La nature autoritaire du régime d’Orbán confirmée par sa réponse à la pandémie

Par Viktor Zoltán Kazai

<b> La nature autoritaire du régime d’Orbán confirmée par sa réponse à la pandémie </b> </br> </br> Par Viktor Zoltán Kazai

Le 11 mars 2020 le gouvernement hongrois a déclaré un état de péril imminent et à la fin du mois l’Assemblée nationale a accordé à l’exécutif un pouvoir réglementaire pratiquement illimité. Pendant une crise aussi sérieuse que la pandémie de Covid-19, mêmes les mesures législatives extraordinaires peuvent être justifiées sous certaines conditions. Néanmoins, si on ne succombe pas complètement à la tentation schmittienne, on peut constater qu’il y a de forts doutes quant à la constitutionnalité des actes adoptés afin de faire face aux conséquences du coronavirus en Hongrie.

 

Only a couple of weeks after the declaration of a state of danger by the Hungarian government on 11 March 2020, the National Assembly adopted the infamous Enabling Act granting practically unlimited regulatory power to the executive branch. In time of crises, such as the present pandemic caused by Covid-19, the introduction of extraordinary measures may be justified under certain conditions. However, if we manage to resist the schmittien temptation, we can see that the constitutionality of several legislative measures enacted as a response to the consequences of the coronavirus in Hungary is questionable, to say the least.

 

Par Viktor Zoltán Kazai, Doctorant en droit public à Central European University (Hongrie), Legal Studies Department

 

 

La Hongrie, autrefois félicitée pour son progrès exemplaire vers le modèle de la démocratie libérale, n’est plus un système constitutionnel fondé sur l’état de droit. Depuis 2010, Premier Ministre Orbán et sa majorité gouvernante ont exercé le pouvoir politique d’une manière arbitraire. Ils ont utilisé leur légitimité électorale pour neutraliser les éléments du système de freins et contrepoids et créer un régime illibéral et pour maintenir la façade d’une démocratie constitutionnelle dont ils ont besoin en leur qualité de membre de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. A cet égard,  la déclaration de l’ordre juridique spécial et l’adoption de la loi n° XII du 31 mars 2020 sur la défense contre le coronavirus (dénommé simplement « loi d’habilitation »)  ne changent pas radicalement le caractère du régime hongrois, mais rendent les tendances autoritaires plus visibles aux observateurs internationaux. Certains commentateurs vont même jusqu’à comparer cette habilitation avec la trop fameuse loi d’habilitation « hitlérienne » de 1933.[1]

 

 

La déclaration de l’état de péril imminent

Le 11 mars 2020, par l’ordonnance no. 40/2020 (III. 11.) le gouvernement hongrois a déclaré un état de péril imminent (l’une des formes de l’ordres juridiques spéciaux) prévu par l’article 53 de la Loi fondamentale. Au cours de l’état de péril imminent, le gouvernement peut, par ordonnance, suspendre l’application de certaines lois, déroger à des dispositions statutaires, ainsi que prendre d’autres mesures exceptionnelles. Sur le fondement de cette autorisation constitutionnelle, l’exécutif s’est tout de suite mis à légiférer.

 

Plusieurs doutes relatifs à la constitutionnalité de ces actes gouvernementaux peuvent  être soulevés, comme on va le constater. Premièrement, en vertu de l’article 1er de l’ordonnance no. 40/2020. (III. 11.), l’ordre juridique spécial a été introduit afin d’atténuer les conséquences d’une épidémie humaine. Force est de constater que l’article 53 de la Loi fondamentale ne mentionne que la catastrophe naturelle et l’accident industriel comme justification de la déclaration de l’état de péril imminent. Plusieurs constitutionnalistes considèrent que, en droit hongrois, une épidémie humaine ne peut pas être qualifiée de catastrophe naturelle.

 

Deuxièmement, en l’état de péril imminent le gouvernement est tenu d’exercer ces droits dans le cadre d’une loi « cardinale » – on appelle ainsi en Hongre une loi dont l’adoption ou la révision exige la majorité des deux tiers des voix des membres de l’Assemblée nationale. Même si le texte constitutionnel ne le précise pas explicitement, la loi « cardinale » – sorte de loi organique prise à une majorité qualifiée — la plus pertinente dans cette situation était la loi n°. CXXVIII de 2011 sur la défense contre les catastrophes. Cependant, de nombreux actes gouvernementaux relatifs par exemple à la suspension des remboursements de crédits, à la modification des règles du droit de travail, à l’établissement d’une période de vacance judicaire extraordinaire etc. ont évidemment dépassé le cadre de la loi sur la défense contre les catastrophes.

 

On peut donc en conclure que la constitutionnalité de la déclaration de l’état de péril imminent et de certaines ordonnances rédigées depuis lors par le gouvernement apparaît comme douteuse. Penser que le Premier Ministre Orbán ne prendrait pas cette pandémie pour prétexte afin de renforcer son régime illibéral, serait faire preuve de grande naïveté.

 

 

La loi d’habilitation

Le gouvernement avait besoin de l’adoption de la loi n° XII du 31 mars 2020 sur la défense contre le coronavirus (dénommé « la loi d’habilitation ») pour deux raisons.[2] Premièrement, en vertu de l’article 53 de la Loi fondamentale, les ordonnances adoptées après la déclaration de l’état de péril imminent demeurent en vigueur pendant quinze jours, sauf si le gouvernement en prolonge les effets, avec l’accord de l’Assemblée nationale. De plus, il découle logiquement de cette règle qu’à partir du seizième jour le gouvernement n’a plus le droit de légiférer par ordonnance sans une autorisation parlementaire. Cependant, telle est l’absurdité de la réglementation, que la déclaration de l’état de péril imminent elle-même n’a pas besoin d’être prorogée ou confirmée par les députés. Non seulement l’introduction mais également l’expiration de cette forme d’ordre juridique dérogatoire relèvent de la compétence exclusive du gouvernement.

 

Deuxièmement, l’article 53 de la Loi fondamentale précise que le pouvoir règlementaire du gouvernement doit être exercé dans le cadre d’une loi « cardinale ». On a déjà constaté que celle sur la défense contre les catastrophes –qui déterminait au début les limites du pouvoir réglementaire– s’était avérée trop restrictive. Une loi « cardinale » additionnelle est créée spécifiquement pour élargir le domaine du pouvoir réglementaire du gouvernement afin d’atténuer non seulement les effets de la crise sanitaire, mais également les répercussions économiques était nécessaire.

 

Donc, la loi n°XII du 31 mars 2020 sur la défense contre le coronavirus, d’une part, proroge l’habilitation de l’Exécutif et, d’autre part, établit les nouvelles limites de son pouvoir règlementaire à la fois. Étant donné que l’adoption de cet acte semblait une solution adéquate pour remédier aux lacunes juridiques, il faut bien comprendre que ce n’est pas l’idée ou l’existence de la loi qui suscite de vives réactions en Hongrie et au niveau international, mais sa procédure d’adoption et sa substance.

 

En ce qui concerne la procédure d’adoption, après l’introduction de l’ordre juridique spécial le 11 mars les membres du gouvernement étaient bizarrement coopératifs avec les partis d’opposition. Pendant quelques jours, la Hongrie a eu l’impression de revivre dans l’illusion d’une démocratie. Selon l’avis de plusieurs politologues, Viktor Orbán aurait été surpris par la gravité de la pandémie, ce qui a causé des troubles temporaires dans la communication de son parti FIDESZ. Mais une fois sa concentration retrouvée, il n’a plus hésité à poser un piège à l’opposition.

 

Le projet de la loi d’habilitation a été introduit le 20 mars par la ministre de la justice, Judit Varga. Étant donné que l’exécutif est soutenu par une majorité de deux-tiers des députés dans l’Assemblée nationale unicamérale (c’est-à-dire une majorité constitutionnelle), les voix des partis d’opposition n’étaient absolument pas nécessaires pour l’adoption du projet de loi dans une procédure accélérée. Cependant, sous prétexte d’une urgence extraordinaire, une dérogation temporaire au règlement de l’Assemblée nationale a été proposée, qui requérait le vote favorable d’une majorité de quatre-cinquièmes. Sous la pression des critiques du projet de loi formulées par les ONGs hongroises[3] et de plusieurs instances européennes, les députés d’opposition ont refusé de donner leur accord. Orbán a eu alors beau jeu de crier à la « trahison » de l’opposition, et il s’est rabattu sur la procédure ordinaire. En effet, le projet de loi a été finalement adopté dans une procédure d’urgence « ordinaire » quelques jours plus tard par les députés majoritaires qualifiés par le Premier Ministre Orbán comme « les 133 personnes les plus courageuses » du pays. Au lieu de saisir la Cour constitutionnelle, le Président de la République – qui s’était retranché dans le Palais d’Alexandre sans donner aucun signe de vie depuis le début de la crise sanitaire – a promulgué l’acte sans hésitation.

 

Ce qui est encore beaucoup plus problématique c’est la substance de la loi n°XII du 31 mars sur la défense contre le coronavirus.[4] Tout d’abord, l’adoption de cet acte est fondée sur l’atténuation des conséquences de l’épidémie humaine ce qui semble une justification comme n’étant pas nécessairement conforme à l’article 53 de la Loi fondamentale. Deuxièmement, l’étendue de l’habilitation du pouvoir législatif confié au gouvernement est extrêmement large. En vertu de l’article 2 de la loi, au cours de l’état de péril imminent, l’exécutif peut – au-delà des limites de la loi sur la défense contre les catastrophes – suspendre par ordonnance l’application de certaines lois, déroger à des dispositions législatives ainsi que prendre d’autres mesures exceptionnelles afin de garantir la santé, la sécurité personnelle et matérielle des citoyens et la stabilité de l’économie. Même si le gouvernement est tenu d’exercer ce pouvoir extraordinaire conformément au principe de proportionnalité et dans un but précis (prévention et gestion de l’épidémie, ainsi que l’atténuation de ses conséquences), l’étendue de l’autorisation est pratiquement illimitée. Autrement dit, ce qui n’est pas fixé par la Loi fondamentale peut potentiellement être amendé par une ordonnance du gouvernement.

 

Troisièmement, selon l’article 3 de la loi, la durée de l’ordonnance est prolongée par l’exécutif lui-même jusqu’à l’expiration de l’ordre juridique spécial (v. supra). Quatrièmement, les garanties introduites afin de contrôler l’exercice par l’Exécutif de ce pouvoir extraordinaire sont très faibles. D’une part, la loi prévoit le droit de l’Assemblée nationale de révoquer l’habilitation à n’importe quel moment avant l’expiration de l’état de péril imminent. Étant donné que la majorité qualifiée des députés obéit aux directives du Premier Ministre Orbán, cette garantie est purement théorique car les députés du parti majoritaire n’iront pas retirer une telle habilitation au Chef de leur parti. D’autre part, même si la compétence de la Cour constitutionnelle pour examiner les ordonnances est explicitement confirmée par la loi, plusieurs raisons rendent le contrôle judiciaire illusoire. Mises à part les difficultés plutôt techniques résultant des règles de procédure de la Cour constitutionnelle et l’absence de délais pour un contrôle judiciaire a posteriori, ce qui est encore plus inquiétant c’est que la Cour est extrêmement déférente, sinon loyale, envers les partis gouvernants depuis des années. Dans les affaires politiquement délicates, les juges n’osent pas aller à l’encontre de la volonté de la majorité parlementaire. Et la liste des préoccupations continue.

 

Cinquièmement, la loi exclut l’organisation de toute élection partielle ou référendum jusqu’à l’expiration de l’état de péril imminent, décision qui dépend uniquement de la décision du gouvernement. Heureusement, la date des élections générales est fixée par la Loi fondamentale, mais rien n’empêche le gouvernement d’introduire des petites manipulations des règles de la procédure électorale par ordonnance afin de réduire encore plus le caractère équitable des élections.[5] Enfin, dernier argument, le Code pénal est également amendé par la loi d’habilitation. D’une part, l’entrave à la défense contre la pandémie devient un délit pénal spécifique. D’autre part, non seulement la diffusion de fausses informations sur le virus mais également la diffusion d’informations correctes présentées de manière susceptible de tromper l’opinion publique est criminalisée. Dans un pays où la liberté de la presse est réduite et les journalistes sont régulièrement accusés par l’exécutif de propager des fausses nouvelles,[6] le risque que cette modification du code pénal puisse servir à museler les critiques du gouvernement n’est pas un danger théorique.

 

 

Les changements dans l’exercice du pouvoir politique

Depuis l’entrée en vigueur de la loi d’habilitation le 31 mars, la distribution du pouvoir législatif entre le parlement et le gouvernement a changé. Des dizaines d’ordonnances, dont la plupart sont liées à la pandémie et à ses conséquences sanitaires et économiques, ont déjà été prises par l’exécutif. Étant donné l’avalanche des actes gouvernementaux, donner un résumé de ces mesures dépasserait les limites de ce billet. Néanmoins, force est de constater que plusieurs ordonnances portent sur le fonctionnement des organes de l’État (l’Assemblée nationale, les juridictions ordinaires, le gouvernement locaux et le Président de la République) ainsi que sur les droits fondamentaux. Ce sont des matières législatives qui mériteraient une décision parlementaire afin de garantir la transparence de la procédure et le débat démocratique. De plus, les mesures adoptées afin de gérer la crise économique et ses répercussions sociales sont fortement contestées par des experts à cause de l’absence d’éléments de solidarité et des défauts de protection des employés et des personnes dans le besoin (tandis que le salaire des députés parlementaires vient d’être augmenté).[7]

 

La nécessité de légiférer par ordonnances est d’autant plus douteuse que l’Assemblée nationale est toujours en session. En dépit du fait que des solutions technologiques sophistiquées soient disponibles, la seule mesure adoptée afin de garantir le fonctionnement continu du parlement a été le déplacement des sessions plénières vers la chambre de l’ancien Sénat de l’autre côté du bâtiment puisque celle-ci est plus large. Donc les députés travaillent, mais les projets de loi sur l’ordre du jour ne sont pas vraiment liés à la gestion de l’épidémie et l’atténuation de ses conséquences, ce qui donne l’impression que le gouvernement profite de la crise pour faire passer les mesures législatives liberticides. Par exemple, un projet de loi vise à mettre fin à la reconnaissance légale du genre pour les personnes transsexuelles et un autre changerait le statut des fonctionnaires publics du secteur culturel. Il ne semble pas que l’on puisse trouver l’équivalent de telles mesures liberticide en France où le Gouvernement a été autorisé par la loi du 23 mars 2020 à prendre de nombreuses ordonnances en matière économique et sociale.

 

 

Conclusion

Les ONGs hongroises et les représentants de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe et de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ont tous exprimé leurs préoccupations concernant la loi d’habilitation. Comme d’habitude, le gouvernement hongrois rejette les critiques : « J’ai clairement dit aux geignards européens que je n’avais pas le temps de discuter de questions juridiques sans doute passionnantes mais théoriques [quand il y a] des vies à sauver » – a exprimé Viktor Orbán avec son langage direct et méprisant.[8] A la lumière des tentatives infructueuses menées par les instances européenne pour mettre fin aux tendances autoritaires en Hongrie depuis de longues années, on ne peut qu’être assez sceptique quant à l’effet de ces  critiques.

 

 

 

 

[1] Renáta Uitz, « Pandemic as Constitutional Moment. Hungarian Government Seeks Unlimited Powers », Verfassungsblog, 24 mars 2020, https://verfassungsblog.de/pandemic-as-constitutional-moment/; Gábor Halmai, “How COVID-19 Unveils the True Autocrats: Viktor Orbán’s Ermächtigungsgesetz”, Int’l J. Const. L. Blog, 1 avril 2020, http://www.iconnectblog.com/2020/04/how-covid-19-unveils-the-true-autocrats-viktor-orbans-ermachtigungsgesetz/

[2] La traduction anglaise de la loi d’habilitation est accessible à : http://njt.hu/translated/doc/J2020T0012P_20200401_FIN.pdf

[3] Hungarian Helsinki Committee – Hungarian Civil Liberties Union – Eötvös Károly Institute – Amnesty International, « Unlimited Power is not the Panacea. Assessment of the Proposed Law to Extend the State of Emergency and its Constitutional Preconditions », 22 mars 2020, https://www.helsinki.hu/wp-content/uploads/Unlimited-power-is-not-the-panacea-20200322.pdf

[4] La traduction anglaise de la loi d’habilitation est accessible à : http://njt.hu/translated/doc/J2020T0012P_20200401_FIN.pdf

[5] Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (OSCE), « Final report – Hungary, Parliamentary Elections of 8 April 2018 », 27 juin 2018, accessible à : https://www.osce.org/odihr/elections/hungary/385959?download=true  

[6] Reporters sans frontières : https://rsf.org/fr/hongrie

[7] Eva S. Balogh, « Orbán’s “incomprehensibly” large stimulus package turns out to be rather slim », Hungarian Spectrum, 4 avril 2020, accessible à : https://hungarianspectrum.org/2020/04/04/orbans-incomprehensibly-large-stimulus-package-turns-out-to-be-rather-slim/

[8] AFP, « Hongrie: une « loi coronavirus » assure à Viktor Orban des pouvoirs quasi illimités », 30 mars 2020, Le Point International

 

 

Crédit photo: PPE, Flickr, CC2.0