Mal gouverner est-il un crime ? Réflexions critiques sur les perquisitions effectuées dans le cadre de l’enquête judiciaire relative aux ministres impliqués dans la gestion de l’épidémie du coronavirus

Par Olivier Beaud

<b> Mal gouverner est-il un crime ? Réflexions critiques sur les perquisitions effectuées dans le cadre de l’enquête judiciaire relative aux ministres impliqués dans la gestion de l’épidémie du coronavirus </b> </br> </br> Par Olivier Beaud

Les médias ont de façon tapageuse rendu compte des perquisitions effectuées aux domiciles des ministres désormais soumis aux investigations de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République pour leur gestion de l’épidémie du coronavirus. Le présent article entend critiquer, à cette occasion, les dérives de la criminalisation de la responsabilité des ministres qui atteignent désormais des sommets.

 

The media sensationally reported on the searches conducted at the homes of ministers now under investigation by the instruction committee of the Cour de Justice de la République (Court of Justice of the Republic) over their handling of the coronavirus crisis. On this occasion, this article aims at criticizing the abuses of the criminalization of the responsibility of ministers which attain new heights. 

 

Par Olivier Beaud, Professeur de droit public à l’Université de Panthéon-Assas

 

 

Le jeudi 15 octobre 2020, le journal télévisé du soir de France 2 faisait ses choux gras des perquisitions judiciaires effectuées par les policiers au ministère du travail et au domicile de Mmes Buzyn et Mme Ndiaye et de MM. Philippe et Véran. La force publique agissait sur le fondement d’un mandat judiciaire émis par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République. Les caméras montraient une horde de policiers investir le ministère de la santé pour aller perquisitionner dans le bureau du ministre et saisir si on a bien compris, des ordinateurs et autres clés USB. La presse du lendemain informait que la police avait aussi perquisitionné au domicile privé du directeur actuel de la Santé, M. Salomon qui dut se décommander pour une émission sur BFM-TV à 7h30 du matin pour « raison personnelle ».

 

Ainsi, à une heure de grande écoute, les citoyens ont pu voir les ministres être traités comme de vulgaires criminels de droit commun, trafiquants de drogues ou autres. Ils pouvaient même éprouver l’impression que la justice réunissait des preuves (dissimulées dans des ordinateurs) pour arrêter bientôt une dangereuse bande de criminels. Il ne manquait plus que les menottes passées aux mains des ministres pour que le tableau fût complet. Mais qu’ont donc fait ces femmes et hommes politiques pour mériter un tel traitement judiciaire et médiatique ? Comme on le sait, on leur reproche d’avoir mal géré la crise du Covid19, ce qui a donné lieu en France à une multitude de plaintes pénales. Sur plus de quatre-vingts dix, il semblerait que neuf aient passé le cap de l’examen par la commission des requêtes. Désormais, la commission d’instruction de la CJR enquête pour vérifier si les ministres intéressés n’auraient pas commis le délit d’abstention de lutter contre un sinistre, obscur article du code pénal que les avocats inventifs ont déniché pour être en mesure de faire poursuivre les ministres et les hauts fonctionnaires en cause.

 

Nous avons déjà critiqué ce nouvel élan de criminalisation de la responsabilité, soit dans la presse[1], soit sur ce blog[2], soit plus longuement dans un article à paraître[3]. Il pourrait donc sembler inutile d’y revenir, sauf à se répéter. Pourtant, ce nouvel épisode des perquisitions dans ce qui est déjà le feuilleton judiciaire des poursuites des ministres devant la CJR mérite un commentaire particulier tant il illustre certaines singularités dignes d’être relevées et méditées.

 

 

Un bien curieux calendrier

On peut quand même s’étonner que le lendemain même du soir où le président de la République annonçait à la TV une nouvelle série de mesures pour lutter contre l’épidémie et notamment l’instauration d’un couvre-feu dans neuf métropoles, dont Paris, les magistrats de la commission d’instruction aient cru bon de faire procéder à de telles perquisitions. Ceux-ci répliqueront probablement que ce télescopage est un pur hasard de calendrier. Toutefois, l’observateur extérieur aura du mal à les croire tant cette coïncidence peut apparaître comme un signe. Ce dernier n’est autre en réalité que la volonté des magistrats de transmettre aux hommes qui sont au pouvoir le message parfaitement clair que l’on peut ainsi présenter de façon un brin triviale : « nous les magistrats, nous faisons ce que nous voulons, nous sommes indépendants, et enfin indépendants des politiques. Et vous, les gouvernants, vous êtes des citoyens comme des autres, il n’y a aucune raison de vous ménager. Et on va vous le prouver en vous envoyant les policiers à 7h du matin chez vous pour vous montrer de quel bois nous nous chauffons. Plus de privilèges, des perquisitions où et quand nous voulons, foin des convenances et de vos obligations. La justice doit passer avant tout ».

 

Dès lors, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y aurait derrière ces perquisitions matutinales effectuées le lendemain de l’intervention télévisée du chef de l’Etat une sorte de provocation à l’égard du pouvoir ? Or ces faits d’une certaine gravité s’inscrivent dans le contexte, plutôt tendu, d’une fronde des magistrats contre le Garde des Sceaux. Les « premières » au sens théâtral se multiplient ici dans cette affaire. Ainsi, la presse étrangère par l’intermédiaire de la Tribune de Genève a souligné la portée historique des perquisitions : « C’est probablement une matinée sans précédent dans l’histoire de la République, du moins du point de vue de la chronique judiciaire: jeudi matin, l’ex-premier ministre Édouard Philippe, le ministre de la Santé Olivier Véran, l’ex-ministre Agnès Buzyn (Santé), et Sibeth Ndiaye (ex-porte-parole du gouvernement) ont fait tous les quatre l’objet d’une perquisition simultanée à leurs domiciles et à leurs bureaux. »[4] Le stade suprême de la démocratisation dont certains semblent rêver serait « la perquisition pour tous ! ». Singulier progrès en effet car il s’agit bien de rabaisser la classe politique au niveau de vulgaires délinquants.

 

Mais cette « première » au sens théâtral a été précédée d’une autre grande « première » qui fut, quelques jours auparavant, la tribune des deux chefs des magistrats du siège et du parquet, d’un côté, la présidente de la Cour de cassation et, de l’autre, le procureur général auprès de celle-ci, qui président les formations respectives au Conseil supérieur de la Magistrature. Relayant les inquiétudes des syndicats de magistrats, ils ont fustigé l’attitude du nouveau Garde des Sceaux[5]. D’une telle initiative émanant des deux plus hauts magistrats du pays, il semble n’y avoir jamais eu de précédent sous la Ve République. La guerre est désormais ouverte entre le Prince et les juges, et ce n’est une bonne nouvelle pour personne[6].

 

Dès lors, il est difficile d’isoler les perquisitions spectaculaires commandées par les magistrats de la CJR de ce contexte général qui lui donne nécessairement un sens particulier. Peu importe d’ailleurs quelle fut l’intention réelle de la commission d’instruction car le résultat est devant nous :  de telles perquisitions si médiatiquement orchestrées n’arrangeront pas les relations entre le pouvoir politique et les magistrats.

 

 

Quand le mensonge de gouvernants devient un délit pénal

On peut estimer disproportionnée cette mise en scène de la force publique, mais il convient de garder à l’esprit que celle-ci trouve son origine dans des décisions antérieures lourdes de conséquences.

 

On a déjà écrit que les plaintes pénales contre les ministres étaient inappropriées parce que le dysfonctionnement d’un gouvernement, et donc de ses membres, dans sa gestion des affaires publiques doit seulement être passible d’une responsabilité politique quand les ministres sont encore en fonction, ce qui était le cas, en avril (sauf pour Mme Buzyn) quand les premières plaintes étaient déposées[7]. Ces plaintes nous apparaissaient ridicules d’abord en raison de cette lamentable confusion de la responsabilité pénale avec la responsabilité politique. Elles le sont aussi pour d’autres raisons. D’abord, pour les faire prospérer, il fallait «pêcher » dans ce magma informe qu’est le Code pénal l’article précis qui pourrait, très éventuellement, rendre incriminables les ministres qui géraient cette affaire. Le code pénal est alors transformé en une boîte à outils interchangeables dans lequel les avocats, et puis les magistrats, peuvent puiser infiniment pour les appliquer à des faits de gestion ministérielle assez éloignés de l’infraction.

 

Ensuite et surtout ces plaintes sont ridicules car elles sont d’emblée vouées à l’échec. Il va de soi en effet qu’elles n’ont aucune chance d’aboutir puisque la large majorité des parlementaires (12 sur 15) qui siègent à la Cour de justice de la République relaxera les ministres. Les jurés parlementaires s’apercevront fatalement que la mauvaise gestion d’un ministère, si elle est établie (faut-il préciser, v.infra), ne justifie pas une sanction pénale. Ce qui a valu pour l’affaire du sang contaminé vaudra a fortiori pour l’épidémie du coronavirus. La seule erreur commise par les gouvernants ici poursuivis est, tout compte fait, d’avoir été à la barre au mauvais moment. Le manque de chance n’est pas encore un délit pénal, que l’on sache.

 

Compte-tenu de ces données, on peut se demander pourquoi – diable ! – la Commission des requêtes a cru bon de transmettre ces plaintes pénales au Parquet pour qu’il saisisse la commission d’instruction. Comment ceux qui la composent —  trois magistrats, deux conseillers d’Etat et deux conseillers à la Cour des comptes – ont-ils pu estimer que les faits litigieux pouvaient entrer dans le cadre du délit d’abstention de combattre un sinistre qui vise « quiconque s’abstient volontairement de prendre ou de provoquer les mesures permettant, sans risque pour lui ou pour les tiers, de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes » ? Si l’on comprend bien, un incendie et une épidémie relèvent de la même infraction pénale. Superbe plasticité de notre Code pénal…. Mais surtout pour que le lecteur comprenne notre surprise, il convient de lui rappeler qu’au moment où la Cour de justice de la République a été instituée par loi constitutionnelle de 1993, la Commission des requêtes (prévue à l’article 68-2) était destinée à servir de filtre pour empêcher que la CJR fût submergée de plaintes inutiles ou inadéquates qui rendraient impossible l’exercice de la fonction ministérielle. En transmettant certaines plaintes, l’actuelle commission des requêtes s’est comportée non en filtre mais en « passoire » à gros trous. On aimerait bien connaître les motifs de cette « décision » de grande conséquence.

 

On nous objectera certainement que ces poursuites loin d’être ridicules sont tout à fait fondées. En effet, dira-t-on, les gouvernants poursuivis ont menti en affirmant publiquement, à la radio ou à la TV, au début de l’épidémie (mars 2020) que le port des masques était superflu. Faut-il un procès pénal, et des perquisitions, pour apprendre ce que n’importe quel citoyen doté d’un peu de jugeote a compris ? En effet, depuis lors, tous les citoyens contraints de porter lesdits masques pour empêcher la propagation de l’épidémie savent par la force des choses qu’en mars 2020, on leur a « menti ». Mais encore faut-il préciser que si les ministres en cause ont proféré ce mensonge, c’est probablement dans le but de rassurer la population qui, sinon, aurait paniqué. Les gouvernants ont constaté que, au moment décisif, il n’y avait plus de masques disponibles, y compris pour le personnel soignant, ce qui était gravissime. Il est certain qu’un tel mensonge, un brin puéril, révélait de leur part une regrettable tendance au paternalisme. Ceux-ci prennent les citoyens pour des enfants[8] à qui il vaudrait mieux cacher une dure vérité à entendre. Il aurait en effet mieux valu prendre les citoyens pour des adultes et leur avouer qu’il y avait une pénurie de masques et que, pour cette raison, il valait mieux redoubler de prudence. Il y a là incontestablement une erreur de jugement politique de la part des ministres concernés. Mais de là à les traîner au tribunal pour cela, il  y a un pas que l’on ne devrait pas franchir, sauf à transformer la Cour de justice de la République en chambre d’accusation des ministres.

 

Par conséquent, il est plus que probable que « l’enquête » de la commission d’instruction de la CJR va révéler ce que l’on sait déjà : l’existence de ce mensonge, « un mensonge d’Etat ». Mais depuis quand un mensonge d’Etat est-il un délit pénal ? Doit-on s’amuser à relire l’histoire de la Ve République pour énumérer les petits et grands mensonges proférés par nos gouvernants ? La liste serait trop longue. Est-il opportun de suggérer aux magistrats de lire autre chose que le Code pénal et de méditer Machiavel ou d’autres grands théoriciens du politique qui ont réfléchi sur l’art du politique, ses dilemmes, ses grandeurs et servitudes ? Ils y apprendraient aussi la difficulté de décider dans un temps de crise où le seul choix possible est celui entre une mauvaise et une très mauvaise solution. Bref, complexifier le réel pour mieux le comprendre au lieu de le réduire à un syllogisme judiciaire souvent inadéquat pour en rendre compte ; tel serait le défi intellectuel à relever en ce moment. Ni les juges, ni les médias, ce duo infernal dans ce genre de « scandale » ne semblent prêt à l’affronter.

 

Mais si c’était pour noter un nouvel épisode de la querelle entre les magistrats et le pouvoir politique et pour répéter l’inanité de telles poursuites, ce billet n’aurait pas de raison d’être suffisante. Le fait le plus marquant est le décalage frappant entre ce début de thriller judiciaire et le contenu d’un rapport d’experts rendu public la même semaine.

 

 

Un contraste saisissant : la lecture du rapport d’information sur la gestion de l’épidémie

C’est ici que le ridicule vire au grotesque car, la veille de ces tapageuses perquisitions judiciaires, on lisait dans les journaux le compte-rendu du rapport d’étape de la mission d’information sur la gestion de la crise sanitaire due au Covid-19. Or, celui-ci se situe aux antipodes de la position adoptée par la justice ce qui ne manque pas, selon nous, de susciter de légitimes interrogations sur le bien-fondé de ces poursuites judiciaires et de ces perquisitions ultra-médiatisées.

 

Cette mission d’information a été confiée, en juin 2020, par le président de la République à l’infectiologue et épidémiologiste suisse Didier Pittet. Elle est censée fournir une analyse « indépendante » sur la façon dont l’exécutif français a géré cette épineuse question de l’épidémie. Elle est donc, objectivement, créée pour concurrencer les commissions d’enquête parlementaire constituées aux mêmes fins. Elle vient de rendre un rapport d’étape[9], prélude à son rapport final qui devrait être rendu d’ici la fin de l’année. Il fait entendre un tout autre son de cloche. Les experts, membres de cette commission, ont notamment eu la bonne idée de procéder à une analyse comparative de la gestion de l’épidémie. A lire et entendre les médias français, et à en croire les avocats des plaignants, les ministres auraient gravement failli dans la gestion de l’épidémie. Pourtant, rien n’est moins sûr lorsqu’on lit ce rapport d’étape.

 

Certes, tout n’a pas été parfait, loin de là, mais le contenu du rapport témoigne d’une perception du problème bien éloignée de la vision catastrophiste véhiculée par les plaintes pénales. Pour résumer : la gestion par l’Etat français de cette crise sanitaire, majeure et totalement inédite se situe dans une honnête moyenne. On a fait mieux que d’autres pays, mais moins bien que d’autres. Par exemple, il semblerait que si l’on prend pour indice d’analyse le nombre de jours passés au-dessus du seuil d’un décès de patient atteint de Covid-19 par million d’habitants, on peut mieux « approcher à la fois la sévérité de la crise dans le pays donné et l’efficacité des politiques mises en place pour diminuer son impact ». Or, à l’aide de cet indice, la France s’en sort bien mieux que les Etats-Unis qui ont gravement manqué de réactivité et d’efficacité dans la gestion de la vague épidémique, et se place, là encore, en position intermédiaire, même si elle est devancée par l’Autriche ou l’Allemagne.

 

Le rapport ne manque pas de relever d’une part « défauts manifestes d’anticipation, de préparation et de gestion » et d’autre part, « le déclin progressif du degré de priorité accordé à la prévention des pandémies au cours de la dernière décennie, concourant à une moindre préparation et vigilance au risque. » (synthèse du rapport). Cet élément devrait, normalement, contribuer à relativiser le rôle des ministres poursuivis, mais ne doutons pas que pour la plupart des procureurs, il devrait justifier une criminalisation accrue en imposant la poursuite de nombreux ministres en fonctions sous les mandats présidentiels de  MM. Sarkozy et Hollande. 

 

Le rapport pointe également une gestion désastreuse de la communication gouvernementale. Laissons ici la parole à ses auteurs : « La confiance a été ébranlée au début de la crise par les polémiques sur les masques et, dans une moindre mesure, sur les tests. Les discours officiels sur les masques et la doctrine d’utilisation ont été très évolutifs et sont apparus contradictoires au point d’être perçus par une partie de la population comme mensongers. L’évolution des préconisations, notamment pour le grand public, n’a pas été comprise comme un ajustement aux nouvelles connaissances scientifiques ou aux nouveaux niveaux de stocks, mais comme une volonté de dissimuler un manquement. Ce “ faux départ “ en communication dans une société française caractérisée, avant même la crise, par une défiance forte à l’égard des décideurs, a eu des répercussions tout au long de la crise sanitaire. »[10] De ce point de vue, on doit constater que la communication mise en place par le gouvernement a provoqué « un sentiment d’infantilisation et de défiance» (ibid) dans la population française, ce qui a contribué à déresponsabiliser les individus. On ne peut donc pas comprendre cette crise sanitaire et l’évaluer sans prendre en compte les relations malsaines (en France) entre les gouvernants et les gouvernés qui sont celles d’une défiance mutuelle. Encore une fois, le droit pénal sera de peu d’utilité pour rendre compte de telles données pourtant fondamentales comme le reconnaît le « rapport Pittet ».

 

Ainsi, quoiqu’en pensent les procureurs en tous genres, la gestion très chaotique de la crise par l’Etat, qui a été particulièrement ressenti par les maires sur le terrain[11], n’est pas vraiment imputable aux ministres. Ceux-ci qui, ont été mis devant le fait accompli, étant obligés d’assumer une impéritie provenant de décisions anciennes. Elle provient pour l’essentiel d’un défaut dans les structures politico-administratives. Même si le rapport d’étape est trop succinct sur ce thème, il pointe ce que tout le monde avait perçu : une grande cacophonie institutionnelle qui résulte d’une incapacité du ministère de la santé à centraliser la lutte contre l’épidémie, concurrencé qu’il l’est désormais par des agences régionales de la Santé qui semblent, elles aussi, avoir failli. Bref, alors que l’urgence imposait des solutions rapides et rationnelles, le mille-feuilles administratif ou si l’on veut, l’anarchie administrative préexistante à cette crise a eu des effets dévastateurs sur la qualité de sa gestion. Mais qui ne voit que ce défaut de structuration de la décision politico-administrative est le résultat de notre Etat jacobin, aujourd’hui mal administré, avec des réformes récentes qui semblent contre-productives, et de notre régime politique présidentialiste à l’excès ? Et encore, certains auteurs ont pu plaider avec de bons arguments que l’Etat n’avait pas manqué à sa « responsabilité  de protéger »[12].

 

Quoi qu’il en soit face aux dysfonctionnements éventuels ayant affecté l’Etat dans son ensemble, le Code pénal s’avère d’un faible secours. Il faudrait plutôt disposer d’études sérieuses de science administrative qui viendraient compléter les rapports faits à chaud pour tenter de rendre compte utilement des multiples ratés de la gestion « à la française » de cette crise[13]. Ainsi, dans ces matières de prise de décision politique, le juge pénal paraît se mouvoir comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, et mieux aurait valu empêcher l’entrée du pachyderme….

 

En conclusion, a-t-on besoin d’un procès pénal pour nous expliquer ce que l’on apprendra nécessairement en lisant le rapport final de cette mission d’information et les rapports des deux commissions d’enquête parlementaire qui travaillent sur la gestion de la crise sanitaire ? Quant à ceux qui mènent l’enquête judiciaire visant les ministres, on leur recommandera de réfléchir à la mise en garde de Guy Carcassonne qui craignait, à propos de la CJR, que « ce progrès de la justice ne se retourne pas contre l’idée même de justice, que soient amalgamés le drame et le crime, l’émotion et l’équité, le droit des victimes à la réparation et celui, inacceptable, à la vengeance, bref, que ne soient pas confondus la voix du peuple et le verdict des juges »[14] ?  

 

 

 

[1] « Si les gouvernants ont failli, la solution pénale n’est pas la bonne », Le Monde du 21 avril 2020.

[2] Avec Cécile Bargues, : « CJR et plaintes pénales contre les ministres : la “machine infernale“ est lancée », Blog de Jus Politicum, 9 juillet 2020 

[3] Un article en anglais (sous presse) dans un ouvrage dirigé par P. Kahn, M. Maduro, Democracy in Pandemic Times, Cambridge University Press, 2020, dont la version française est à paraître début 2021 dans la Revue de droit d’Assas.

[4] « Vague de perquisitions au sommet de l’État » La Tribune de Genève du 16 octobre 2020.

[5] « Les magistrats sont inquiets de la situation dans laquelle se trouve l’institution judiciaire, » Le Monde du 29 septembre 2020.

[6] Voir la mise au point de D. Soulez-Larivière, « Le Prince et le juge » Le Journal du Dimanche du 18 oct. 2020.

[7] Voir nos précédentes analyses mentionnées dans les notes 1 à 3

[8] C’est le sens de l’article de P Y Gautier et C. Perchet (sur le récent couvre-feu), « Les citoyens ne sont pas des enfants dont on disposerait de manière discrétionnaire, » Le Monde du 18 octobre 2020.

[9] https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/276679.pdf

[10] Rapport précité, p. 35

[11] « Les maires ou le virus de la solidarité », Le Monde du 18 octobre 2020

[12] Voir en ce sens, l’analyse d’un fin connaisseur du droit et de l’administration de la santé, D. Truchet, « Avant l’état d’urgence sanitaire, premières réponses, première questions » RFDA, 2020 (juillet-août), notamment p. 603

[13] C’était déjà la thèse défendue dans notre ouvrage sur Le sang contaminé (Paris, PUF, 1999) où nous avions soutenu l’idée que les magistrats auraient été bien inspirés de lire et de méditer l’ouvrage du sociologue Michel Setbon.

[14] La Constitution, Paris, Seuil, 11° éd., 2013, p. 332.

 

 

Crédit photo: Ministère sociaux / DICOM / Sipa press, CC0 1.0