La conformité déontologique, critère supplémentaire de sélection des membres du gouvernement [Par Jean-François Kerléo]
En conditionnant la nomination des ministres au contrôle du respect de leurs obligations fiscales et déontologiques, le Président de la République intègre dans le fonctionnement des institutions une nouvelle pratique de présélection des gouvernants qui ne dispose d’aucun fondement juridique précis. L’efficacité de ce contrôle, au regard du délai particulièrement bref laissé aux autorités qui en ont la charge et de la situation de conflits d’intérêts dans laquelle se trouvent déjà certains ministres nommés, apparaît encore assez douteuse.
Par Jean-François Kerléo.
Le report de 24 heures de l’annonce de la composition du nouveau Gouvernement serait dû à l’impératif de contrôle du respect, par les heureux impétrants, de leurs obligations fiscales et de l’absence de conflit d’intérêts. Cette situation a maintenu l’anonymat des futurs ministres (sauf pour la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et l’administration fiscale) afin de garantir le secret fiscal, et probablement d’éviter un affront public en cas d’incompatibilité, ce qui a provisoirement retardé leur nomination par le Président de la République (art. 8 de la Constitution). Un communiqué de presse de la présidence a déclaré à ce titre que « Conformément à ses engagements de moraliser la vie publique, le Président de la République, en lien avec le Premier ministre, a souhaité introduire un temps de vérification afin que la direction générale des Finances publiques et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique puissent réaliser les diligences nécessaires ». Plutôt que d’y voir une manœuvre cherchant à cacher les difficultés à établir la composition du Gouvernement, comme se sont empressés de l’imaginer l’opposition et la presse, il convient de mesurer le sens d’une telle pratique au sein de l’organisation des pouvoirs.
Cette vérification préalable des obligations déontologiques n’est pas vraiment inédite puisqu’elle avait déjà été opérée, durant le quinquennat précédent, à l’occasion d’un renouvellement ministériel. Toutefois, elle n’a jamais été appliquée à un Gouvernement dans son ensemble – on ne sait d’ailleurs pas si le Premier ministre était lui-même concerné. Derrière ce contrôle plane l’ombre de « l’affaire Thévenoud », du nom du ministre qui a démissionné neuf jours après sa nomination en raison d’une « phobie administrative » qui l’empêchait de déclarer ses impôts. Afin d’éviter une déconvenue de ce type que seul le contrôle de la HATVP avait permis d’éviter, la situation des ministres pressentis est passée au crible d’une déontologie désormais érigée en critère de sélection des membres du Gouvernement. Toutefois, ce contrôle va bien au-delà du souvenir de l’affaire précédemment citée et semble maintenant s’inscrire dans les pratiques de la Ve République.
Un tel contrôle est d’autant plus justifié que le Président de la République a nommé des personnalités de la société civile dont les fonctions actuelles peuvent les placer dans une situation de conflits d’intérêts. La déontologie prend ici un sens nouveau dès lors qu’il s’agit de vérifier que de telles personnalités, et non des élus de longue date dont les multiples mandats leur auraient fait oublier certains principes élémentaires, ne se trouvent pas en position de conflits d’intérêts vis-à-vis de leur futur mandat. La philosophie sur laquelle reposaient les lois du 11 octobre 2013, adoptées consécutivement à « l’affaire Cahuzac », se trouve en quelque sorte inversée puisqu’il s’agit moins d’examiner ici la compatibilité d’un mandat avec certains intérêts pris en cours de route, ou des comportements simultanément adoptés par les élus, que d’apprécier la conformité des « intérêts quotidiens » vis-à-vis d’un futur mandat politique. La situation est donc originale à la fois par l’instauration d’un contrôle préalable et du fait des contrôlés eux-mêmes qui, n’étant pas des « professionnels de la politique », légitiment ainsi l’antériorité du contrôle par rapport à la nomination.
Cette procédure de contrôle repose vraisemblablement sur la loi ordinaire du 11 octobre 2013, qui a imposé aux ministres de déposer une déclaration de situation patrimoniale et une déclaration d’intérêts auprès de la HATVP, qui se charge de les contrôler puis, le cas échéant, de les mettre en ligne. Ce texte prévoit un contrôle postérieur à la nomination puisque, selon son article 4, les membres du Gouvernement adressent leurs déclarations à cette autorité dans les deux mois de leur nomination. En revanche, la loi de 2013 ne contient aucune disposition relative à un contrôle antérieur à la nomination, en raison sans doute des difficultés de coordination entre les impératifs politiques (démission subite, remaniement ministériel, nomination tardive, etc.), parfois contraints par un timing très serré, et l’efficacité du contrôle déontologique opéré par la HATVP et l’administration fiscale, qui exige du temps (24 heures ne garantissant pas un contrôle très fiable). Le législateur avait donc fait primer, lors de l’adoption du texte, la décision politique de nomination, laquelle incluait implicitement un contrôle sur les capacités générales à assurer la fonction concernée, sur la décision administrative, que l’on pourrait qualifier de « déontologique », qui se trouvait reléguée au second plan.
Il faut se reporter à l’article 9 de la loi de 2013 pour trouver un éventuel fondement à ce contrôle préalable. Il s’agit d’un article issu de la loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016, dite loi SAPIN 2 (art. 33). Par conséquent, ce dispositif n’existait pas encore lors de la première vérification préalable effectuée à l’occasion du remaniement ministériel de février 2016 ; on peut supposer que ce texte se contente d’enregistrer cette nouvelle pratique. L’article, qui organise une nouvelle procédure placée sous le contrôle de la HATVP, énonce ainsi que « Tout membre du Gouvernement, à compter de sa nomination, fait l’objet d’une procédure de vérification de sa situation fiscale (…) au titre de l’impôt sur le revenu et, le cas échéant, de l’impôt de solidarité sur la fortune ». Rien ne justifie alors, à la lecture de ce texte, l’attente de la nomination pendant la vérification, puisque le contrôle s’effectue « à compter de sa nomination ». Or, la vérification de la HATVP et de l’administration fiscale est opérée en amont afin de prévenir une incompatibilité et, le cas échéant, d’écarter la nomination d’une personnalité pressentie. La pratique de la vérification préalable va donc au-delà de la lettre du texte.
En se reportant à d’autres dispositifs, notamment à l’article 20 de la loi de 2013, on n’est pas plus avancé sur le fondement juridique de cette pratique. D’une part, la HATVP peut répondre aux demandes d’avis qui lui sont adressées par les membres du Gouvernement sur des questions d’ordre déontologique qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur mandat ou de leurs fonctions (3e de l’article 20). D’autre part, à la demande du Premier ministre ou de sa propre initiative, la HATVP peut émettre des recommandations pour l’application de la loi de 2013, « qu’elle adresse au Premier ministre et aux autorités publiques intéressées qu’elle détermine. Elle définit, à ce titre, des recommandations portant sur les relations avec les représentants d’intérêts et la pratique des libéralités et avantages donnés et reçus dans l’exercice des fonctions et mandats » (5e de l’article 20). Si elles se rapprochent de la situation ici étudiée, ces deux hypothèses ne l’expliquent pas pleinement puisque la saisine du Premier ministre, ou d’un ministre, ne peut intervenir qu’une fois le Gouvernement nommé. Par ailleurs, l’hypothèse d’une auto-saisine de la HATVP est exclue – comment cette autorité pourrait-elle en effet avoir la volonté de se saisir de quelque chose (conflit d’intérêts principalement) qui ne peut encore exister en raison de l’absence de nomination ? La loi de 2013 n’envisage pas cette pratique de prévention des conflits d’intérêts qu’implique le contrôle préalable.
Il ressort de ce tour d’horizon qu’aucune disposition législative ne correspond pleinement à l’hypothèse de contrôle préalable des obligations fiscales. Le Président n’a aucune compétence pour enjoindre la HATVP, ou l’administration (c’est le Premier ministre qui en dispose et non le Président), de procéder à ce contrôle fiscal, tandis que la suspension de la nomination dans l’attente de la vérification n’est pas prévue par les textes. La déontologie apparaît ici comme une sorte de soft law permettant d’aller au-delà de la loi stricto sensu pour imposer le contrôle du respect des obligations fiscales et des règles déontologiques comme principe préalable à la nomination d’un gouvernant. En dépit de cette souplesse, une extension de ce contrôle apparaît difficile, notamment pour les élections législatives, puisque cela impliquerait une vérification des déclarations fiscales et de la situation professionnelle de tous les candidats, ou au moins de ceux qualifiés au second tour. Cette pratique restera sans doute cantonnée à la composition des Gouvernements.
Cette pratique s’inscrit dans un mouvement juridique plus global qui consiste à multiplier les hypothèses de présélection des candidats avant toute nomination ou vote des électeurs. Cette évolution démontre l’intégration croissante des problématiques de déontologie et de transparence dans l’activité politique, voire inscrit cette déontologie au cœur de son efficacité. La volonté du nouveau Président de la République de nommer des personnalités compétentes ou expertes se trouve donc soumise à la nécessité préalable de respecter certaines règles déontologiques. Or, le choix de faire appel à des personnalités de la société civile n’est-il pas justifié par les intérêts défendus ou protégés par celles-ci ? Autrement dit, la sélection des ministres est guidée par ces différents intérêts, situant par principe les personnes concernées dans un état de conflits d’intérêts, lequel légitime justement leur nomination. Le contrôle préalable ne peut donc aller au-delà de la vérification du respect des obligations fiscales sans bloquer des nominations dont les incompatibilités présentes pourraient se résoudre a posteriori. La vérification des obligations déontologiques doit donc s’opérer dans une optique prospective, afin de prévenir les conflits d’intérêts à venir et non d’interdire une nomination, sous peine de figer les personnes dans leur rôle antérieur et de les enfermer dans leur situation présente. La déontologie ne doit pas avoir pour conséquence, ce qui est un risque paradoxal, de favoriser la professionnalisation de la politique : ceux qui feraient de la politique leur métier auraient moins de chances de se trouver dans une situation de conflits d’intérêts que des personnalités de la société civile dont le métier consiste à défendre des intérêts spécifiques.
La déontologie devient donc un postulat de l’efficacité de l’action politique : un ministre vertueux sera plus légitime, ce qui accroîtra la confiance des citoyens et garantira l’acceptabilité de ses décisions, et donc l’efficacité politique. Tel est le raisonnement qui fonde l’inscription de la déontologie au cœur de la politique. Encore faut-il qu’elle ne soit pas cosmétique comme pourrait le faire craindre la situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouve déjà la ministre des solidarités et de la santé. Le compromis consistant à lui retirer la cotutelle de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), dirigé par son mari, par un pseudo-système de déport n’est en aucun cas satisfaisant. Le contrôle préalable n’échappe donc pas au risque d’affichage politico-médiatique dans lequel la déontologie se réduit finalement à jouer un rôle de légitimation pour les ministres nommés.
Toujours est-il que le choix politique se trouve dorénavant déterminé par la vertu des personnes, laquelle est reconnue et proclamée par une décision ou un avis de l’administration, ce qui contribue à une « déontologisation » comme à une « administrativisation » de l’action politique. La cohérence gouvernementale est donc suspendue à un contrôle déontologique avant d’être le fruit d’un choix politique. La future loi sur la moralisation de l’action publique souhaitée par le Président Macron se dirige d’ailleurs vers un renforcement de cette présélection des candidatures, puisqu’un casier judiciaire vierge serait exigé. Seuls des candidats vertueux seraient donc présentés aux électeurs, exprimant implicitement le fait que ces derniers sont incapables de sélectionner les plus vertueux. Poussée à l’extrême, la déontologie remplacerait finalement l’intérêt même d’une élection puisqu’une analyse administrative permettrait de définir au regard du parcours de chacun, et des vertus présumées des uns et des autres, le meilleur des candidats.
Jean-François Kerléo, Maître de conférences à l’Université de Lyon 3