HEURS ET MALHEURS DU « CITOYEN »

Par Philippe Raynaud

<b> HEURS ET MALHEURS DU « CITOYEN » </b> </br> </br> Par Philippe Raynaud

La publication des  propositions de la « Convention citoyenne pour le climat a suscité des réactions diverses mais en fait assez prévisibles, compte tenu de la manière dont celle-ci a été créée et a travaillé. Sur le fond des propositions, l’approbation est majoritaire dans les mouvements gagnés à l’écologie politique, mais la méfiance est générale dans toutes les familles de la droite,  et elle est assez présente dans une partie de la majorité présidentielle. L’évolution de l’opinion publique est pour l’instant incertaine et, si la proposition d’abaisser à 110 km/h la limitation de vitesse sur les autoroutes semble impopulaire, la volonté affichée d’une régulation accrue des effets du marché qui irait de pair avec la lutte contre les « inégalités » peut susciter une adhésion assez large pour devenir majoritaire. Les clivages sont moins nets lorsqu’il s’agit de la manière dont on peut prendre en compte les propositions dans la décision publique, qui est en fait le principal problème que pose cette « convention » inédite.

 

 

Aux origines de la convention citoyenne

Si l’on veut comprendre les enjeux de la discussion qui s’ouvre, il faut d’abord se souvenir des conditions de la création de la Convention, qui est née de la rencontre improbable entre les revendications du « Collectif des gilets citoyens » et les interrogations d’Emmanuel Macron sur les conditions d’une sortie « par le haut » de la crise politique provoquée par le mouvement des « gilets  jaunes ». Le « Collectif » en question était animé par des militants comme Cyril Dion et Priscilla Ludosky et par des experts eux-mêmes très engagés en faveur de la « démocratie participative » (Loïc Blondiaux) ou de l’écologie politique (Dominique Bourg) qui visaient à trouver un prolongement politique au mouvement des gilets jaunes en donnant une version écologique et « de gauche » de ses revendications. Le but du Président n’était pas le même : il s’agissait de répondre aux problèmes qu’avait apparaître la crise en intégrant certaines demandes dans un consensus réformateur sur lequel le pouvoir pourrait s’appuyer pour réaliser son projet de transformation progressiste de la société et de montrer ainsi qu’une nouvelle forme de démocratie directe et/ou participative pouvait, sans les détruire, trouver une place dans les institutions de la Ve République. Le dispositif mis en place répond à la fois aux revendications politiques « révolutionnaires » apparues dans les derniers temps des gilets jaunes (le RIC) et aux thèmes économiques et sociaux plus prosaïques des débuts du mouvement. Dans ses derniers temps en effet, le mouvement des gilets jaunes a semblé porteur d’une remise en question radicale de la « démocratie représentative » au profit d’une généralisation du « Référendum d’initiative » civique qui devait à chaque instant pouvoir permettre, outre la proposition de nouvelles lois dans tous les domaines, l’annulation de toutes les lois votées par les représentants et la révocation des élus. Mais le point de départ était beaucoup moins ambitieux, puisque la mobilisation est née d’une protestation contre l’augmentation des taxes sur les produits pétroliers, massivement repoussée par le peuple des ronds-points alors qu’elle était supposée répondre à une forte demande de la société civile et qu’elle s’appuyait sur divers sondages. L’interprétation « populiste » ou « réactionnaire » du mouvement en concluait que celui-ci manifestait le refus populaire des réformes progressistes de la République en marche et saluait, dans la meilleure tradition boulangiste, la rencontre entre l’exigence de démocratie directe, le refus des « élites » et la demande d’autorité. Mais on pouvait aussi en donner une interprétation de gauche assez radicale, en  considérant que  la révolte antifiscale du début était beaucoup moins intéressante que la remise en question finale du « système » : pour parler comme Victor Hugo, on était passé de l’ « émeute » à l’ « insurrection »[1]  et ce sont ces nouvelles aspirations à la démocratie directe et à un changement radical que cherchaient à promouvoir les militants du « collectif des gilets citoyens ». Les attentes d’Emmanuel Macron et de ses partisans ne sont évidemment pas les mêmes : ils s’efforcent de faire droit aux deux aspects du mouvement des gilets jaunes, en donnant un contenu « social » égalitaire à la politique écologique et en faisant une concession importante à la démocratie directe et/ou participative grâce au recours à des « citoyens » tirés au sort et, dans certaines limites, au référendum ; mais ils n’ont évidemment aucune intention de changer ni le système social ni même le régime politique. Les 149 propositions des 150 membres de la Convention sont la résultante de cette rencontre inattendue.

 

 

Un projet cohérent ?

Il devait y avoir 150 propositions, mais la plus radicale de toutes – la limitation de la durée hebdomadaire de travail à 28 heures – a finalement été rejetée par 65 % des participants, qui craignaient à juste titre un brouillage de leur message écologique. On a donc finalement 149 propositions sur les sujets les plus divers (de l’alimentation au transport aérien en passant par la limitation drastique de la climatisation) mais qui combinent largement la production de normes environnementales rigoureuses comprenant beaucoup d’interdictions[2], une fiscalité alourdie (sauf sur les billets de train) et la promotion d’une éthique dans laquelle on retrouve tous les grands thèmes de la pensée écologique. En fait, même si elles vont sans doute plus loin que ne l’auraient souhaité le Président sans pour autant satisfaire pleinement les écologistes les plus radicaux, la logique apparente de ces propositions découle assez naturellement des objectifs qui ont été assignés à la convention, des méthodes qu’on lui a suggérées et de l’usage que l’on prétendait en faire. La lettre de mission du Premier ministre pose que la Convention devra « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ». Cela invite clairement, d’une part, à renforcer les décisions déjà prises dans un sens qui ne peut qu’être plus contraignant et, d’autre part, à compenser les frais entraînés par les nouvelles normes par de généreuses aides sociales tout en poussant à limiter la consommation énergivore des privilégiés. Mais cela ne suffit pas à ouvrir le débat sur les sujets réellement litigieux, comme la hausse générale du prix des hydrocarbures, le rôle donné au nucléaire (énergie « décarbonnée » mais réputée peu écologique) ou encore les effets sur l’environnement des éoliennes ou de la production des batteries électriques. La lettre de mission précise aussi le cadre institutionnel dans lequel s’insère le travail de la commission : « Aux termes de ces travaux, elle adressera publiquement au Gouvernement et au Président de la République un rapport faisant état de ses discussions ainsi que l’ensemble des mesures législatives et réglementaires qu’elle aura jugées nécessaires pour atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Elle pourra désigner, parmi les mesures législatives, celles dont elle jugerait opportun qu’elles soient soumises à un référendum ». En outre, le principe est posé que chaque proposition serait accompagnée d’une proposition de financement des éventuelles dépenses induites. Enfin, le Président s’est engagé à reprendre ces propositions soient traitées « sans filtre » en les soumettant soit à référendum, soit au vote du parlement, ou encore en les appliquant directement par voie réglementaire. Tout cela devait permettre d’une part, d’éviter des propositions trop vagues et mal financées qu’il aurait été trop facile d’écarter comme démagogiques ou irresponsables et, de l’autre, d’inviter les participants à s’interroger eux-mêmes sur le degré de consensus dont bénéficieraient les mesures qu’ils proposaient en les soumettant au « peuple » par la voie référendaire. De toute façon, la Convention restait une instance consultative, qui ne pouvait rien imposer hors des voies constitutionnelles.

 

La Convention a, pour l’essentiel, respecté les règles fixées, ce qui explique l’impression de sérieux qu’elle a donnée chez beaucoup de commentateurs, mais cela ne signifie nullement qu’elle s’en soit tenue à des propositions « techniques » sans cohérence d’ensemble, ni qu’il soit vraiment aisé de mettre en œuvre son projet. Elle s’est prudemment gardée de recommander trop facilement le référendum en encourageant le pouvoir à « prendre ses responsabilités », ce qui est un habile moyen pour augmenter la pression sur le gouvernement et les élus sans prendre le risque d’être désavouée par le « peuple ». En revanche, elle a demandé un référendum pour introduire dans la constitution des modifications de nature considérable. La première proposition est d’ajouter au Préambule le paragraphe suivant : « La conciliation des droits, libertés et principes qui en résultent [des droits de l’homme et de la souveraineté nationale] ne saurait compromettre la préservation de l’environnement, patrimoine commun de l’humanité ». La deuxième conduit à ajouter à l’article 1er, qui dit que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »  un troisième alinéa, rédigé ainsi : « La République garantit la préservation de la biodiversité, de l’environnement et lutte contre le dérèglement climatique ». Elle a souhaité également un référendum pour introduire dans la loi le crime d’ « écocide », introduction qui avait été refusé en 2019 par l’Assemblée nationale comme par le Sénat.

 

Ce projet a sa cohérence, qui est clairement indiquée dans ces trois propositions de référendum. Si on le prend au sérieux, il nous fait entrer dans une nouvelle ère, dans laquelle les crimes contre l’environnement sont mis sur le même plan symbolique que le crime contre l’humanité et où la garantie des libertés publiques est subordonnée aux objectifs supérieurs de la préservation de l’environnement. Dans les propositions concrètes, cela se traduit plus prosaïquement par une passion règlementaire qui tient peu compte des désirs des individus et qui montre bien peu de confiance dans les effets de la liberté économique ou de l’innovation technologique. On est loin du « populisme » des gilets jaunes, mais le projet qui nous est proposé n’en est pas moins fondamentalement « illibéral ».

 

 

Que faire ?

On imagine mal que le Président et le gouvernement reprennent à leur compte l’ensemble de ces propositions, mais il va bien falloir qu’ils en fassent quelque chose sans se contenter d’en intégrer quelques-unes dans le cadre du « 3ème acte » du quinquennat.

 

Si, comme l’a promis le Président, elles sont examinées « sans filtre », cela signifie que, si elles ne sont pas adoptées comme telles, la Convention et ses soutiens pourront considérer que leur volonté n’a pas été suivie. Il sera sans doute facile d’en faire passer quelques-unes par décret, mais il faudra bien que les plus significatives soient examinées par le Parlement ou soumises à un référendum. Quelques-unes pourront être votées par la majorité, car elles satisferont les aspirations de l’aile gauche de La République en marche, mais il n’est pas certain que l’électorat de celle-ci, qui est aujourd’hui plutôt de centre droit, approuvera ses députés. Il est par ailleurs peu probable que cela suffise à séduire les franges de l’opinion les plus favorables à la cause de l’écologie, qui seraient plutôt attirée par une hypothétique union des gauches si les Verts y ont la prépondérance. Quant à la place à donner au référendum, elle pose de multiples problèmes, qui ne sont pas seulement constitutionnels. On imagine mal comment Emmanuel Macron pourrait soutenir une révision de la constitution qui mettrait l’écologie au-dessus des libertés, et, du côté des propositions de nature législative ou règlementaire, il faudrait introduire un type de référendum à questions multiples qui représenterait une innovation considérable. Quant à l’idée d’un référendum « consultatif », qui permettrait d’éclairer le législateur sans le contraindre formellement, elle présente l’inconvénient majeur de faire appel au « peuple » tout en le réduisant à un conglomérat passager d’opinions dénuée d’autorité vraie[3].

 

Il reste une autre possibilité, qui suppose que l’on abandonne l’idée d’un examen « sans filtre » des propositions et que l’on renonce à trancher autoritairement sur la totalité d’entre elles ou sur chacune en particulier. Pour cela, il faudrait faire un peu plus confiance que d’habitude à la discussion parlementaire en laissant ouvertes quelques questions tout en concentrant la discussion sur un petit nombre de propositions sans s’interdire ni de les réécrire, ni d’accepter des compromis. Il faudrait admettre, contre les prophètes de l’apocalypse, que la rhétorique de l’urgence n’est pas nécessairement appropriée lorsqu’on cherche un consensus durable pour les décennies à venir ; mais il faudrait aussi accepter de considérer que la logique de la représentation doit l’emporter sur celle du tirage au sort sans être absorbée par l’autorité verticale de l’exécutif.

 

 

Par Philippe RAYNAUD, Professeur de science politique à l’Université de Panthéon-Assas

 

 

 

[1]  Victor Hugo, Les Misérables, quatrième partie, livre X, ch. II.

[2] Par exemple : » Interdire la publicité des produits les plus émetteurs de GES, sur tous les supports »,  « interdire dès 2025 la commercialisation de véhicules neufs très émetteurs ; les véhicules anciens pouvant continuer de circuler » « Organiser progressivement la fin du trafic aérien sur les vols intérieurs d’ici 2025, uniquement sur les lignes où il existe une alternative bas carbone satisfaisante en prix et en temps (sur un trajet de moins de 4h) ».

[3] V. sur ce point les remarque de Bastien François et Anne Levade in « Le référendum consultatif serait un bien mauvais service à rendre à la démocratie », Le Monde,‎ 24 juin 2020.