des mesures est dans certains cas indéfinie ou peu balisée.

 

Prenons comme exemple les pouvoirs spéciaux dans le domaine de la justice. La loi fédérale de pouvoirs spéciaux habilite le gouvernement, en des termes très larges, à « garantir le bon fonctionnement des instances judiciaires, et plus particulièrement la continuité de l’administration de la justice, tant au niveau civil qu’au niveau pénal », « en adaptant l’organisation des cours et tribunaux et autres instances judiciaires » et en « adaptant l’organisation de la compétence et la procédure, en ce compris les délais prévus par la loi ». En ce qui concerne la justice civile, un arrêté de pouvoirs spéciaux a imposé une prolongation d’un mois de tous les délais de procédure sauf si « une partie prétend que la poursuite de la procédure est urgente et qu’il y ait péril dans le retard ».  Si une certaine forme de paralysie de l’activité judiciaire peut être compréhensible en cette période exceptionnelle, son imposition généralisée, qui exclut une appréciation par le juge au cas par cas, l’est moins. Quant à la liberté que s’est réservée le gouvernement « d’adapter » la date de fin de la période de suspension par un simple « arrêté délibéré en Conseil des ministres »[4], elle est franchement problématique. Le gouvernement utilise ici une habilitation du législateur à exercer des pouvoirs spéciaux pour … s’habiliter lui-même à prolonger la paralysie du pouvoir judiciaire, le cas échéant en invoquant l’urgence et en échappant aux contrôles prévus pour les arrêtés de pouvoir spéciaux.

 

 

VI. La continuité du contrôle parlementaire

L’importance du contrôle parlementaire

L’octroi des pouvoirs spéciaux n’emporte pas une réduction du contrôle de l’action gouvernementale. Au vu de l’ampleur des pouvoirs et de la gravité des mesures que les exécutifs peuvent prendre, l’effectivité de la responsabilité gouvernementale s’impose au contraire avec plus d’acuité. Les Parlements, devant lesquels les ministres doivent répondre publiquement de leurs actes, doivent veiller au respect des balises fixées par la loi.

 

Dans les faits, ce contrôle est assuré par les questions parlementaires et des échanges de vues. Dans une formule proche de celle des « missions d’information » de l’Assemblée nationale et du Sénat français[5], des commissions parlementaires « COVID-19 » ont été organisées au niveau de la Chambre des représentants et du Parlement wallon, afin d’assurer le contrôle spécifique de la mise en œuvre des pouvoirs spéciaux par leur gouvernement respectif. Cette technique a l’avantage d’assurer un contrôle centralisé et plus approfondi des multiples arrêtés de pouvoirs spéciaux adoptés, là où la plénière est souvent dédiée aux dossiers les plus sensibles… ou plus médiatiques, comme celui de la pénurie de masques. Le contrôle parlementaire des arrêtés se poursuivra après la période de pouvoirs spéciaux, au moment de l’adoption des lois de confirmation. Il est par ailleurs très probable qu’une commission d’enquête fédérale soit érigée au sortir de la crise, afin de faire un examen approfondi de la gestion politique de la crise et d’identifier les éventuellement dysfonctionnements et responsabilités politiques.

 

Les Parlements peuvent également émettre des recommandations par la voie de résolutions, ou conduire un débat public sur certaines politiques de crise, par exemple sur l’organisation du déconfinement ou le traçage systématique. Les assemblées parlementaires restent par ailleurs pleinement compétentes pour légiférer, y compris dans les domaines pour lesquels le gouvernement a reçu les pouvoirs spéciaux.

 

Contrôle parlementaire en période de distanciation sociale

Mais, dans un contexte d’interdiction des rassemblements et de distanciation sociale, comment les assemblées peuvent-elles assurer un exercice effectif de leurs fonctions alors même que l’ensemble du pays est plongé dans un confinement inédit et soumis à des règles de distanciation sociale rendant impossible la réunion de tous les parlementaires dans un même lieu ? L’option la plus radicale, celle de l’ajournement, a été privilégiée par le Parlement de la Communauté française, dès le 17 mars. Quant aux autres assemblées parlementaires du pays, elles ont adapté leur organisation et leur fonctionnement afin de préserver la tenue des réunions jugées les plus essentielles, moyennant toutefois des modalités évolutives et variables selon les assemblées. Le choix s’est globalement porté sur deux modalités d’organisation des séances parlementaires : la limitation du nombre de parlementaires présents et le recours à la vidéoconférence. La Chambre des représentants a par exemple fait le choix de maintenir une présence physique minimale tant pour les réunions de commission que les séances plénières, mais dans le respect de la distanciation sociale. En plénière, seuls deux membres par chaque groupe politique sont désormais admis dans l’hémicycle, les autres parlementaires étant tenus de suivre les débats virtuellement, et de voter par voie électronique. À l’inverse, le Parlement bruxellois a quant à lui étendu la vidéoconférence à l’ensemble de ses réunions. Tel est l’option privilégiée pour la plupart des séances de commission des autres assemblées.

 

La plupart des assemblées parlementaires ont donc surmonté les obstacles logistiques causés par les mesures de confinement en privilégiant, au moins en partie, la piste jusqu’alors inexplorée des réunions virtuelles et du vote à distance afin de poursuivre l’essentiel de leurs activités. Ce « télétravail parlementaire », s’il s’avère bienvenu, n’en suscite pas moins une série de commentaires et réflexions. En voici trois :

 

Force est premièrement de constater un certain désordre dans la manière dont les assemblées ont préparé leur confinement. L’octroi par les Parlements des pouvoirs spéciaux à leurs gouvernements respectifs s’est opéré sans qu’ils aient au préalable envisagé la manière dont ils allaient effectivement exercer leur contrôle. Au vu du contexte, il aurait pourtant été plus logique, mais aussi préférable au regard des droits de l’opposition, que chaque assemblée mène un débat approfondi sur les modalités d’organisation de ses travaux, et ce avant d’accorder les pouvoirs spéciaux. À défaut, cela a conduit à des situations quelque peu particulières, le Parlement bruxellois étant par exemple contraint d’organiser une séance plénière pour voter une modification de son règlement visant à permettre le vote à distance…

 

Deuxièmement, les aménagements apportés à l’organisation du travail parlementaire, qu’il s’agisse des mesures de distanciation sociale ou des réunions virtuelles, bousculent les codes de la délibération parlementaire. D’une part, les réunions virtuelles ne sont pas sans conséquence sur la qualité de la délibération. Certes, la voie virtuelle n’altère pas la capacité des élus à poser leurs questions aux ministres compétents ainsi qu’à exposer leurs opinions. Elle n’en présente pas moins de réelles lacunes délibératives, en raison des difficultés techniques qui réduisent la fluidité des échanges. En l’absence de face-à-face, c’est non seulement l’idée d’une confrontation d’arguments qui est rendue compliquée, mais aussi l’émergence d’une volonté commune. Le débat virtuel apparaît souvent comme un abandon forcé de l’idéal délibératif, horizon régulateur des débats parlementaires. D’autre part, les mesures limitant l’accès des députés à la plénière portent atteinte au principe de l’indépendance du mandat parlementaire. La limitation du nombre d’élus pouvant participer à la délibération restreint la diversité des points de vue pouvant être exprimés, à la faveur d’une logique partisane renforcée. L’impossibilité de s’exprimer est d’autant plus frappante que le principe du vote personnel est quant à lui préservé. Dans l’urgence, les assemblées parlementaires ont en effet préféré  se tourner – de manière inédite – vers le vote à distance plutôt que vers la « solution » française de la délégation de vote[6].

 

Troisièmement, la possibilité, consacrée par plusieurs modifications des règlements d’assemblée, de délibérer et/ou de voter à distance a expressément été restreinte à la seule hypothèse d’une situation sanitaire grave et exceptionnelle empêchant des élus d’être physiquement présent. L’on ne peut que se réjouir du fait que les propositions remettant plus largement en cause le principe de la présence des élus en hémicycle aient été écartées.

 

Une fois la crise derrière nous et la sérénité retrouvée, il serait utile de faire le bilan de l’exercice du mandat parlementaire en temps de crise et de mener une évaluation scrupuleuse de l’exercice de ses pouvoirs de gestion de l’urgence par l’exécutif. Quitte à ouvrir un débat sur l’adéquation du droit constitutionnel belge aux situations exceptionnelles…

 

 

 

[1] Voy. notamment sur ces conditions : Conseil d’Etat, avis n° 47.062/1/V du 18 août 2009 et Cour d’arbitrage, n°52/99 du 26 mai 1999, B.3.4. Les deux dernières conditions ne s’appliquent, à strictement parler, que pour les matières réservées au législateur mais la section de législation recommande de formuler ces conditions de manière générale dans les lois de pouvoirs spéciaux.

[2] Voy. également T. Moonen et J. Riemslagh, « Fighting COVID 19 – Legal Powers and Risks : Belgium », publié sur le Verfassungsblog le 25 mars 2020 (https://verfassungsblog.de/fighting-covid-19-legal-powers-and-risks-belgium).

[3] Les lois de pouvoirs spéciaux ne sont pas à confondre avec les lois spéciales, qui prévoient des quorums de présence et de vote renforcés dans des matières sensibles sur le plan communautaire. Rappelons par ailleurs que les décrets et les ordonnances sont les normes adoptées par les pouvoirs législatifs fédérés.

[4] Arrêté royal n° 2 du 9 avril 2020.

[5] E. Lemaire « Le Parlement face à la crise du Covid-19 (2/2) », publié sur ce Blog le 13/4/2020.

[6] E. Lemaire, « Le Parlement face à la crise du Covid-19 (1/2) », publié sur ce blog le 2/4/2020.

 

 

Crédit: Thomasdaems89, CC 4.0