Une analyse structurale de la Ve République. Etat des lieux

Par Pierre Avril

<b> Une analyse structurale de la Ve République. Etat des lieux </b> </br> </br> Par Pierre Avril

La présente confusion atteste une disparition des repères habituels de notre vie publique. Elle s’inscrit dans le lent dérèglement des institutions depuis plus d’un demi-siècle. Cette vulnérabilité ne proviendrait-elle pas d’une ambigüité de la Constitution elle-même ? Plus fondamentalement, on peut l’attribuer à la singularité de la structure duale des sources du pouvoir sur laquelle repose son fonctionnement : elle ne fut jamais stabilisée comme elle aurait pu l’être.

 

The current confusion testifies to the disappearance of the usual markers of our public life. It is part of the slow disruption of our institutions over the last half-century. Doesn’t this vulnerability stem from an ambiguity of the Constitution itself? More fundamentally, it can be attributed to the singularity of the dual structure of sources of power on which its operation is based. It was never stabilized as it could have been.

 

Par Pierre Avril, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas

 

 

Prévoir le passé est une tentation naturelle de l’esprit ; il s’efforce d’introduire rétrospectivement de la logique dans la suite confuse des évènements, afin de rendre nécessaire ce qui est advenu. Les juristes y sont enclins, particulièrement lorsqu’il s’agit de la Constitution qui, disposant pour l’avenir, contiendrait en puissance ce qui s’est effectivement réalisé en acte. En dévoilant ses ressorts, on pourrait ainsi démontrer comment une nécessité latente s’est irrésistiblement imposée à des acteurs confrontés aux défis des circonstances, et comment elle a orienté leurs initiatives ; mais c’est attribuer à la lettre du texte une efficacité que démentent la liberté de l’interprète et sa complaisance à l’opportunité politique. La démarche, toutefois, n’est pas arbitraire dans le cas de la Constitution de 1958, en raison de sa structure particulière. Et compte tenu des réserves qui viennent d’être rappelées.

 

1. Avec l’élection au suffrage universel du président de la République et des députés à l’Assemblée nationale, la singularité de la VeRépublique est d’avoir attribué à la souveraineté populaire deux expressions directes, séparées et antinomiques. Séparées, elles se sont révélées antinomiques parce qu’elles ne désignent pas les titulaires de pouvoirs également séparés, comme aux Etats-Unis, mais de pouvoirs imbriqués : le Président nomme le Gouvernement, lequel est responsable devant l’Assemblée nationale, et celle-ci peut le renverser. Il en résulte une incertitude quant au résultat.

 

Un tel système peut en effet connaître deux modes de fonctionnement contrastés, soit comme un gouvernement parlementaire lorsque les élections donnent à l’Assemblée nationale une majorité politiquement opposée à celle qui a porté le Président à l’Elysée, soit comme un gouvernement présidentiel, lorsque la majorité de l’Assemblée est conforme à celle qui a élu le Président. C’est cette seconde branche de l’alternative qui a marqué l’histoire de la Ve République parce qu’elle a été à son origine dès 1958.

 

2. L’importance des débuts d’un régime est bien connue : les premières applications d’une Constitution ont pour effet de concrétiser ses dispositions en établissant des précédents qui s’imposeront tout naturellement par la suite. Et d’autant plus naturellement qu’une constitution comporte de nombreuses dispositions qui habilitent les organes et définissent leurs compétences, sans déterminer quels rapports résulteront entre eux de l’exercice des prérogatives dont elle les pourvoit. Seules les prescriptions de procédure seront respectées à la lettre parce qu’elles sont précises et d’effet immédiat, tandis que le fond du droit dépendra de la concrétisation initiale.

 

Or les premières années de la Ve République ont été dominées par la personnalité du général de Gaulle, président originellement désigné à un scrutin indirect analogue à celui des sénateurs : ce n’est qu’en 1962 que son élection au suffrage universel direct a été décidée pour confirmer son autorité lorsqu’elle a été contestée par le Parlement. Ses successeurs hériteront en 1969 de cette innovation et de cette autorité.

 

 

3. Les circonstances de la révision de 1962 ont très fortement affecté la portée politique de l’élection présidentielle. Formellement elle est un simple procédé de nomination, elle n’emporte juridiquement aucune conséquence, sinon d’être l’expression directe du peuple souverain comme celle les députés – avec toutefois le privilège de concentrer cette légitimité potentielle sur une seule personne au lieu de 577. Mais elle est intervenue pour trancher un conflit ouvert avec l’Assemblée nationale qui avait censuré le gouvernement Pompidou (précisément sur cette révision), de sorte qu’elle a consacré la prééminence du Président sur les autres pouvoirs en lui conférant l’autorité d’une investiture politique personnelle.

 

En conséquence, la responsabilité parlementaire du gouvernement s’effaça au profit d’une autre devant le Président qui le nomme et oriente son action : cette responsabilité non écrite est devenue la convention de la Constitution fondamentale de la Ve République.

 

4. Mais la responsabilité devant les députés prévue par les articles 29 et 49 C restait simplement inopérante en raison de l’harmonie entre les majorités présidentielle et parlementaire. Or cette harmonie se trouvait virtuellement remise en question à chaque élection législative, d’autant que la durée des mandats respectifs du Président, sept ans, et des députés, cinq ans, ne coïncidait pas, non plus que la date de leurs renouvellements. Différée jusqu’en 1986, l’éventualité finit par se réaliser, et elle se répéta en 1993 et en 1997 ; l’élection d’une majorité d’opposition amena logiquement la désignation d’un Premier ministre qui en était issu et sa cohabitation avec le Président.

 

 

Avec les cohabitations d’un Président et d’un gouvernement politiquement opposés, la responsabilité de celui-ci devant celui-là disparaissait, mais provisoirement, car la classe politique, dont l’Elysée restait l’ambition suprême, considérait cette situation comme une parenthèse anormale. Afin d’en conjurer le retour et de conforter le statu quo ante, la révision constitutionnelle du 2 octobre 2000 instaura le quinquennat présidentiel à la place du septennat et le compléta par la rectification du calendrier pour que les élections à l’Assemblée nationale interviennent dans la suite immédiate de l’élection du Président dont elles ratifiaient ainsi les résultats et en confirmaient le rôle directeur. Mais à quel prix ?

 

 

5. La révision constitutionnelle de 2000 a interrompu arbitrairement un mouvement démocratique qui exprimait la lassitude devant la domination présidentielle et l’aspiration à davantage de représentation. Les accidents répétés des cohabitations témoignaient en effet de l’épuisement de l’élection présidentielle, désormais incapable de construire une majorité de gouvernement durable, en même temps que leur répétition incitait à un rééquilibrage des pouvoirs au profit du Parlement. Or une telle perspective se présentait tout naturellement, car le calendrier prévoyait que le prochain renouvellement de l’Assemblée nationale élue en 1997 devait intervenir en mars 2002, c’est-à-dire avant l’élection du Président en mai, de sorte que celle-ci se serait trouvée assujettie à la décision politique préalable du suffrage universel ayant déjà choisi une majorité – soit exactement le contraire de l’objectif visé par la révision.

 

Mais cette révision n’a pas seulement eu pour effet de restaurer le statu quo ante, elle bouleversait en réalité l’équilibre constitutionnel, parce qu’en faisant coïncider le mandat présidentiel avec celui des députés, elle établissait une solidarité politique immédiate entre eux telle qu’elle transformait en subordination la responsabilité non écrite du Premier ministre devant le Président. Le quinquennat poussait ainsi à l’extrême la prépondérance politique que l’Elysée exerçait jusque-là comme un arbitrage – lequel, si impératif fût-il, demeurait cependant compatible avec l’interprétation très extensive de l’article 5 C qui le mentionne. On sortait alors des prévisions de la Constitution.

 

 

6. L’asymétrie entre un mandat présidentiel de sept ans et le renouvellement de l’Assemblée nationale tous les cinq ans ménageaient en effet au Parlement la possibilité d’un exercice réel de ses fonctions. Quelle que soit la puissante incitation à s’inscrire dans la continuité de l’autorité présidentielle, les élections législatives conservaient leur vocation à représenter le peuple français tout entier ; elle préservait simultanément, la spécificité de la présidence d’essence arbitrale, dans la mesure où celle-ci se poursuivait nécessairement durant deux législatures, au-delà donc de la compétition immédiate des partis, et sur deux gouvernements. Cela impliquait que cette présidence fût clairement distinguée du gouvernement. Et donc préservait aussi le rôle du Premier ministre.

 

Le Premier ministre était le chef de la majorité parlementaire devant laquelle sa responsabilité restait engagée, même si elle était subordonnée à sa loyauté envers le Président – d’autant qu’il était appelé à diriger la campagne électorale lors du renouvellement de l’Assemblée nationale. Il disposait donc d’une autorité propre dans l’exercice de ses fonctions, tant vis-à-vis du Parlement que de l’appareil de l’Etat : il n’était pas le simple collaborateur que devinrent ses successeurs. Réciproquement, le Parlement, dont le Premier ministre est le seul interlocuteur, se trouvait naturellement solidaire de son sort et bénéficiait de son autonomie – d’autant que les élections législatives n’avaient pas pour vocation exclusive la ratification de l’élection présidentielle, comme il advint après 2002 : elles exprimaient aussi la représentation du peuple français dans toute sa diversité, au lieu que le Président  est l’élu d’une majorité artificiellement contrainte par la limitation du  second tour aux deux candidats arrivés en tête du premier.

 

7. En d’autres termes, si limité fût-il par la prépondérance présidentielle, le régime parlementaire institué par la Constitution restait le cadre politique et juridique de la VeRépublique. Ajoutons ce paradoxe : c’est la bipolarisation engendrée par le second tour de l’élection présidentielle qui provoqua l’apparition inespérée d’un two-party system analogue sur ce point au modèle britannique, car le fait majoritaire contraignit l’opposition à se concentrer autour du parti socialiste en 1973, et conduisit à l’alternance au pouvoir de 1981… avant de permettre le bon déroulement institutionnel de la cohabitation de 1986. Celle de 1997 allait s’étendre durant toute une législature, démontrant qu’un gouvernement parlementaire stable se révélait désormais une forme possible de direction des affaires publiques. Mais la perspective de son probable renouvellement en 2002 dérangeait les ambitions présidentielles de la classe politique qui s’employa, comme on l’a vu, à conjurer la menace de ce retour à la lettre constitutionnelle.

 

Devenue, par le couplage des scrutins, l’exclusive expression du suffrage universel, la présidence quinquennale affirma alors son hégémonie sur l’Etat. Mais sans recouvrer la capacité d’entraînement dont les cohabitations avaient montré l’épuisement. En revanche, l’hégémonie de l’Elysée dévitalisa en quelque sorte les autres organes qui continuèrent à fonctionner mécaniquement, dépossédés de la contribution positive qu’ils avaient jusque-là conservée ; l’activité politique, devenue sans objet significatif, n’en conserva que les intrigues qui lui sont familières, elles occupèrent progressivement le débat sous forme de contestations de l’autorité présidentielle qu’inspiraient les visées sur la succession à venir.  Autrement dit, les ambitions personnelles, inévitables scories de la vie politique, monopolisaient désormais une scène désertée par le débat démocratique.

 

8. Au-delà du désordre fonctionnel, c’est la représentation qu’a profondément remise en cause l’instauration du quinquennat. Pour bien en mesurer la gravité, rappelons que le principe représentatif est l’essence de nos démocraties en ce qu’il associe étroitement le gouvernement du pays à l’expression par le Parlement des volontés de sa population. Si la Constitution de 1958 les avait formellement isolés au nom de la séparation des pouvoirs, la responsabilité des articles 20 et 49 C n’en maintenaient pas moins un lien entre eux : l’orientation et la composition des gouvernements restaient tributaires de l’orientation et de la composition de l’Assemblée nationale – les cohabitations l’avaient démontré. Or ce lien, demeuré réciproque du fait de l’asymétrie des élections présidentielle et législatives, devenait unilatéral dès lors que la présidentielle subjuguait l’expression des volontés de la population. Les citoyens étaient certes gouvernés par le Président qu’ils avaient choisi, mais ils n’étaient plus représentés.

 

La disparition d’un véritable débat démocratique au sein de la classe politique et des médias était donc aggravée par cette carence de la représentation qui les privait d’une source permanente d’informations venant de la société. Dès lors, les forces politiques n’étaient plus alimentées que par les revendications des minorités les plus bruyantes, auxquelles allait toute leur attention. Les partis continuaient à jouer entre soi leurs jeux ordinaires et le prudent conformisme imposé par les ambitions présidentielles rendait de plus en plus futiles leurs programmes : droite et gauche pouvaient alterner sans qu’aucun changement significatif ne les distinguât aux yeux des électeurs. Ce marasme démocratique trouva son aboutissement avec le succès, accidentel mais logique, d’Emmanuel Macron en 2017.

 

9. La présidence d’Emmanuel Macron a ouvert la phase terminale du présidentialisme de la VeRépublique ; elle ne l’a pas provoquée, mais elle a contribué à la précipiter, ainsi qu’on peut le constater sept ans plus tard. Oubliées les brillantes déclarations abstraites du début (et leurs gloses respectueuses), le trait qui caractérise le mieux cette présidence semble devoir être emprunté au concept à la mode de Derrida : la déconstruction. En ce sens, il y a bien des initiatives déconcertantes, telle la suppression soudaine des grands corps de l’Etat, ou celle de l’ENA, et aussi l’oubli des corps intermédiaires, mais l’essentiel est sans doute la répudiation explicite des options qui avaient toujours structuré notre débat politique : Conservation et Mouvement, Droite et Gauche, Gouvernement et Opposition… Ces alternatives devaient désormais être satisfaites en même temps. Comment ? par la synthèse permanente qu’en formulerait le Président du haut de sa verticalité. Le nouvel ordre politique était censé s’organiser autour du rassemblement des citoyens de bonne volonté faisant confiance au Président et approuvant son action, tandis que les autres étaient rejetés en-dehors de la délibération s’ils refusaient d’entendre le verbe présidentiel. Le procédé est certes familier à la rhétorique politique, mais il ne servait maintenant aucun dessein positif, sinon rameuter des soutiens et mobiliser des auditeurs aux monologues du chef de l’Etat.

 

Un tel solipsisme du pouvoir était la tentation latente du présidentialisme, mais elle avait été contenue par les obstacles que lui opposait le cadre parlementaire ; le quinquennat avait réduit ces obstacles et ouvert une période de confusion d’où un présidentialisme pur émergeait finalement des vestiges de la Ve République. Révélant la contradiction intime entre ce pouvoir personnellement incarné et le principe représentatif, il entraîna l’inversion paradoxale d’un tropisme jusque-là dominant.

 

10. Un puissant tropisme avait en effet orienté la politique de la VeRépublique vers la présidence : désignant le dirigeant suprême et ratifiant implicitement son programme, l’élection du chef de l’Etat déterminait simultanément la répartition des forces en définissant la majorité au pouvoir. Tout en dépendait donc, si bien que les attitudes et les comportements s’orientaient naturellement vers ce centre et c’est l’ensemble des institutions qui gravitaient autour de l’Elysée comme autour d’un soleil, lequel en retour leur transmettait son énergie. Il en résultait un système d’échanges, évidemment inégaux, et cependant réels tant que le cadre constitutionnel y contraignait. Il commença à se dérégler quand les effets du quinquennat se firent sentir, avant que le règne d’Emmanuel Macron cristallise des rapports inverses à partir de 2017.

 

Le solipsisme présidentiel a engendré une dynamique centrifuge qui isolait l’Elysée à mesure que les décisions s’y concentraient, et décourageait toute participation active à une action publique unilatérale. Ainsi le Président, qui entendait gouverner en négligeant les relais capables de l’informer des mouvements internes de la société et d’en mesurer l’importance, se retrouva finalement seul en face du peuple. Prendre de la distance pouvait en revanche convenir à ses prédécesseurs du septennat qui renvoyaient au Premier ministre la tâche d’assumer la responsabilité de la politique courante et se réservaient d’intervenir quand ils le jugeaient opportun.

 

11. L’isolement présidentiel se conjugue donc avec l’asphyxie de la représentation nationale, parce que les parlementaires forment un réseau complet de communication entre la société et le pouvoir, et la carence qui affecte leur fonction médiatrice s’étend aux relations avec l’administration (la sotte interdiction du cumul des mandats en 2014 les avait affaiblies). Déjà mis à mal par le quinquennat, le Parlement a été systématiquement ignoré à partir de 2017, ainsi que l’atteste l’épisode des Gilets Jaunes de 2019. Confronté à cette jacquerie des ronds-points qui finit par menacer la capitale, le Président y répondit en lançant un « Grand débat national sur la démocratie » auquel le Parlement ne fut pas associé, bien que l’institution fût au cœur du sujet… peu importait d’ailleurs, car il ne s’agissait que de noyer le poisson. Plus significatif encore, les 150 membres de la Convention citoyenne pour le climat furent tirés au sort. Une telle atomisation du concept constitutionnel de peuple français est la caricature du dialogue direct du Président avec le peuple, qui est une autre tentation du présidentialisme – le général de Gaulle l’avait exploité avec brio, mais dans un grand dessein, au lieu qu’il ne s’agissait plus désormais que d’occuper la scène pour durer.

 

La déconstruction macronienne allait ainsi s’étendre au système politique. L’effet mobilisateur de la présidentielle avait encore opéré en 2017 : Les Marcheurs, partisans du nouveau président, s’assurèrent la majorité à l’Assemblée nationale, d’autant qu’ils s’étaient étoffés de ralliements provenant des partis de gouvernement désorientés. Mais le Président s’en désintéressa, conformément à sa méthode, et les Marcheurs de 2017 ne s’enracinèrent pas dans leurs circonscriptions. On devait le constater en 2022, quand ils ne conservèrent qu’une majorité relative, suffisante cependant pour que le gouvernement demeurât celui du Président réélu. Mais le système des forces était en train de se dissoudre – et peut-être de se recomposer ?

 

12. Le long malaise démocratique qui avait conduit à la victoire d’Emmanuel Macron en 2017 et permis sa réélection subreptice, tourna alors en hostilité ouverte envers un pouvoir solitaire et incompréhensible ; les anciens partis de gouvernement se montrèrent incapables de la capitaliser. En revanche, le courant hâtivement qualifié de populiste dépassait ses limites sociologiques et géographiques au point de bientôt faire figure d’alternative, car il avait su entreprendre sa reconversion en parti globalement respectable aux yeux d’électeurs désemparés. Progressivement perceptible au fil des consultations, la progression de son audience éclata à la faveur des élections européennes du 9 juin 2024 : le Rassemblement national y recueillit plus de 30% des suffrages. Véritable coup de tonnerre dans un ciel d’orage, ce verdict confirmait le rejet du Président comme l’effondrement des partis traditionnels.

 

La réaction instantanée d’Emmanuel Macron à ce désaveu humiliant – il prononça le jour même la dissolution de l’Assemblée – plongea partisans et adversaires dans la stupeur, car on n’en voyait pas le dessein. Le Président ne pouvant se représenter en 2027, anticipait-il la dégradation continue de son autorité afin de la ressaisir ?

 

13. Le message présidentiel désignait clairement un objectif négatif : s’opposer au Rassemblement national, qualifié d’extrême-droite en raison de ses origines, dont la probable victoire en 2027 mettrait en péril, disait-il, rien moins que la France elle-même. Il appelait donc à unlarge regroupement républicain aux élections fixées les 30 juin et 7 juillet – il en espérait aussi une clarification L’appel rencontrait l’inquiétude des partis qui voyaient dans la victoire du RN le spectre de leur éviction de la scène politique qu’ils occupaient ; un tel motif suffisait sans que l’aval présidentiel fût nécessaire, et il fut entendu au-delà des partis de gouvernement qu’il visait. Faire barrage au RN arrivé en tête du 1er tour avec 33% des suffrages s’appliqua donc à tous les désistements, y compris en faveur des candidats d’extrême-gauche… N’était-ce pas la survie du système commun qui se trouvait en jeu ?

 

Le « regroupement républicain contre l’extrême-droite » ressemblait à un syndicat de commerçants menacés de faillite par un concurrent dont la surenchère attirait un tiers de la clientèle et qu’il fallait donc écarter. Le barrage fonctionna bien, mais il était le seul objectif positif de l’union. Or les désistements avaient mêlé des suffrages contradictoires dont les bénéficiaires étaient eux-mêmes concurrents, de sorte que la clarification espérée se traduisait par un redoublement de la confusion, dans le pays d’abord, à l’Assemblée nationale ensuite.

 

 

14. Non seulement la nouvelle Assemblée n’a pas de majorité, mais, avec onze groupes, elle est la plus morcelée de la VeRépublique ; elle met surtout fin à la bipolarisation, car elle est divisée en trois tendances réciproquement incompatibles. La plus importante réunit sous l’égide du Nouveau front populaire les groupes de gauche et d’extrême-gauche, principaux bénéficiaires de l’union sacrée ; en revanche, les orphelins du Président se trouvent rétrogradés et perdent leur majorité relative, tandis que le Rassemblement national est la victime directe des désistements œcuméniques. En marge des trois tendances dominantes figurent divers groupes charnières, dont Les Républicains de droite (ex-LR).

 

Si la 17e législature consacre la fin de la bipolarisation et le retour à une dispersion que le scrutin majoritaire n’a pas empêchée, elle a été aussi inaugurée par la répudiation des usages parlementaires codifiés par le Règlement. L’ostracisme électoral frappant le Rassemblement national s’est prolongé dans la distribution des postes de responsabilité dont il a été systématiquement écarté :  pour la première fois dans notre histoire parlementaire, la répartition proportionnelle des fonctions internes a été délibérément violée. Ainsi les partis commençaient-ils à participer activement à la déconstruction après l’avoir subie.

 

15. La dissolution du 9 juin condense en quelque sorte les exploits de la présidence d’Emmanuel Macron. Décision solitaire, la dissolution a porté à son comble le mouvement centrifuge d’isolement du Président : son patronage ne fut jamais invoqué dans la campagne par ses anciens partisans, tant son rejet dominait ces élections. Solitaire, sa décision paraissait incompréhensible, justement parce qu’elle intervenait dans un mouvement de reflux qui rendait plus qu’improbable une revanche de la majorité déchue. Mais au-delà de ces effets directs, et du présidentialisme même, c’est le cœur de la VeRépublique qui a été frappé.

 

La Constitution de 1958 a été inspirée par la volonté de restaurer l’autorité de l’Exécutif en assurant au Gouvernement les moyens de gouverner, avec le renfort de la présidence tutélaire. On a vu comment son arbitrage s’était métamorphosé en gouvernement présidentiel, et aussi comment l’alternative viable d’un gouvernement parlementaire avait pu se répéter grâce à la bipolarisation qui le dotait d’une majorité stable. Qu’en reste-t-il ?  

 

16. La clé de l’autorité de l’Exécutif est l’article 8 : le président de la République nomme le Premier ministre, puis, en accord avec lui, les membres du gouvernement, dont la majorité sera celle que réunira ce Premier ministre : le gouvernement procède donc du Président. Confronté à une Assemblée écartelée en trois tendances radicalement incompatibles, la formation d’une majorité apparaissait impossible et le choix du Premier ministre devenait problématique. Amené à différer sa décision, Emmanuel Macron la soumit à l’arbitrage des partis par sa Lettre aux Français du 11 juillet, ouvrant par là une boite de Pandore qu’il sera impossible de refermer.

 

« Je demande à l’ensemble des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’Etat de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays… C’est à la lumière de ces principes que je déciderai de la nomination du Premier ministre. Cela suppose de laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir ces compromis avec sérénité et respect de chacun… »

 

17. C’est un choix préalable à la nomination du Premier ministre que le Président reconnaît aux partis – ils s’en saisirent aussitôt. Il renonçait donc à exercer le pouvoir capital que lui confère la Constitution et admettait ainsi que le futur gouvernement pût procéder du Parlement. Précisons que l’épisode des cohabitations n’a pas cette signification, car en nommant Premier ministre le leader d’un opposition homogène, François Mitterrand avait fait le choix stratégique de séparer ouvertement leurs responsabilités en vue de préparer sa revanche. Renouvelé en 1993 et en 1997, ce choix répondait toujours au souci de préserver l’indépendance du Président au sein de la cohabitation.

 

Mais il n’y a plus de majorité homogène aujourd’hui, et donc de retour à une telle cohabitation, si bien que renaît la possibilité pour le Président de modeler par le choix initial du Premier ministre les contours de la majorité ou, à défaut, des majorités d’idées que celui-ci réunirait à l’Assemblée. Il y a renoncé d’abord., mais quelles que soient les suites de ce qui se veut sans doute une habileté, la déconstruction qu’il poursuit n’affecte pas seulement du présidentialisme, mais l’ordre constitutionnel instauré en 1958.

 

18. L’expérience de 1997 aurait dû mettre en garde contre les risques d’une dissolution incompréhensible ; celle du 9 juin 2024 y ajouta la longévité du chaos qu’elle avait provoqué, dès lors que l’article 12 C interdit de la répéter avant un an, soit juin 2025. En déjouant le verrouillage de la solidarité, imposée par le quinquennat, entre le mandat présidentiel et celui de l’Assemblée nationale, cet exploit paralysait l’arme ultime de l’Exécutif.

 

La panoplie dont la Constitution a doté l’Exécutif lui assure les moyens d’affirmer son indépendance et son autorité, mais il peut survenir un problème tel qu’il soit nécessaire de recourir à l’arbitrage suprême du suffrage universel. On déplorait sous la IIIe République que l’emploi de la dissolution fût paralysé par le veto sénatorial, puis, pendant la IVe, par l’exigence de deux crises consécutives à la majorité absolue : c’est donc avec l’assentiment général que la Constitution de 1958 la rend discrétionnaire. Il est clair toutefois qu’il s’agit d’une ultima ratio réservée aux situations autrement sans issue. En y recourant si légèrement le 9 juin, Emmanuel Macron a parachevé sa déconstruction de la Ve République.

 

19. Résumons. L’inventaire des décombres constitutionnels et politiques de la VeRépublique s’inscrit dans l’évolution des rapports entre les deux expressions séparées et antinomiques de la souveraineté populaire qui caractérisent sa structure. L’expression présidentielle a atteint son apogée en 1981 avec le premier septennat de François Mitterrand, mais c’est aussi pendant ce premier septennat que la première cohabitation se produisit ; elle se confirma en 1993, après que l’élection présidentielle de 1988 couplée avec la dissolution de l’Assemblée eut encore exercé son effet d’entraînement – mais plus faiblement, car ses partisans ne disposaient plus que d’une majorité relative dans la nouvelle législature. On sait la suite. Que le chant du cygne de 1981 se soit brutalement interrompu en 1986 témoigne de la vulnérabilité du système dont – compte tenu évidemment des aléas de la conjoncture politique – il doit exister des causes institutionnelles.

 

Avançons l’hypothèse que la vulnérabilité de la domination présidentielle provient de son défaut de base explicite dans la Constitution : elle ne repose pas sur ses pouvoirs (comme on le croit souvent) mais dépend essentiellement de l’autorité personnelle que le Président tire de son élection. Telle un sacre démocratique, cette investiture populaire engendre une espèce d’incarnation, laquelle ne va pas sans contrarier l’aspiration du peuple à se sentir tout entier représenté à travers le contrôle du Parlement sur l’action gouvernementale. Les prérogatives dont dispose le Président pour la nomination du Premier ministre et la dissolution lui ont permis de maintenir son autorité, mais on l’a vu s’épuiser, et il a fallu recourir à l’expédient constitutionnel du quinquennat pour en ravaler provisoirement la façade.

 

 

20. Par son obsession de déconstruire pour affirmer la nouveauté radicale de son mandat, la présidence d’Emmanuel Macron a donné un tour systématique au démantèlement de la VeRépublique. La dernière phase où nous entrons est celle de l’agonie. La pathologie dont elle souffre provient de l’expansion démesurée de l’une des expressions de la souveraineté populaire qui étouffe l’autre sans parvenir à la remplacer. Au-delà du présidentialisme, qui en a été le facteur direct, cette pathologie a atteint la structure constitutionnelle de la Ve République dans ses œuvres vives comme on a pu le voir, mais elle a aussi profondément contaminé les forces politiques qui la faisaient fonctionner. Elle les a littéralement désintégrées, faisant perdre à leur compétition la portée qui a toujours donné sens à la vie publique. Les élections du 7 juillet l’attestent, non seulement elles ne débouchent plus logiquement sur la cohabitation d’une opposition devenue majoritaire avec le Président désavoué, mais le barrage délibéré à l’apparition probable d’une autre majorité n’a pas offert l’apparence même d’une alternative. Or c’était le grand principe de la Ve République que le suffrage universel disposât toujours du dernier mot ; elle se distinguait par là d’un passé où la manipulation des résultats électoraux servait à sauver une majorité de coalition : témoins les apparentements de 1951.

 

Nous sommes donc ramenés bien en deça de la IVe République. Il suffit d’ouvrir la télévision et d’entendre les propos qui sont tenus : la contradiction des prétentions et l’arbitraire de leurs justifications – elles ignorent délibérément les prescriptions constitutionnelles les plus notoires – sont le signe caractéristique d’un état appelé anomie par Durkheim pour désigner l’absence de règles communément admises dans la vie sociale.  Sur le plan politique on pourrait qualifier cet état de désert normatif.

 

24 août 2024

 

Crédit photo : Dorian CORRADO, Licence Ouverte, via Wikimedia Commons