Le Conseil constitutionnel et les portes étroites

Le Conseil constitutionnel et les portes étroites

Le rapport remis par Denys de Béchillon sur les portes étroites contient une conclusion importante : la procédure de contrôle a priori du Conseil constitutionnel peut déroger aux principes du procès. La proposition de réforme qu’il contient (la publication du nom des promoteurs des portes étroites) est tout à fait insuffisante par rapport aux enjeux : la possibilité pour les citoyens de contrôler l’action du juge de la loi. Nous souhaiterions contester fermement les conclusions de ce rapport qui reposent sur l’idée que l’autorité de l’institution dépend du secret de sa procédure. Plus fondamentalement, les portes étroites mettent en évidence certains mythes qui entourent le Conseil et que nous voudrions ici dissiper.

                                              

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Le rapport remis par Denys de Béchillon[1] au Conseil constitutionnel sur la pratique des portes étroites est extrêmement instructif et permet de mettre fin à certains mythes sur lesquels le Conseil constitutionnel s’est construit. Il expose assez crûment la façon dont cette institution se pense, et met en évidence ce paradoxe fondamental : la légitimité du Conseil a été bâtie, dans les années 80, autour de l’idée qu’il s’agissait d’une juridiction ; or, la lecture de ce rapport dément formellement cette assertion. Le Conseil ne se vit pas comme une juridiction et la pratique des portes étroites en atteste. De même, le consensus doctrinal tend à exempter le Conseil de l’application des principes fondamentaux de tout procès. Le débat actuel sur les portes étroites met bien à jour le malentendu sur lequel cette instance s’est construite. Peut-il s’agir d’une juridiction alors même qu’elle ne respecte justement aucun des principes fondamentaux du procès, les principes du contradictoire et de publicité ? Les portes étroites ne sont malheureusement qu’une des nombreuses aberrations du fonctionnement du Conseil, que nous évoquerons à la fin, après avoir formellement démenti l’affirmation centrale du rapport : le secret n’est pas le garant de l’autorité du Conseil, au contraire !

                                                          

Qu’est-ce qu’une porte étroite ?

Avant de commenter ces deux points, qui constituent l’essentiel de l’apport de cette étude, nous voudrions faire plusieurs remarques. D’abord, ce rapport pose un problème de définition. Qu’est-ce qu’une porte étroite ? Le rapport a choisi une définition qui permet d’exclure de nombreuses autres formes d’intervention occultes devant le Conseil. Stricto sensu, la porte étroite est l’intervention adressée au Conseil et reçue par le greffe, qui est ensuite adressée à l’ensemble des membres. Or, les entretiens que nous avons pu avoir nous ont permis de mettre en évidence que les portes étroites ne sont qu’une des trois modalités d’intervention informelle possibles. À côté de la porte étroite (qui est en réalité la forme d’intervention la mieux encadrée — c’est dire !) on trouve d’autres pratiques informelles : des notes blanches — par exemple par des parlementaires — peuvent être adressées au rapporteur avant la délibération et, apparemment, la pratique voudrait que ces notes soient ensuite transmises aux autres membres de la formation de jugement. Il peut aussi arriver que, lors des délibérations, des juges lisent des notes rédigées par des lobbyistes. Les portes étroites ne sont donc qu’une des formes d’intervention que le Conseil reçoit en pratique. Le rapport Béchillon ne s’intéresse donc qu’à une seule forme d’intervention, alors même qu’elles posent toutes les mêmes questions : faut-il les transmettre au gouvernement chargé de défendre la loi ? faut-il les rendre disponibles au public au nom duquel toute justice doit être rendue ?

                                                                         

Une méthodologie discutable

Ensuite, on ressent une sorte de malaise à la lecture de cette étude. Ce rapport montre que l’on peut manifestement réfléchir à la procédure du Conseil constitutionnel en 2017 sans réaliser aucune analyse comparative. Le rapport ne contient en effet aucune référence à des procédures équivalentes à l’étranger. Au contraire, le point de comparaison majeur du rapport n’est pas la Cour suprême américaine, c’est le Conseil d’État. Ce faisant, il dévoile le second mythe sur lequel le Conseil constitutionnel s’est construit. Les constitutionnalistes ont en effet construit la légitimité du Conseil dans les années 80 et 90 sur l’idée qu’il s’agissait bien d’une juridiction et en important les façons de penser des administrativistes. Bastien François a ainsi montré dans sa thèse que le Conseil d’État avait fourni un « modèle de juridicité » pour asseoir la légitimité du Conseil constitutionnel dans les années 80. Or, la comparaison avec le Conseil d’État ne peut être que limitée, surtout sur la question des portes étroites. Il est vrai que ce dernier, en formation consultative, accepte aussi ce procédé — ce qui est déjà hautement problématique. Mais l’institution qui juge la loi ne peut pas prendre appui sur celle qui ne donne qu’un avis (dans sa formation consultative) ou dont l’objet est de juger l’acte réglementaire. Les éventuels défauts du Conseil d’État sont inacceptables pour le juge de la loi.

Un autre point amène un commentaire : qui a été consulté pour l’élaboration de ce rapport ? Les personnes consultées sont des juges (des deux ordres de juridiction), certains universitaires, des cabinets d’avocats d’affaires manifestement intéressés par l’issu de ce rapport, des lobbyistes, des dirigeants d’entreprises (dont l’un est un ancien membre du Conseil d’État). Des parlementaires ont-ils été consultés ? Non. D’anciens juges constitutionnels ont-ils été consultés ? Non. Les associations qui luttent contre la corruption et le lobbying ont-elles été consultées (Anticor, Transparency International, Oxfam) ? Bien sûr que non. Des spécialistes de droit constitutionnel comparé ? Encore une fois, non. Il est frappant que, une fois de plus, le Conseil constitutionnel ait soigneusement choisi « sa » doctrine, celle qu’il adoube et avec laquelle il accepte de dialoguer. On le voyait déjà aux listes d’articles de doctrine (assez sélectives) accompagnant les décisions sur le site du Conseil. Cette sélectivité pose problème : elle écarte toute vraie discussion.

                                                                                                  

Portes étroites et « qualité » de la décision constitutionnelle 

Qu’on ne se méprenne pas quant à notre opinion sur les portes étroites : elles ont toute leur place dans le procès constitutionnel. Sur ce point nous sommes en accord avec Denys de Béchillon et nous l’avions d’ailleurs écrit. Rien ne serait plus dangereux que d’interdire cette pratique (comme nous l’avons dit plus haut, les procédures occultes existent déjà, autant ne pas en rajouter). Nous divergeons cependant fermement avec Denys de Béchillon sur le fondement de l’intérêt des portes étroites. Pour cet auteur, les portes étroites ne peuvent avoir un fondement démocratique : « on échouerait sans doute à soutenir qu’il soit théoriquement nécessaire de donner la parole aux citoyens dans le prétoire du contrôle de constitutionnalité a priori ». C’est pourtant l’argument de Vedel. Au contraire, pour cet auteur, l’intérêt des portes étroites tient à la « qualité » de la future décision. L’utilisation de ce terme manifeste bien l’emprise du discours managérial sur la justice constitutionnelle (qui se manifeste de multiple façons en contentieux, notamment par la censure des cavaliers). La légitimité démocratique d’une procédure participative est donc disqualifiée au nom de ce terme – la qualité – dont l’emprise sur l’administration n’a été que croissante, comme le montre la thèse de Lucie Cluzel (Le service public et l’exigence de qualité, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque des Thèses, 2006). Ce qu’il faut lire derrière cette réflexion c’est que les portes étroites doivent rester une affaire de spécialistes qui éclairent le Conseil, et non l’affaire des citoyens : « Le Conseil constitutionnel peut trouver avantage à disposer d’éléments de discussion élaborés par de bons spécialistes, parfois de longue main lorsqu’ils ont été invités à y réfléchir très en amont ». On découvre d’ailleurs au détour de cette phrase que les consultations peuvent donc contenir des éléments d’expertise, contredisant éventuellement les expertises gouvernementales et qui ne seront jamais discutés (puisque telle est la conclusion du rapport). Or, si le Conseil censure sur le fondement d’une expertise démontrant, par exemple, qu’il existe un choix de politique publique (différent de celui finalement choisi par le gouvernement et le parlement) qui permet d’atteindre le même objectif en présentant une violation moindre d’une liberté fondamentale, n’est-ce pas de toute première importance que d’en informer les décideurs ? Il ne s’agit pas d’un cas d’école. Pour la censure sur la « Loi sur la sécurisation de l’emploi », le Conseil a ainsi entendu deux économistes pour se faire une religion sur ces fameuses clauses de désignation dont nous avons parlé dans un précédent billet. Qu’ont dit ces économistes qui a pu éventuellement faire pencher la balance ? Nous ne le saurons jamais. Le fondement des portes étroites ne peut donc être recherché du côté de la qualité, celui-ci ne peut procéder au contraire que de ce droit de pétition que la Constitution américaine contient en son premier amendement : toute personne détient le droit de faire entendre son point de vue à toute institution publique, depuis le Conseil constitutionnel jusqu’à l’ensemble de l’administration.

                                               

Le contradictoire devant le juge constitutionnel

Venons en donc aux deux conclusions importantes de ce rapport : d’une part, le principe du contradictoire ne s’oppose pas à ce que le Conseil constitutionnel ne communique pas au Secrétariat général du gouvernement les portes étroites reçues ; d’autre part, le principe de publicité ne s’oppose pas non plus à ce que les portes étroites restent secrètes (le public ne disposera que de la liste des portes étroites reçues).

Avant de lire ce rapport, nous pensions naïvement que le principe de contradictoire était un principe cardinal du procès. Il faut d’ailleurs mettre en parallèle cette réflexion avec l’ensemble des évolutions qu’ont connu les procédures des juridictions suprêmes en France, au nom du droit au procès équitable. Les défauts de la procédure devant le Conseil d’État et la Cour de cassation ont progressivement été corrigés sur le fondement de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Le Conseil constitutionnel reste donc la dernière institution qui pense qu’elle peut s’exonérer de l’application de ce principe. L’instance qui défend la loi, le Secrétariat général du gouvernement (SGG), service du Premier ministre (lequel peut d’ailleurs saisir le Conseil, ce qui n’est pas la moindre des curiosité…) n’a pas à sa disposition l’ensemble des arguments dont les juges disposent pour prendre leur décision. La seule façon dont il peut connaître les raisons sur lesquels le juge se fondera tient dans le questionnaire que le Conseil adresse au SGG. Rien n’interdit d’ailleurs au Conseil de censurer une loi sur un motif non discuté avec le SGG, de toute façon. Pour justifier cela, Denys de Béchillon recourt à la mythologie juridique du « pur droit ». Le contrôle de constitutionnalité a priori est, dit-il, un « procès de pur droit »… ce qui laisse songeur… En outre, le rapport avance le problème du délai (le Conseil dispose d’un mois pour juger) et justifie encore cette pratique par une comparaison, hors de propos, nous semble-t-il, avec la procédure administrative contentieuse. Le rédacteur estime finalement que le respect du contradictoire n’apporterait rien au défenseur de la loi car l’ensemble des arguments serait contenu dans le questionnaire. Ceci n’est d’abord pas totalement exact. Rien n’empêche le Conseil de censurer une disposition sur le fondement d’un moyen qui n’aurait pas été discuté avec le SGG. Le rapport est donc d’avis que l’on peut mettre, en France, le défenseur de la loi dans une position défavorable. Comme nous le verrons plus loin, cette imperfection pourrait à la limite être supportable, si elle ne s’accompagnait d’un autre défaut majeur du Conseil, l’emprise des bureaux (et non des juges !) sur la décision finale.


Une procédure opaque

La seconde grande conclusion du rapport est que les citoyens n’ont pas non plus le droit de connaître quels arguments (présentés par de « bons spécialistes ») ont pu influencer le juge de la loi. Certes, l’opacité est jugée « discutable ». Le rapport commence encore par dénoncer les imperfections du procès administratif, « dont personne ne s’étonne ». Ces comparaisons constantes avec le procès devant le Conseil d’État sont instructives. Personne ne disconvient que le procès devant le juge administratif contient des défauts, qui ne sont pas discutés aussi parce que pendant longtemps le juge administratif n’avait que des pouvoirs limités. Il faudrait certainement s’en inquiéter davantage maintenant qu’il peut neutraliser la loi. Mais ce n’est pas la question ici. Nous sommes face au juge de la loi, aucun défaut dans la publicité de la procédure ne peut, selon nous, être toléré. Quels arguments font ici pencher la balance ? Denys de Béchillon énumère les arguments en faveur et contre la publication. Comment tranche-t-il ce « dilemme », pour reprendre son expression ? Il énonce le principe de précaution… mais l’argument fondamental est celui-ci : « Il est utile, voire essentiel, que rien ne soit fait qui contribue à affaiblir le crédit du Conseil ni l’acceptabilité de ses décisions dans la sphère publique ». L’auteur craint les « accusations d’illégitimité ». La publication, de surcroît, donnerait l’impression que la saisine serait ouverte à tous. Il ajoute que la Constitution n’attribue la capacité de saisir le Conseil qu’à certaines autorités, et non aux citoyens, le juge tenant de son office le pouvoir de soulever d’office certains arguments. Ces affirmations peuvent être aisément contredites. C’est le Conseil lui-même qui a développé la pratique des portes étroites en soulevant d’office des arguments que celles-ci avaient dégagés. C’est donc lui qui a, dans les faits, élargi la saisine contre la lettre de la Constitution. On ne peut pas opposer la lettre de la Constitution à la publicité puisque c’est le Conseil lui-même qui a ouvert cette voie de saisine que Vedel justifiait d’ailleurs pour remédier à l’absence de voie de contrôle ex post qui serait ouverte à tous. Autrement dit, l’argument positiviste (voici quel est le droit) est démenti par la pratique mais sert à justifier le secret. Ceci ne nous semble pas raisonnable. Mais l’argument qui nous semble le plus désespérant est celui qui tient à l’autorité. Notre institution la plus haute, celle qui défend la Constitution de notre pays, est aujourd’hui convaincue que son autorité est liée au secret qui l’entoure. Cet argument se traduit d’ailleurs dans la pratique décisionnelle du Conseil, prêt à contrecarrer les initiatives du parlement pour plus de transparence, comme nous l’avions montré dans un précédent billet (et comme Frédéric Rollin vient d’en donner un autre exemple, non sans lien avec l’affaire Fillon, dans un article paru sur le Blog Dalloz). Rien n’est plus faux, et les analyses empiriques le démontrent. Les études de psychologie sociale, concernant en général la Cour suprême américaine, ont montré que l’autorité des décisions d’une juridiction n’était pas corrélée au résultat du jugement (favorable ou défavorable au requérant) mais au sentiment que la procédure suivie a été juste. Notamment, un article de Tom R. Tyler sur la justice procédurale affirme ceci : « la légitimité des institutions publiques, locales et nationales, et la disposition à accepter leurs décisions sont influencées par notre perception de l’impartialité de la procédure de décision » (Tom R Tyler and Kenneth Rasinski, « Procedural Justice, Institutional Legitimacy, and the Acceptance of Unpopular U.S. Supreme Court Decisions: A Reply to Gibson », Law & Society Review, Vol. 25, No. 3 (1991), pp. 621-630).

                                                                                     

L’emprise des bureaux

Mais pour finir, ces défauts pourraient à la limite être rachetés s’ils ne s’accompagnaient d’un problème fondamental que nous avons évoqué plus haut : l’emprise sur la décision du Conseil des « bureaux », autrement dit, de la direction juridique et du secrétaire général. Si l’on suit la procédure d’instruction devant le Conseil, on constate qu’il y a deux phases bien distinctes : une phase d’élaboration d’une première décision par le service juridique, puis une seconde phase qui s’ouvre lorsque cette décision est proposée au rapporteur, lequel est un juge. Autrement dit, les juges n’entrent en jeu, dans la procédure devant le Conseil, que dans un deuxième temps. Cette seconde phase est opaque, mais la première l’est encore davantage, d’autant que ces services ne signent évidemment pas la décision finale alors qu’ils l’ont en réalité déjà prise. Tout porte à croire qu’il y a une première délibération de la décision du Conseil avant son passage au rapporteur. Le rapporteur peut évidemment s’opposer au choix de la direction juridique, mais il doit se justifier et argumenter solidement. Sa position est d’autant plus délicate qu’il découvre la décision alors que la direction juridique l’a déjà travaillé et a entrepris une solide analyse juridique, en ayant déjà réalisé des arbitrages.

Au risque de la caricature, on pourrait définir ainsi la procédure type de contrôle a priori du Conseil constitutionnel : une procédure informelle ne respectant aucun principe du procès, menée par un bureau, influencée par des lobbys, qui aboutit à une décision que signent des juges. L’influence concrète des bureaux, et le poids des juges dans chaque cas dépendront donc de la personnalité et de la compétence du secrétaire général et des juges eux-mêmes. Il est ainsi bien visible dans les délibérations que lorsque Georges Vedel est rapporteur, c’est lui qui a pris la décision, ou en tout cas qu’il l’endosse complètement et peut en rendre compte parfaitement. Au fond, la raison fondamentale qui explique la violation volontaire et caractérisée des principes de publicité et du contradictoire, est que ceux-ci diminueraient certainement le poids du Secrétaire général dans la procédure, en encadrant plus fermement le contrôle a priori. Le Conseil constitutionnel français est une institution fascinante, mais le plus fascinant peut-être, est que la doctrine accepte de cautionner ce système… « Something is definitely rotten in the State of Danemark ! »

                                                                          

[1] Le rapport est disponible ici : http://www.leclubdesjuristes.com/les-commissions/reflexions-statut-portes-etroites-devant-conseil-constitutionnel/

                                                                         

Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)