CJR et plaintes pénales contre les ministres : la « machine infernale » est lancée

Par Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues

<b> CJR et plaintes pénales contre les ministres :  la « machine infernale » est lancée </b> </br> </br> Par Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues

La CJR est revenue sur le devant de la scène à la faveur de la saisine de sa commission d’instruction après que les  plaintes déposées contre les ministres pour leur gestion de la crise du Covid 19 ont été déclarées recevables. Une fois encore, le droit pénal et un privilège de juridiction contestable et contesté sont sollicités pour servir d’exutoire à la crise de confiance qui caractérise dorénavant les rapports gouvernants / gouvernés.

 

The Cour de Justice de la République (Court of Justice of the Republic) returned to the spotlight after the complaints filed against the ministers for their management of the Covid 19 crisis were declared admissible. Once again, criminal law and a disputed privilege of jurisdiction are being called upon to serve as an outlet for the crisis of confidence that now characterizes relations between the governors and the governed. 

 

Par Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues, Professeurs de droit public à l’Université de Panthéon-Assas

 

 

Comme on pouvait s’y attendre, les innombrables plaintes pénales déposées contre les ministres en raison de leur gestion de la crise du coronavirus ont abouti à la saisine de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR) effectuée le 5 juillet 2020, par le Procureur général de la Cour de cassation. Ce dernier y était d’ailleurs tenu, dès lors que plusieurs plaintes déposées, en vertu de l’article 68-2 de la Constitution, auprès de la commission  des requêtes de la CJR avaient été jugées recevables par cette dernière. Ni autorité de poursuites, ni juridiction, la commission des requêtes assume en effet un rôle de filtre, sa composition originale – trois magistrats du siège à la Cour de cassation, de deux conseillers d’Etat et de deux conseillers maîtres à la Cour des comptes – étant censée favoriser une juste appréciation des conditions d’exercice de l’action gouvernementale. Toujours est-il que neuf plaintes, dirigées contre trois ministres –le Premier ministre, Edouard Philippe, les deux ministres de la Santé successifs, Mme Buzyn et M. Véran, sont dorénavant appelées à prospérer devant la commission d’instruction de la CJR. Ainsi, le Premier ministre, remercié par le président de la République, aura donc appris, dans la même journée, qu’il ne sera plus le chef du gouvernement et qu’il sera poursuivi pénalement devant la C.J.R. parce qu’il était aux commandes de l’Etat pendant la survenue de la pandémie en France, en février et mars 2020.

 

Pourquoi une « machine infernale » serait-elle ici lancée ? Parce qu’il suffit de connaitre un peu la procédure et la pratique de la CJR[1], institution créée par la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 face à l’émoi de la tragédie du sang contaminé[2] pour être convaincu que les problèmes ne tarderont pas à affluer. 

 

L’instruction d’abord sera forcément lente. Elle sera à la charge de la commission d’instruction de la CJR, organe collégial formé de trois magistrats de la Cour de cassation, qui procède aux auditions des personnes se déclarant victimes et des personnes incriminées ainsi qu’à divers actes d’instruction avant de décider ou non du renvoi de ces dernières devant la formation de jugement de la CJR. Saisie aujourd’hui notamment du chef d’abstention de combattre un sinistre, délit prévu et réprimé par l’article 223-7 du code pénal, il est probable que la commission d’instruction soit amenée à requalifier les faits, comme elle l’a fait d’ailleurs, à plusieurs reprises dans l’affaire du sang contaminé. Si le droit pénal se singularise toujours un peu plus par une contestable élasticité, la commission n’en aura pas moins du mal à appliquer les délits envisagés aux faits de l’espèce. Les délits d’abstention d’agir sur lesquels se fondent les plaintes viennent en effet réprimer, non pas une simple négligence mais bien une abstention volontaire de secourir, ce qu’une mauvaise appréciation du péril, qui est ici probable, exclut[3]. Au-delà des requalifications à venir, on peut également s’attendre à une instruction compliquée par l’existence de plaintes déjà déposées pour les mêmes faits mais visant cette fois des décideurs publics qui, n’ayant pas le rang de ministre ou de secrétaires d’Etat, relèvent des juridictions ordinaires. Une vaste enquête préliminaire a en effet été confiée  à  l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp) sur la gestion de la crise du covid 19[4]. On assistera donc, une fois encore à l’existence de procédures parallèles pour des même faits, comme ce fut le cas non seulement dans l’affaire du sang contaminé, mais aussi dans les multiples mises en cause de Charles Pasqua en 2010 ou plus récemment dans l’affaire Tapie-Lagarde. Il en découlera de redoutables difficultés tenant à l’administration de la preuve voire des risques de contradiction de jurisprudence, dès lors que CJR et juridictions ordinaires sont amenées à juger pénalement de faits identiques ou intimement liés[5]. Enfin, on peut s’attendre à ce que cette longue enquête soit émaillée de divers scoops, permettant à la presse de divulguer des documents censés accabler les ministres et ce en violation flagrante d’un secret de l’instruction qui, dans l’indifférence quasi généralisée, porte en France bien mal son nom.

 

Viendra ensuite, probablement, la saisine de la juridiction de jugement tant, instruit par l’expérience du sang contaminé, on voit mal la commission d’instruction s’opposer à une opinion publique chauffée à blanc par les médias pour obtenir que « justice soit faite ». Se reformera alors cette juridiction baroque, à la composition échevinale – puisqu’elle comprend trois magistrats du siège à la Cour de cassation et douze parlementaires – et dont les règles de procédure s’inspirent à la fois de la matière correctionnelle et criminelle. Traduisant l’idée contestable selon laquelle la responsabilité pénale des ministres s’inscrirait dans le prolongement de leur responsabilité politique, cette juridiction de jugement aboutit surtout à un système incohérent, qui pose le principe de la responsabilité pénale des ministres tout en la faisant sanctionner par une juridiction spéciale[6]. Nul doute que les juges parlementaires seront alors peu enclins à condamner d’anciens ministres, pour des faits qui relèvent de la mauvaise gestion ministérielle, sur le fondement de délits pénaux aussi vagues que variés. Les plaignants seront alors renvoyés à leur amertume, tandis que les contestataires de tout poil ne manqueront pas de hurler à la connivence et au déni de justice. Mais dans l’intervalle, que de temps et d’énergie perdue, quelle désillusion pour les victimes, quel stress et quelle injustice – eh oui – pour les ministres poursuivis avec tant de légèreté !

 

Au gré de cette chronique d’un fiasco annoncé, un paradoxe ne s’en fait pas moins jour. Une fois de plus, cette juridiction de compromis revient sur le devant de la scène, alors qu’en plus de 25 ans de fonctionnement, les projets de suppression se sont multipliés. Le dernier en date remonte à l’automne 2017 à l’initiative du Président Macron, qui s’inscrivait ce faisant dans la continuité de son prédécesseur François Hollande. Ce dernier avait en effet fait déposer en 2013 à l’Assemblée nationale, un projet de loi constitutionnelle qui prévoyait la soumission des ministres aux juridictions pénales de droit commun, y compris pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, après autorisation préalable d’une commission de filtrage[7]. Rares furent alors les parlementaires ou les membres de la doctrine enclins à s’opposer à cette révision. C’est pourtant cette juridiction régulièrement condamnée par ses insuffisances et ses lacunes que l’on continue à mobiliser pour servir d’exutoire au processus de victimisation désormais latent en droit pénal français[8].

 

Il existe pourtant une solution alternative si on cherche uniquement à savoir ce qui s’est passé, de la pénurie de masques à celle des tests, en passant par l’hypothèse d’un retard à agir. L’examen attentif des travaux des commissions d’enquêtes parlementaires devrait permettre de faire la lumière sur les éventuels dysfonctionnements de l’Etat et – on peut en tout cas le souhaiter – d’en tirer des leçons. Ainsi que le soulignait un immunologue de renom interrogé par la presse sur la gestion de la crise par les pouvoirs publics : « Elle a été globalement bien gérée, hormis l’épisode initial sur les masques. Au lieu de prétendre qu’ils étaient inutiles pour le grand public, on aurait mieux fait de reconnaître la situation de pénurie, quitte à assumer une polémique immédiate »[9]. Lourdeurs, erreurs de gestion et de communication, décisions absurdes caractéristiques de la complexité et de la lourdeur de l’Etat français, souhait peut être imprudent mais compréhensible de maintenir une vie politique et sociale aussi longtemps que possible, tous ces facteurs ont certainement joué un rôle, chez nous comme ailleurs, dans l’ampleur de la pandémie. En Espagne, les mesures de contrôle strict de la population ont été retardées pour ne pas gêner le déroulement de la journée de manifestation des femmes pour l’égalité[10], tandis qu’en France l’organisation du premier tour des élections municipales eut un effet similaire. Désolantes contingences sur lesquelles il est nécessaire de revenir, sans que pour autant le droit pénal soit obligé de s’en saisir par des procès fleuves, inutiles et dispendieux au sein d’un service public de la justice faiblement doté et parfois peu efficace. Si la multiplication des plaintes pénales témoigne sans conteste de la détérioration du lien entre gouvernants et gouvernés, ce n’est pas une raison pour les trouver légitimes…

 

Enfin, les constitutionnalistes s’attacheront à méditer la seule leçon de cette lamentable affaire : on ne doit réviser une constitution que d’une main tremblante. En 1993, en incitant à la création de la CJR, François Mitterrand a commis une erreur politico-constitutionnelle. Il n’est pas inutile de le rappeler car, si les hommes disparaissent, les institutions elles demeurent.

 

 

[1] Sur ces points, cf. C. Guérin-Bargues.  Juger les politiques ?  La Cour de justice de la République, Dalloz, coll. Droit politique, 2017.

[2] Sur cette affaire et son contexte, cf. O. Beaud, Le sang contaminé, Essai sur la criminalisation de la responsabilité, coll. Behemoth, PUF, 1999.

[3] Pour une démonstration en ce sens d’un pénaliste, cf. Jean-Claude Planque, «Les plaintes pénales pour Covid19 ont-elles un avenir ? »  Conversation France, du 6 juillet 2020, ainsi que l’arrêt cité par l’auteur Cass. Crim 17 déc. 2019, n° 19-83623.

[4] S. Piel, Ouverture d’une vaste enquête préliminaire sur la gestion de la crise du coronavirus en France, Le Monde du 10 juin 2020.

[5] Voir sur ce point http://blog.juspoliticum.com/2016/12/19/christine-lagarde-devant-la-cour-de-justice-de-la-republique-les-lecons-de-la-derniere-audience/

[6] O. Beaud, « Le traitement constitutionnel de l’affaire du sang contaminé. Réflexions critiques sur la criminalisation de la responsabilité des ministres et sur la criminalisation du droit constitutionnel », RDP, juil. 1997,, p. 1012

[7] Sur ces projets récurrents de suppression, cf. C. Guérin-Bargues.  « Juger les politiques ? la CJR » , op.cit., p. 7.

[8]  Voir la tribune «  Contre l’hystérie pénale », signée par P. Avril et alii, Le Journal du Dimanche du 23 juin 2002

[9] « La crise du Covid19 a pointé cles fragilité de certaines démocratie », entretien avec le Pr Kourilsky, Le Monde du 27 juin 2020

[10] Voir le billet d’Anthony Sfez, « Espagne: le confinement inconstitutionnel ?« , Blog Jus Politicum, 8 juillet 2020

 

 

 

Crédit photo: Jacques Paquier, CC BY 2.0, Flickr