De la contestation de l’élection présidentielle aux États-Unis

Par Maud Michaut

<b> De la contestation de l’élection présidentielle aux États-Unis </b> </br> </br> Par Maud Michaut

Il n’aura échappé à personne que l’élection du prochain président des États-Unis est déjà très contestée et risque de l’être encore davantage une fois les premiers résultats connus au soir du 3 novembre. Quelles sont alors les possibilités ouvertes par le droit pour résoudre les contestations relatives à une élection présidentielle aux États-Unis ? C’est l’Electoral Count Act de 1887 qui institua pour la première fois un système permanent à cet effet et qui demeure le droit applicable aujourd’hui. Ce système reconnaît un rôle majeur aux États fédérés et, subsidiairement, au Congrès fédéral, mais n’est pas non plus complètement dénué d’ambiguïté.

 

No one will have failed to notice that the election of the next president of the United States is already very contested and is likely to become even more so once the first results known on the evening of November 3. What are therefore the possibilities offered by law to resolve disputes relating to a presidential election in the United States? It is the Electoral Count Act of 1887 which instituted for the first time a permanent system to this end and which remains enforceable law today. This system recognizes a major role for the states and, secondarily, the U.S. Congress, but is not altogether devoid of ambiguity.

 

Par Maud Michaut, Doctorante à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

 

Candidat à l’élection présidentielle, Donald Trump a jusqu’à présent toujours refusé de s’engager en faveur d’un transfert apaisé du pouvoir si Joe Biden devait l’emporter. Ayant affirmé que seule la fraude électorale pourrait expliquer son éventuelle défaite, il s’est montré déterminé à contester, dans cette hypothèse, les résultats du scrutin du 3 novembre prochain. L’objet de ce billet est de présenter les possibilités ouvertes aux États-Unis pour résoudre les contestations relatives à l’élection présidentielle et plus précisément à la désignation des grands électeurs. Il faut en effet préciser que ce n’est alors pas le résultat général de l’élection présidentielle qui est directement visé, mais celui du scrutin organisé dans l’un des États fédérés. Il suffit toutefois que l’État concerné fasse partie des battle states ou nomme un nombre important de grands électeurs pour que la résolution du litige ait une influence déterminante sur la désignation du président. L’on n’évoquera pas, en revanche, l’encadrement par les droits étatiques de la liberté de choix des grands électeurs auxquels ni la Constitution des États-Unis ni la loi fédérale n’interdisent de voter pour un autre candidat que celui de la liste sur laquelle ils ont été élus. L’hypothèse n’est pas exceptionnelle, mais il est très improbable que, le cas échéant, ces faithless electors aient une quelconque influence sur le résultat de la prochaine élection.

 

Sans même inclure le temps de la campagne électorale, l’élection du Président des États-Unis constitue un processus relativement long, puisqu’il s’écoule un peu plus de deux mois entre l’élection des grands électeurs par le corps électoral, le mardi suivant le premier lundi de novembre[1], et le moment où l’élection est juridiquement acquise, le 6 janvier, si l’un des deux candidats a obtenu la majorité absolue des mandats des grands électeurs, lors de l’ouverture des listes certifiées envoyées par les États et le décompte des bulletins des grands électeurs[2]. Il s’agit également d’un processus largement décentralisé puisque les modalités d’élection des grands électeurs sont définies par le droit de chacun des cinquante États et du District de Columbia.

 

La Constitution de 1787 ne disait rien de la manière dont devaient être résolues les contestations relatives au décompte des suffrages lors d’une élection présidentielle. La question a été en partie réglée par l’Electoral Count Act de 1887[3] qui institua pour la première fois un système permanent pour trancher les différends en matière d’élection présidentielle et qui correspond aujourd’hui au droit positif. L’objectif principal, lors de son adoption, avait été d’éviter que ne se reproduise une situation similaire à celle qu’avaient connue les États-Unis au moment de l’élection présidentielle de 1876[4]. Entachée de fraudes et de menaces de violences à l’encontre des électeurs républicains, cette élection présidentielle demeure encore aujourd’hui la plus problématique de l’histoire de la République américaine. À l’issue du vote populaire, vingt mandats de grands électeurs répartis entre quatre États étaient simultanément revendiqués par les deux partis. Le Congrès mit en place une commission électorale ad hoc chargée de départager les candidats. La question fut en réalité résolue par un accord informel entre les deux partis, appelé « Compromis de 1877 » et en vertu duquel le candidat républicain, Rutherford B. Hayes, était reconnu vainqueur de l’élection, en échange du retrait des troupes fédérales des États du Sud des États-Unis.

 

Le système mis en place par l’Electoral Count Act de 1887 confiait d’abord aux États (I) et, de manière subsidiaire, au gouvernement fédéral et plus précisément au Congrès des États-Unis le pouvoir de trancher les contestations qui naîtraient à l’occasion de l’élection présidentielle (II). Ainsi, ni le constituant ni le législateur fédéral n’ont jamais reconnu de rôle spécifique aux cours fédérales et, en particulier, à la Cour suprême des États-Unis. En ce sens, l’intervention de la Cour suprême fédérale à l’occasion du scrutin présidentiel du 7 novembre 2000 opposant George Bush à Al Gore pouvait apparaître comme une anomalie. Elle était pourtant la conséquence logique, dans le domaine spécifique du contentieux des élections présidentielles, d’un certain nombre d’évolutions du régime politique et juridique américain – centralisation du pouvoir au bénéfice de l’Union, démocratisation du système, rôle joué par le judiciaire fédéral dans la résolution des crises constitutionnelles.

 

 

I. La résolution par les États fédérés des contestations relatives à l’élection des grands électeurs

C’est d’abord le droit étatique qui précise les conditions d’un éventuel recomptage des votes, ainsi que les procédures devant permettre de résoudre les contestations relatives à l’élection des grands électeurs[5]. Dans certaines hypothèses, les États ont prévu que les bulletins pourront être recomptés, soit automatiquement, soit à la demande d’un des candidats. Dans les deux cas, il s’agit alors de réaliser une vérification supplémentaire pour déterminer le résultat du scrutin. Une majorité d’États ont également prévu des procédures destinées à trancher un différend relatif à l’élection des grands électeurs. Aujourd’hui, ces procédures prennent le plus souvent la forme d’un recours juridictionnel devant les cours de l’État. Néanmoins, l’appréciation de l’intérêt à agir (standing), la procédure contentieuse, les cas d’ouverture du recours, ainsi que les pouvoirs du juge (remedies) varient en fonction de l’État considéré. Il existe également de nombreuses exceptions : outre des États qui s’en remettent entièrement au Congrès fédéral, certains ont prévu que les contestations devaient, selon les cas, être résolues par une juridiction ad hoc, une commission électorale ou l’une des institutions politiques de l’État tel son gouverneur.

 

En plus de ces procédures de contestation spécifiques à chaque État, il faut ajouter que les législatures étatiques ont sans doute le pouvoir de remplacer les grands électeurs élus par d’autres qu’elles auraient elles-mêmes choisis[6]. En effet, la Constitution fédérale a laissé libres les législatures de définir les modalités de désignation des grands électeurs[7]. L’élection au suffrage universel direct n’est donc pas une exigence constitutionnelle ; au début de la République américaine, c’étaient d’ailleurs les législatures des États elles-mêmes qui nommaient les grands électeurs. La loi fédérale prévoit, elle, que les législatures des États peuvent elles-mêmes désigner les grands électeurs si le corps électoral « n’a pas fait son choix à la date prescrite par la loi »[8]. Il ne s’agit pas là seulement d’une hypothèse d’école puisque, à la suite du scrutin du 7 novembre 2000, la législature de Floride avait commencé à envisager cette possibilité. Les limites tant légales que constitutionnelles de ce pouvoir ne sont cependant pas très nettes. La formule de la loi demeure vague : une législature pourrait-elle se fonder sur cette disposition et revenir sur le choix qu’ont fait les électeurs de l’État le 3 novembre en invoquant les fraudes – réelles ou supposées – ayant entaché le scrutin ? Par ailleurs, dans quelle mesure une décision de ce type ne porterait-elle pas une atteinte inconstitutionnelle au principe de l’égalité des votes ou ne méconnaîtrait-elle pas la clause de due process de la Constitution ? La portée politique et juridique d’une telle initiative serait sans doute très dépendante des circonstances précises, ainsi que de la configuration partisane des institutions de l’État et, en particulier, de l’affiliation politique de son gouverneur, chargé par la loi fédérale de certifier les grands électeurs officiellement désignés dans l’État[9].

 

 

II. Le rôle du gouvernement fédéral dans la résolution de ces contestations

La loi fédérale confère également au Congrès des États-Unis le pouvoir d’exclure, par un vote des deux chambres se prononçant séparément, des votes de grands électeurs[10]. L’objection à l’admission du vote d’un ou de plusieurs grands électeurs, défendue par un sénateur et un membre de la Chambre des représentants et formulée au moment de l’ouverture des listes certifiées le 6 janvier, doit alors être approuvée par une majorité de chacune des chambres du Congrès. Il faut immédiatement préciser que le Congrès ne peut cependant pas remettre en cause les votes d’un État si le scrutin a déjà été contesté au sein de cet État et si cette contestation a été tranchée conformément aux procédures prévues par l’État au moins six jours avant le vote des grands électeurs[11]. Cette date que les Américains ont appelée « safe harbor deadline » tombera donc cette année le 8 décembre, les grands électeurs étant amenés à voter le 14 décembre. Cette dernière disposition montre bien que l’intervention du Congrès n’est envisagée par la loi que de manière subsidiaire par rapport à celle des États et que le premier est contraint par l’appréciation des seconds. Ce n’est qu’à défaut, s’il n’y a pas eu de contestation au sein de l’État, si l’État n’est pas parvenu à la résoudre à temps, ou si sont présentées deux listes certifiées concurrentes pour un même État, que le Congrès fédéral pourra être amené à se prononcer. La procédure, très rarement mise en œuvre, n’a à ce jour jamais abouti à exclure un vote. Elle n’est par ailleurs pas dénuée d’ambiguïté[12] et sa constitutionnalité a été régulièrement mise en cause depuis la fin du XIXe siècle. Le problème tient avant tout au rôle joué par le vice-président en tant que président du Sénat lors du décompte des votes, d’autant qu’il peut être lui-même l’un des candidats à la présidence ou à la vice-présidence – c’était le cas d’Al Gore en 2000 ; c’est celui de Mike Pence cette année. En effet, certains ont déduit de l’utilisation de la voix passive par le 12e Amendement de la Constitution (« les votes seront ensuite comptés »)[13] qu’il conférait au seul président du Sénat, sujet du verbe dans la proposition précédente, le pouvoir d’exclure des votes de grands électeurs[14].

 

Ni la Constitution, ni la loi de 1887 ne mentionnent l’intervention des juridictions fédérales et, en particulier, de la Cour suprême des États-Unis. Les travaux préparatoires de la loi semblent même indiquer que le législateur de 1887, agacé par le rôle qu’avaient joué les cinq juges de la Cour suprême siégeant au sein de la commission électorale ad hoc après l’élection de 1876, était désireux de l’éviter[15]. Néanmoins, les juridictions fédérales demeurent seules compétentes pour trancher une question de droit fédéral, par exemple la méconnaissance par un État d’un droit garanti par la Constitution. Tous les Américains ont par ailleurs en tête le précédent de l’arrêt Bush v. Gore[16] dans lequel la Cour suprême fédérale, saisie par George W. Bush, a annulé l’arrêt de la Cour suprême de Floride ordonnant le recomptage de certains bulletins au-delà de la safe harbor deadline au motif, notamment, que ces procédures de recomptage de l’État étaient contraires à la clause d’égale protection du 14e Amendement de la Constitution. Dans son opinion dissidente, le juge John Paul Stevens reprocha à la majorité d’avoir douté de la capacité des juges étatiques à résoudre ce type de contestations – on pourrait ajouter : à l’opposé de la démarche du législateur fédéral en 1887. Il estimait que la solution retenue s’expliquait avant tout par les soupçons qu’entretenait la majorité à l’égard de l’impartialité de la Cour suprême de Floride, alors composée de juges nommés par des gouverneurs démocrates. Enfin, il est intéressant de remarquer que cet arrêt aurait pu ne pas mettre fin à la controverse au sujet de l’élection présidentielle. Au lendemain de la décision, le candidat Al Gore, contre l’avis de certains de ses conseillers, choisit de renoncer à former de nouveaux recours devant les juridictions de l’État de Floride pour obtenir un autre recomptage des bulletins[17]. Parce que celui-ci aurait alors eu lieu après la safe harbor deadline, le Congrès fédéral aurait sans doute été amené à déterminer les votes des grands électeurs de Floride qu’il convenait de compter, en application de la procédure dont nous avons déjà fait mention. Le président du Sénat qui n’était autre qu’Al Gore aurait pu simultanément revendiquer ce pouvoir pour lui-même, déclenchant ainsi une véritable crise constitutionnelle. L’épisode laisse ainsi penser qu’aux États-Unis, le transfert apaisé du pouvoir et la reconnaissance de la légitimité du président élu dépendent autant du système mis en place par le droit que de l’attitude des acteurs politiques et de la promptitude du candidat vaincu à concéder sa défaite. Au regard du contexte actuel, ce constat n’est pas forcément pour rassurer…

 

 

 

[1] 3 U.S.C. § 1 (2018).

[2] U.S. Const., 12e Amendement ; 3 U.S.C. § 15 (2018).

[3] Pub. L. No. 49‑90, 24 Stat. 373 (1887).

[4] Voir E. B. Foley, Ballot Battles: The History of Disputed Elections in the United States, New York, Oxford University Press, 2016, p. 117 et s.

[5] Pour une analyse détaillée de ce que prévoient exactement en la matière les droits des « battle states » de cette élection, voir R. Altieri, S. R. Anderson, T. Carney, E. Halliday, C. Mayberry, N. Sobel, « The State Laws That May Decide a Disputed 2020 Election », Lawfare blog, 2 oct. 2020, https://www.lawfareblog.com/state-laws-may-decide-disputed-2020-election.

[6] E. B. Foley, « Preparing for a Disputed Presidential Election: An Exercise in Election Risk Assessment and Management », Loyola University Chicago Law Journal, vol. 51, no 2, 2019, p. 309‑362.

[7] U.S. Const., Art. II, sect. 1, cl. 2.

[8] « has failed to make a choice on the day prescribed by law » (3 U.S.C. § 2 (2018)).

[9] 3 U.S.C. § 6 (2018).

[10] 3 U.S.C. § 15 (2018).

[11] 3 U.S.C. § 5 (2018).

[12] S. A. Siegel, « The Conscientious Congressman’s Guide to the Electoral Count Act of 1887 », Florida Law Review, vol. 56, no 3, 2004, p. 541.

[13] « the votes shall then be counted » (U.S. Const., 12e Amendement).

[14] Par ex., V. Kesavan, « Is the Electoral Count Act Unconstitutional? », North Carolina Law Review, vol. 80, no 5, 2002, p. 1653-1814.

[15] E. B. Foley, Ballot Battles, op. cit., p. 132‑138.

[16] Bush v. Gore, 531 U.S. 98, 128 (2000) (op. dissidente du juge Stevens). Sur cet arrêt, voir notamment É. Zoller, « Le rôle de la Cour suprême dans le système américain de gouvernement. À propos de l’arrêt Bush v. Gore du 12 décembre 2000 », in Gouverner, juger, administrer : Liber Amicorum Jean Waline, Paris, Dalloz, coll. « Mélanges », 2002, p. 93‑107.

[17] E. B. Foley, Ballot Battles, op. cit., p. 298 et s.

 

 

Crédit photo: Gage Skidmore, Flickr, CC 2.0 SA