La mise en scène de l’État de droit, Décision n° 2017-691 QPC du 16 février 2018, Farouk B. [Par Patricia Rrapi]

La mise en scène de l’État de droit, Décision n° 2017-691 QPC du 16 février 2018, Farouk B. [Par Patricia Rrapi]

In the case of Farouk B., the Constitutional Council decided a “priority question of constitutionality” (QPC) regarding the new article L. 228-2 of the Internal Security Code (CSI) of France. The Council upheld the use of house arrest in common administrative cases, even though the measure was transposed from the 1955 law intended for states of emergency. The Council imposed only several restrictions on this expanded use of house arrest, including the availability of effective remedies for persons detained.

 

Dans la décision QPC commentée le conseil constitutionnel devait se prononcer sur la transposition dans le droit commun des assignations à résidence de l’état d’urgence. Il valide le principe de ces mesures, émet une réserve d’interprétation sur la durée de l’assignation à résidence et censure deux dispositions jugées contraires au droit à un recours effectif.

 

Patricia Rrapi, Maître de conférences, Université Paris Nanterre

 

Dans la décision QPC du 16 février 2018, M. Farouk B., le conseil constitutionnel a été amené à se prononcer pour la première fois sur les assignations à résidence de droit commun, désormais inscrites dans le code de la sécurité intérieure et destinées à renforcer la lutte contre le terrorisme. Derrière le problème de la pérennisation des assignations à résidence de l’état d’urgence par leur transposition dans le droit commun, se pose la question, sous-jacente, de la compétence du seul pouvoir exécutif pour les mettre en place sans recours a priori au juge judiciaire. Dès lors qu’il ne s’agit plus de l’état d’urgence mais du droit commun, cette question, par ricochet, en amène une autre, importante et politique : doit-on ou non rompre avec la logique sécuritaire et exceptionnelle de l’état d’urgence ?

 

Le conseil constitutionnel, à la suite du gouvernement dans la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, ne semble pas prêt à assumer une telle rupture. Cette solution étant acquise, la décision commentée déploie tous ses arguments pour la servir et la justifier. Afin de (ne pas) répondre à la question, le conseil constitutionnel la transforme et fait ainsi vivre autrement l’état d’urgence (I). Mais, à travers l’examen de la nature juridique des assignations à résidence (II), le problème de la pérennisation de ces mesures dans le droit commun risquait de revenir. Le conseil constitutionnel concentre alors le contrôle de constitutionnalité non sur la nature des assignations mais sur la seule question de leur régime juridique (III). Une fois cette dernière érigée en problème isolé, il devient possible de prononcer quelques censures au nom du droit à un recours effectif (IV).

 

I. Faire vivre (encore) l’état d’urgence

 

Si la rupture avec l’état d’urgence est difficile à assumer, la continuité est tout aussi pénible à porter. Le conseil constitutionnel se trouvait, en effet, face à une difficulté car dans les QPC précédentes, il avait justifié les assignations à résidence de l’état d’urgence par le caractère exceptionnel de ce dernier [1]. On insiste d’ailleurs dans le commentaire de la décision sur le fait qu’en ce qui concerne le droit commun, le « terrain était vierge » [2].

 

Pour ne pas se laisser déstabiliser par la question de la pérennisation des mesures de l’état d’urgence, il fallait simplement transformer la question. Plutôt que d’examiner cette question de pérennisation, le conseil constitutionnel décide de s’interroger sur le point de savoir si l’état d’urgence et le droit commun sont comparables en tant que cadres juridiques… L’auteur de la QPC avait invoqué le grief de l’incompétence négative pour contester le fait même de la transposition des assignations à résidence dans le droit commun. Le conseil constitutionnel utilise ce moyen, au contraire, pour affirmer que l’état d’urgence et le droit commun sont deux cadres juridiques différents dans lesquels la mesure d’assignation à résidence revêt elle-même une signification différente :

« La mesure d’assignation à résidence prévue par l’article L. 228-2 du code de la sécurité intérieure ne répond pas aux mêmes conditions que celle prévue par l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans le cadre de l’état d’urgence, lequel ne peut être déclaré qu’«en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « en cas d’événements présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamité publique ». Elle n’a pas non plus la même portée. Par conséquent, le fait qu’une même personne puisse successivement être soumise à l’une puis à l’autre de ces mesures d’assignation à résidence n’imposait pas au législateur de prévoir des mesures transitoires destinées à tenir compte de cette succession » (nous soulignons).

 

La comparaison entre les mesures respectives, pour voir s’il y a continuité ou non, n’est alors plus nécessaire. Il faut seulement distinguer le cadre dans lequel elles sont prononcées. En d’autres termes, les assignations à résidence de droit commun ne sont pas les assignations à résidence de l’état d’urgence pour la raison simple qu’elles ne sont pas prononcées pendant l’état d’urgence… Or, cet argument de « rupture » d’un cadre à l’autre est précisément utilisé pour masquer la continuité entre les mesures. Ce raisonnement est cependant contredit. Il est contredit tout d’abord par le commentaire de la décision. Celui-ci ne cesse de faire le va-et-vient entre les assignations à résidence de l’état d’urgence et les assignations à résidence de droit commun pour préserver, cette fois-ci, la « cohérence » de l’interprétation constitutionnelle. Il est ainsi précisé, dans le commentaire, que l’absence de contrôle juridictionnel préalable avait été jugée implicitement conforme à la constitution… mais dans le cadre de l’état d’urgence [3]. Le raisonnement est ensuite contredit par la décision elle-même, qui reprend textuellement et sans changement le « considérant » élaboré pour les assignations à résidence de l’état d’urgence :

« L’article L. 228-2 du code de la sécurité intérieure autorise le ministre de l’intérieur, aux fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme, à interdire à certaines personnes de se déplacer à l’extérieur d’un périmètre géographique déterminé. Cette assignation à résidence peut être assortie d’une obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie et d’une obligation de déclarer son lieu d’habitation et tout changement de ce lieu. Ces dispositions portent donc, en tant que telles, une atteinte à la liberté d’aller et de venir, au droit au respect de la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale » (nous soulignons).

 

La décision affirme ainsi, avant même que commence le contrôle, que les dispositions sur l’assignation à résidence « portent, en tant que telles, atteinte aux libertés », quel que soit le contexte, état d’urgence et droit commun n’étant plus alors distingués. Cette formule, en dehors du cadre de l’état d’urgence, aurait dû, au moins, avant examen, être rédigée au conditionnel. Le conseil constitutionnel continue d’ailleurs, dans la décision, à nommer « assignations à résidence » les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance du code de la sécurité intérieure. Enfin, le raisonnement est contredit par les faits de l’espèce dans la mesure où le requérant est assigné à résidence sous l’empire de la loi, tout comme il l’a été au cours de l’état d’urgence, soit depuis novembre 2015.

 

Pour marquer la rupture entre les deux cadres juridiques, le conseil constitutionnel se prive des arguments propres à l’état d’urgence, qu’il ne réutilise pas pour justifier les assignations à résidence de droit commun. Il fallait donc faire vivre ces arguments autrement. C’est le rôle de « l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public ». Si la décision reprend le considérant type (cons. 12), il est rajouté de manière explicite, un peu plus loin (cons. 15), que « l’objectif de lutte contre le terrorisme, […] participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public ». L’objectif de valeur constitutionnelle permet ainsi d’absorber en douceur les arguments qui permettaient de justifier les assignations à résidence de l’état d’urgence. En d’autres termes, « l’objectif de valeur constitutionnelle » permet de justifier la continuité de l’état d’urgence dans le droit commun sans reprendre les mêmes arguments dans le détail. Un exemple de cette technique peut être repéré dans la justification de la constitutionnalité de l’absence de contrôle juridictionnel préalable. Dans le commentaire de la décision (p.23), il est expliqué :

« Au cours des débats parlementaires, la question d’un contrôle juridictionnel préalable à l’édiction de la mesure d’assignation à résidence s’était posée. La procédure judiciaire en fournit d’ailleurs plusieurs exemples, notamment en matière de contrôle judiciaire. Le Conseil constitutionnel n’a cependant pas consacré une telle exigence : la gravité de la menace peut justifier que l’administration prenne une telle mesure d’assignation à résidence sans y être préalablement autorisée par un juge. » (nous soulignons)

 

L’objectif de valeur constitutionnelle présente ainsi un « effet éponge ». Il permet de justifier des mesures qu’auparavant seul le caractère exceptionnel des circonstances permettait d’admettre. La façon dont le caractère « expérimental » de ces mesures a absorbé leur caractère « exceptionnel » est aussi sur ce point très révélatrice [4].

 

Le problème de la pérennisation de l’état d’urgence risquait toutefois de refaire surface à travers l’examen des conséquences graves des assignations à résidence pour les libertés. En effet, le conseil constitutionnel était également amené à se prononcer sur la qualification juridique de ces mesures en dehors de l’état d’urgence.

 

II. La (re)qualification des « mesures administratives »

 

Il est devenu si banal de mener la lutte contre le terrorisme en dehors des seuls outils du droit pénal qu’il peut sembler incongru de revenir sur la qualification des assignations à résidence comme mesures administratives. A priori, dans le cas de l’espèce, un tel point ne devait pas non plus poser de difficultés.

 

Premièrement, en matière de lutte contre le terrorisme, le conseil constitutionnel a déjà validé des mesures de police administrative, restrictives de liberté, sans pour autant les requalifier de « mesures pénales » [5]. Deuxièmement, le caractère purement administratif des assignations à résidence était aussi acquis. Les assignations à résidence concernant les étrangers en éloignement sont des mesures de police administrative et ont été validées en bloc en même temps que la rétention administrative. La liberté d’aller et venir avait été utilisée comme curseur de validation. Entre la « privation » de liberté, au sens de l’article 66 de la constitution, causée par la rétention, et la simple « restriction » de la liberté d’aller et venir, engendrée par l’assignation à résidence, le conseil constitutionnel avait validé celle-ci au motif et dans la mesure où les assignations à résidence étaient « alternatives » à la rétention et paraissaient moins « graves » que celle-ci. Par conséquent, si le délai d’intervention du juge judiciaire conditionnait la constitutionnalité de la rétention, la nature purement administrative des assignations à résidence était en revanche, pour le conseil constitutionnel, évidente [6]. Dans les « QPC état d’urgence » le même raisonnement a été mobilisé : seule une atteinte caractérisée à la liberté d’aller et venir pourrait déterminer la nature privative de liberté de la mesure. Les assignations à résidence de l’état d’urgence sont bien une violation de la liberté d’aller et venir mais comme elles ne constituent pas une « atteinte caractérisée », il ne s’agit pas d’une privation de liberté, sauf en cas d’astreinte à domicile de plus de douze heures [7].

 

Le cas de l’espèce était tout de même différent. En dehors de l’état d’urgence et de la situation particulière des étrangers en éloignement, la question de la nature juridique, pénale ou administrative, des mesures devait se poser autrement. Pour la première fois le conseil constitutionnel est, ici, amené à se prononcer sur une assignation à résidence de droit administratif en tant que telle : en dehors de l’état d’urgence et en dehors du cas de l’éloignement des étrangers. La mesure ne pouvait plus être justifiée par son cadre juridique exceptionnel et elle ne pouvait plus, non plus, être considérée comme moins grave du fait de son caractère alternatif. De plus, issues directement de la loi de 1955, les assignations à résidence du code de la sécurité intérieure, posaient ainsi frontalement la question de « l’administrativisation » du droit pénal.  Le conseil constitutionnel devait alors décider si les mesures de police administrative en matière de lutte contre le terrorisme sont une catégorie à part et nécessitent, du fait de leur nature restrictive de liberté, un contrôle plus exigeant. Serait-il possible, par exemple, de leur appliquer les principes constitutionnels de droit pénal ?

 

Au moins deux solutions juridiques étaient possibles. Première hypothèse, la moins probable, le conseil constitutionnel qualifiait les assignations à résidence de « sanction ayant le caractère d’une punition ». Cette qualification l’aurait amené à appliquer aux assignations à résidence les principes constitutionnels de droit pénal. Elle n’aurait pas nécessairement, d’ailleurs, conduit à leur invalidation totale dès lors que le critère juridictionnel n’est pas nécessaire pour prononcer des mesures relevant du champ d’application des principes en cause. Le conseil constitutionnel aurait alors admis que les mesures de police en matière de lutte contre le terrorisme ne sont pas seulement préventives mais aussi répressives. Il aurait aussi procédé, à la lumière des principes constitutionnels de droit pénal, à un contrôle plus exigeant. Deuxième hypothèse, plus probable, celle d’une nouvelle décision « rétention de sureté » [8]. Le conseil constitutionnel aurait alors précisé que les assignations à résidence sont destinées à prévenir les atteintes à l’ordre public, qu’elles ne rentrent donc pas dans le champ d’application des principes constitutionnels de droit pénal, mais que, compte tenu de leur caractère particulièrement restrictif de liberté [9], un contrôle serré serait établi. Il s’agirait alors d’appliquer quelques principes, par exemple celui des droits de la défense, du contrôle juridictionnel préalable, etc. Cette solution aurait entraîné, sans prise de position claire sur la nature juridique (pénale ou administrative) des assignations à résidence, l’application à ces mesures de quelques principes constitutionnels de droit pénal.

 

Si, juridiquement, les deux solutions étaient plus ou moins possibles, aucune n’a été retenue. La possibilité pour le gouvernement de prendre en « temps normal » des mesures mixtes (pénale et administrative) en matière de lutte contre le terrorisme est une réalité qui, parce qu’elle déplace les frontières des catégories classiques de mesures de police, ne peut pas être dite avec des mots constitutionnels. Il convenait donc d’écarter ces deux hypothèses. Mais dès lors, le conseil constitutionnel n’avait pas d’autre choix que de neutraliser le contrôle sur la nature juridique – et donc le degré restrictif de liberté – de ces mesures. Si la constitutionnalité de l’état d’urgence, en tant que situation juridique exceptionnelle, pouvait justifier l’absence d’un tel contrôle, il en allait a priori autrement dans le cadre du droit commun. Or, le conseil constitutionnel accepte ici d’office, comme dans le cadre de l’état d’urgence, que les assignations à résidence « en tant que telles, portent une atteinte à la liberté d’aller et de venir, au droit au respect de la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale ». Cette rédaction n’insiste donc sur le caractère grave de telles mesures que pour geler le contrôle.

 

Pour éviter de se prononcer sur le principe de l’existence de telles mesures dans le droit commun, le problème devait être disloqué. Il convenait donc de concentrer le contrôle sur le seul régime juridique des assignations à résidence afin que la question de leur nature juridique ne se pose plus. L’article sur lequel porte la QPC devient alors un choix important.

 

III. Le choix de la disposition contestée

 

Ce n’est pas la première fois que des techniques contentieuses classiques, dont « l’économie des moyens », sont utilisées pour choisir une question afin de soigneusement écarter les autres. Dans la décision Délit de consultation habituelle des sites terroristes [10], l’application des principes constitutionnels de droit pénal a été évitée par ce moyen. Il aurait été intéressant en l’espèce de voir, par exemple, si le principe de légalité, invoqué par le requérant, pouvait se concilier avec le risque d’une application arbitraire voire discriminatoire de la loi pénale. Pour éviter la question et ne pas aller sur le terrain d’un tel conflit, le conseil constitutionnel avait alors censuré le délit en cause sur le seul fondement de la liberté d’expression, comme si l’enjeu principal était les limites « disproportionnées » de cette dernière… Dans la décision commentée, l’argument de l’économie des moyens est utilisé de manière encore plus subtile, en passant d’abord par « l’économie des dispositions contestées ». Alors que le requérant avait contesté les articles L.228-1 (les faits susceptibles de justifier le prononcé des assignations à résidence) et L.228-2 (les conditions de mise en œuvre) du code de la sécurité intérieure et que le Conseil d’État, dans sa décision de renvoi, avait élargi la saisine à l’ensemble des articles relatifs aux assignations à résidence (L. 228-1 et s. du code de la sécurité intérieure), le conseil constitutionnel décide, à la demande du gouvernement, que la QPC ne porte que sur l’article L. 228-2 dudit code (cons. 10).

 

L’argument de l’incompétence négative est de nouveau déployé pour justifier ce choix. Dans la mesure où le requérant avait contesté le fait pour le législateur de ne pas avoir prévu de régime transitoire entre l’article 6 de la loi de 1955 et les assignations à résidence du code de la sécurité intérieure, le conseil constitutionnel décide que l’article qui se rapproche le plus de l’article 6 de la loi de 1955 est l’article L.228-2 du code de la sécurité intérieure [11]. Si le grief, dans ce cas l’incompétence négative, détermine le choix de la norme contestée, quid alors de celui de la liberté d’aller et venir qui conditionne l’invocabilité-même, en l’espèce, de  l’incompétence négative ? [12] Ce grief ne pouvait-il pas justifier que les articles L. 228-3 (surveillance électronique), L. 228-4 (obligation de notifier les changements de domicile et interdiction de certains lieux), L. 228-5 (interdiction de fréquenter certaines personnes) fassent aussi l’objet de la QPC ?

 

Le conseil constitutionnel se prononce, par ailleurs, indirectement sur l’article L. 228-1 [13] en affirmant simplement qu’il est « suffisamment précis ». Sans même apprécier les termes de l’article, il rappelle ainsi, par cet obiter dictum, que les assignations à résidence du code de la sécurité intérieure ne peuvent être prononcées que dans le cadre de la lutte contre le terrorisme [14]. Elles ne peuvent donc plus être prononcées, comme cela avait été le cas dans le cadre de l’état d’urgence à l’égard des militants de la COP21, en dehors de cet objectif. Il faut entendre par l’expression « suffisamment précis » cette précision-là seulement. Si l’objet de la QPC avait été l’article L.228-1, la question du principe même des assignations à résidence se serait davantage posée. En se plaçant directement sur le régime juridique (article L. 228-2), légèrement durci par le législateur lui-même, le conseil constitutionnel accepte le principe des mesures et peut se contenter de simplement encadrer leur mise en œuvre ainsi que leur durée (cons.17). [15] C’est ainsi que la solution guide le choix de la disposition contestée et non pas l’inverse.

 

IV. Les censures

 

La mobilisation du seul objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public est, aujourd’hui, insuffisante pour rendre une décision « acceptable » et donc « cohérente ». Les arguments de l’État de droit doivent être également invoqués afin d’appuyer notamment l’idée du « retour à la normale ». Deux dispositions « manifestement » déséquilibrées sont donc censurées. Le conseil constitutionnel estime, premièrement, que le délai d’un mois, prévu par la loi pour former un recours pour excès de pouvoir contre la décision du ministre de l’intérieur, est insuffisant. Il supprime ainsi également l’obligation faite au juge administratif, de juger, dans ce cas, dans un délai de deux mois. Deuxièmement, il juge que le référé-liberté, pouvant être introduit entre la notification de la décision de renouvellement et son entrée en vigueur, est un recours insuffisant, le juge administratif devant se prononcer sur le fond de la décision de renouvellement.

 

La première censure est étonnante. Elle brise la coïncidence des temps de recours et de jugement avec la durée totale de l’assignation à résidence initiale. En effet, la loi prévoyait un délai de recours d’un mois et l’obligation pour le juge administratif de se prononcer dans un délai de deux mois, ce qui correspondait à la durée de trois mois de l’assignation à résidence initiale. Le conseil constitutionnel décide de censurer le délai de recours d’un mois pour rétablir le délai de droit commun (deux mois). Afin d’éviter une censure-coquille, qui pouvait impliquer une décision tardive du juge administratif par rapport à la durée de l’assignation à résidence initiale, il est précisé alors que le juge administratif ne peut plus juger dans un « délai de deux mois » mais dans les « plus brefs délais ». Ceux-ci, si l’on veut chercher une certaine cohérence, doivent être entendus comme inférieurs à un mois. En espérant que le juge administratif entende aussi l’expression « plus brefs délais » dans le même sens [16], le commentaire suggère un délai de cinq jours [17]. Une seule chose est donc certaine : afin de permettre la prolongation du délai de recours pour excès de pouvoir d’un mois, la garantie prévue par la loi, à savoir l’obligation pour le juge de se prononcer dans un délai de deux mois, a été censurée…

 

Quant à la seconde censure, elle a vocation, tout d’abord, à rendre plus acceptable l’absence de tout contrôle juridictionnel préalable à l’encontre de la décision initiale d’une durée de trois mois. L’insistance sur le contrôle du juge administratif permet surtout au conseil constitutionnel de diffuser l’idée que le problème auquel il est confronté n’est pas « abstrait » mais « concret », qu’il ne relève pas de la loi elle-même mais de son application, qu’il ne s’agit pas d’un problème de principe mais d’éventuelles exceptions. En d’autres termes, la question de la nature-même de ces mesures hors état d’urgence est beaucoup trop sensible pour être résolue à la lumière des principes constitutionnels : elle doit être renvoyée à une résolution exceptionnelle au cas par cas.

 

En réussissant à valoriser les arguments de l’État de droit, ce brevet de constitutionnalité neutralise voire pacifie les débats constitutionnels qui auraient pourtant pu avoir lieu sur la nécessité, l’efficacité et surtout sur la gravité de telles mesures.

 

[1] Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D. ; décision n° 2017-624 QPC du 16 mars 2017, M. Sofiyan.

[2] Commentaire p. 19.

[3] Commentaire p. 23.

[4] Commentaire p. 3 : « Les dispositions contestées se sont vues conférées « un caractère expérimental ». Vues comme « particulièrement dérogatoires au droit commun […] il est souhaitable de légiférer en la matière avec prudence afin d’éviter la pérennisation de dispositifs attentatoires aux libertés individuelles ». Elles sont assorties d’un terme extinctif, fixé initialement au 31 décembre 2021, ramené́ par voie d’amendement en commission des lois de l’Assemblée nationale au 31 décembre 2020. »

[5] Décision n° 2015-490 QPC du 14 octobre 2015, M. Omar K. (Interdiction administrative de sortie du territoire).

[6] Voir par exemple : décision n° 2011-631 DC du 9 juin 2011, Loi relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. Voir aussi le commentaire page 44.

[7] Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D.

[8] Décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.

[9] Lorsque nous faisons référence à la décision « rétention de sûreté » nous faisons référence au raisonnement du conseil constitutionnel et non pas à la mesure elle-même qui, en l’espèce, était une mesure « privative de liberté ». La question est donc de savoir si le conseil constitutionnel pouvait avoir un tel raisonnement pour une « mesure particulièrement restrictive de liberté », qui, dans ce cas, serait alors une nouvelle catégorie de mesures à laquelle on appliquerait les principes constitutionnels de droit pénal.

[10] Décision n° 2017-682 QPC du 15 décembre 2017, David P.

[11] Commentaire p. 12.

[12] L’incompétence négative ne peut être invoquée dans le cadre de la QPC qu’à l’appui d’une liberté.

[13] L’article L. 228-1 prévoit : « Aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme, toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes peut se voir prescrire par le ministre de l’intérieur les obligations prévues au présent chapitre ».

[14] « En premier lieu, en vertu de l’article L. 228-1 du même code, la mesure d’assignation à résidence ne peut être prononcée qu’aux fins de prévenir la commission d’un acte de terrorisme. En outre, deux conditions cumulatives doivent être réunies. D’une part, il appartient au ministre de l’intérieur d’établir qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le comportement de la personne visée par la mesure constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics. Cette menace doit nécessairement être en lien avec le risque de commission d’un acte de terrorisme. D’autre part, il lui appartient également de prouver soit que cette personne « entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme », soit qu’elle « soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s’accompagne d’une manifestation d’adhésion à l’idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes ». En adoptant les dispositions contestées, le législateur a ainsi poursuivi l’objectif de lutte contre le terrorisme, qui participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public. Il a également défini avec précision, à l’article L. 228-1 du code de la sécurité intérieure, les conditions de recours à la mesure d’assignation à résidence prévue par les dispositions contestées et limité son champ d’application à des personnes soupçonnées de présenter une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public. » (cons. 15)

[15] La loi elle-même limitait à un an la durée de l’assignation à résidence. Le conseil constitutionnel précise que « un an » doit être entendu de manière « continue ou non ». Cela signifie donc, pour reprendre l’expression de P. Cassia, que le « compteur ne repart jamais à zéro ».

[16] P. Cassia, Conformité à la Constitution des assignations à résidence hors état d’urgence, Club Médiapart, 20 février 2018.

[17] Commentaire p. 23 : « Une telle réactivité du contrôle juridictionnel est loin d’entre inédite, puisque, par exemple, en matière de contrôle judiciaire, le juge d’instruction doit statuer sur la demande de mainlevée dans un délai de cinq jours ».