La liberté d’expression des députés et l’autonomie parlementaire en Hongrie : Un rapport conflictuel [Par Victor Zoltán Kazai]
When representatives disturb the functioning of parliament or adopt a behavior gravely offensive to the authority of the institution, they can get punished in a disciplinary proceeding. This is nothing extraordinary. However, the regulation on and the practice of the disciplinary proceedings in the Hungarian National Assembly (Országgyűlés) deserve a closer look for they reveal certain problems inherent in parliamentary autonomy in a political system functioning based on the majority principle.
Quand un député trouble les travaux parlementaires ou porte atteinte à l’autorité du Parlement, une procédure disciplinaire peut être déclenchée afin de sanctionner son comportement déplacé. Cela, n’a rien d’extraordinaire. Néanmoins, la réglementation hongroise et la pratique de l’Assemblée Nationale (Országgyűlés) méritent un examen particulier : au regard du régime politique fondé sur principe majoritaire, l’autonomie parlementaire soulève en effet quelques difficultés.
Victor Zoltán Kazai, Candidat au doctorat à Central European University (Hongrie), Legal Studies Department
Au sein de l’Assemblée Nationale hongroise, les députés de l’opposition adoptent de temps en temps un comportement inhabituel – très souvent plutôt créatif – pour exprimer leur désapprobation. C’est notamment le cas lorsque certaines décisions d’intérêt général controversées prises par la majorité sont adoptées sans consultation de l’opposition. De son côté, la majorité gouvernante, au nom de l’autonomie parlementaire, n’hésite pas à recourir aux règles disciplinaires afin d’étouffer les voix critiques et d’inhiber l’expression des élus de l’opposition. Dans ces conditions, on peut se poser la question de savoir si le privilège juridictionnel du Parlement est toujours justifiable.
L’autonomie parlementaire et le pouvoir disciplinaire
Selon la doctrine anglosaxonne de l’autonomie parlementaire, le législateur est compétent pour adopter ses propres règles de fonctionnement et juger les affaires internes concernant ses membres. Il en découle que l’Assemblée n’a pas seulement le droit de régler la conduite des députés, mais aussi celui de discipliner les élus en cas de comportement déplacé. En Hongrie (comme en France), l’autonomie du Parlement n’est pas un principe absolu : la Cour Constitutionnelle peut examiner non seulement la constitutionnalité des règles internes de l’Assemblée Nationale, mais aussi le respect des règles de valeur constitutionnelle de la procédure législative. Néanmoins, l’existence d’un système disciplinaire autonome, est en général justifiée par la volonté d’exclure les autres pouvoirs des affaires parlementaires internes et cela afin de garantir l’indépendance et le bon fonctionnement de l’institution. Par conséquent, les décisions disciplinaires ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
Mais que faire si les risques pour l’indépendance et le bon fonctionnement du Parlement émergent en son sein ? Si la loyauté de la majorité parlementaire envers le gouvernement se transforme en pur servilisme, si l’opposition est systématiquement ignorée dans l’hémicycle, et si le pouvoir disciplinaire devient un instrument efficace dans les mains de la majorité gouvernante pour inhiber les élus d’opposition, peut-on dire que le privilège juridictionnel du Parlement sous sa forme présente est toujours légitime ?
Les origines
« Il semble que l’Assemblée peut fonctionner même sans l’opposition, mais les débats seront moins intéressants… » [1] – tels sont les mots de M. Viktor Orbán dès 1998, au début de son premier mandat comme Premier Ministre. Cette opinion a bien caractérisé le fonctionnement du Parlement après son retour au pouvoir en 2010 lorsqu’il détenait une majorité des deux tiers à l’Assemblée. S’appuyant sur cette majorité constitutionnelle, le gouvernement pouvait se permettre de ne pas consulter l’opposition pour des sujets aussi importants que l’introduction des grandes réformes législatives, l’élection des hauts fonctionnaires les plus importants, les amendements de la constitution, voire l’adoption d’une toute nouvelle constitution (Loi fondamentale de 25 Avril 2011). [2] De plus, la majorité gouvernante a changé les règles concernant les procédures d’urgence pour accélérer le processus législatif et réduire encore le rôle de l’opposition à celui d’une assistance purement formelle à la fabrication de la loi.
Par conséquent, l’opposition s’est rapidement trouvée totalement dépourvue de tous les moyens effectifs de participation aux processus parlementaires. C’est dans ce contexte que plusieurs élus de l’opposition ont décidé de faire usage de moyens symboliques de communication parlementaires afin d’exprimer leur protestation sur des questions d’intérêt général et d’atteindre ainsi un public plus large. Leurs tentatives initiales ont été couronnées de succès. Leurs actions étaient relatées dans les médias et attiraient donc l’attention sur des décisions politiques hautement controversées.
Rapidement, la majorité gouvernante a réagi à ce phénomène par le durcissement des règles disciplinaires. Le but était manifestement de neutraliser les voix critiques dans les rangs du Parlement. La pratique parlementaire a confirmé cette évolution. Le pouvoir disciplinaire est devenu un instrument efficace pour limiter les droits de l’opposition : dans la presque totalité des cas disciplinaires les justiciables condamnés étaient des élus d’opposition. [3]
Le standard européen
À défaut d’un recours interne effectif, quelques députés sanctionnés ont eu recours à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans les cas conjoints de Karácsony et autres c. Hongrie et Szél et autres c. Hongrie, [4] des lourdes sanctions pécuniaires avaient été imposées aux requérants pour avoir, au cours des séances, au moment des débats et des votations, apporté une pancarte à la chambre, déployé une banderole et utilisé un porte-voix à titre de protestation contre les projets de lois portant sur certains sujets hautement controversés. La Cour a conclu qu’il y avait eu violation de la liberté d’expression des députés et s’est bornée à l’évaluation de l’équité de la procédure disciplinaire et des garanties procédurales pour mesurer la proportionnalité de l’ingérence.
C’était l’ensemble de plusieurs défaillances qui étaient invoquées comme autant de violations de la Convention. Premièrement, les élus n’avaient pas le droit d’être entendus dans le cadre de la procédure disciplinaire laquelle avait consisté en une proposition écrite du Président du Parlement tendant à infliger des amendes puis en l’adoption de celle-ci en séance plénière sans débat. Deuxièmement, ni la proposition du Président, ni la décision de l’Assemblée plénière n’exposait les motifs essentiels des sanctions ou la justification de la qualification des comportements des requérants comme gravement offensant à l’autorité de l’Assemblée. Enfin, il n’y existait aucune voie de recours effective interne pour contester les sanctions disciplinaires.
Cette affaire constitue une jurisprudence importante de la CEDH, car la Grande Chambre a été appelée pour la première fois à examiner la conformité à l’article 10 de la Convention de mesures disciplinaires internes infligées aux députés. [5] Comme chaque jugement novateur, cette décision de la Cour était fortement critiquée. Premièrement, les voix critiques soulignent que la liberté d’expression des députés est un droit spécial qui découle du mandat parlementaire et de la fonction du parlement, donc il n’est pas un droit de l’homme couvert par la Convention. [6] Deuxièmement, la Grande Chambre se serait immiscée au cœur de l’autonomie parlementaire, un domaine qui est normalement soustrait au contrôle extérieur.
Même si le jugement de la Cour est controversé, il a établi un standard européen dans le domaine du système disciplinaire parlementaire. Est-ce que ces exigences conventionnelles offrent une solution satisfaisante ? Pour répondre à cette question il semble utile de brièvement résumer les conséquences de l’affaire Karácsony.
L’évaluation du règlement et de la pratique récente
Même avant l’annonce du jugement, le Gouvernement hongrois a modifié la loi relative à l’Assemblée afin de mettre en place un système disciplinaire beaucoup plus sophistiqué. Si la Cour a noté que cette modification n’avait pas d’incidence sur la situation des requérants concernés, elle a de toute façon considéré que la nouvelle réglementation semblait conforme aux exigences conventionnelles. Au vu de la pratique récente de l’Assemblée Nationale, on ne peut pas s’empêcher de noter que cette remarque de la Cour n’était pas seulement complètement inutile, mais aussi plutôt précipitée et superficielle.
Selon les provisions pertinentes de la nouvelle réglementation, le Président de séance peut proposer l’adoption d’une sanction disciplinaire à l’encontre d’un député pour avoir adopté un comportement gravement offensant vis à vis de l’autorité de l’Assemblée, mais aussi pour avoir utilisé des moyens de visualisation dans l’enceinte parlementaire sans autorisation préalable. En premier lieu, c’est à la commission de l’Assemblée d’ordonner la réduction des émoluments du député concerné. Néanmoins, si la commission de l’Assemblée n’arrive pas à une décision unanime, il revient au Président de l’Assemblée de trancher le cas. Si le député sanctionné veut contester cette décision, il peut formuler un recours devant la commission sur les immunités. Cette commission a la compétence d’auditionner en personne le député concerné si celui-ci en fait la demande. Et cela ne s’arrête pas là. Si le représentant est toujours mécontent, il peut attaquer la sanction devant de l’Assemblée plénière qui statue sans débat sur le cas en dernier lieu. Même si l’Assemblée n’est pas obligée d’adopter une décision motivée, les autres instances doivent exposer les motifs et la justification de la sanction. Droit d’être entendu, droit à une décision motivée, droit de recours. Avec tous ces éléments, la procédure disciplinaire semble plutôt équitable, mais les apparences sont trompeuses !
Les garanties procédurales établies par la Cour ne sont pas seulement des simples formalismes. Au contraire, elles servent des valeurs démocratiques nécessaires au bon fonctionnement d’un régime représentatif constitutionnel, plus précisément, elles visent la protection de l’opposition. Selon les mots de la Cour : « il faut ménager un équilibre permettant de garantir à la minorité parlementaire un traitement juste et adéquat et d’empêcher tout abus de position dominante par la majorité. » [7] Après une analyse approfondie de la nouvelle réglementation hongroise et de la pratique récente de l’Assemblée Nationale, il ne fait aucun doute que le système disciplinaire ne se conforme pas aux exigences conventionnelles.
Tout d’abord, il est assez peu probable que la commission de l’Assemblée – dont les membres sont le Président, les Vice-présidents de l’Assemblée et les dirigeants des groupes parlementaires – puisse prendre une décision unanime sur la culpabilité du député ; en fait, cela n’est jamais arrivé. Dans ce cas, le droit de statuer sur l’infraction revient au Président de l’Assemblée qui provient traditionnellement des rangs du groupe majoritaire, donc évidemment il n’est pas impartial. La commission sur l’immunité peut être considérée comme un organe impartial à la lumière de sa composition paritaire, mais cette commission n’a le droit que de renverser la condamnation du député. Autrement dit, la sanction imposée par le Président de l’Assemblée peut être annulée par la commission au cas où, au moins, un de ses membres majoritaires est enclin à voter en faveur de l’élu d’opposition sanctionné, ce qui est peu concevable. Enfin, l’assemblée plénière statue sans débat en dernière instance à la majorité absolue.
La complexité de la nouvelle réglementation ne change pas le fait que la volonté de la majorité peut prévaloir pendant toute la procédure disciplinaire. Même si des garanties procédurales sont apparemment mises en place, les élus de l’opposition sont toujours à la merci du bon vouloir de la majorité.
Cette conclusion est malheureusement confirmée par la pratique récente de l’Assemblée Nationale. [8] Après les élections législatives en 2014, PM Viktor Orbán et son parti (Fidesz-KDNP) sont encore une fois retournés au pouvoir avec la même attitude à l’égard des élus d’opposition et les processus parlementaires. Conséquemment, les partis d’opposition continuent leurs actions à l’hémicycle. Afin d’illustrer la créativité des députés et de mieux comprendre leur motivation pour adopter un comportement perturbateur, il semble utile de citer quelques exemples de la pratique récente.
Mme Tímea Szabó, députée indépendante a effectué une action véritablement créative, voire artistique, pendant l’investiture parlementaire du Président de la République réélu (János Áder, ancien membre du parti au pouvoir). Le Président de la République est souvent critiqué pour consacrer beaucoup de temps aux sujets politiquement neutres (comme la protection de l’environnement), mais ignorer les atteintes contre les garanties fondamentales de la démocratie constitutionnelle. Donc, pour montrer qu’il n’est rien d’autre que le fantoche du gouvernement, Mme Szabó est montée sur son siège et a commencé à jouer avec une marionnette portant le visage du Président. En conséquence de cette infraction, l’Assemblée a décidé de déduire environ 800 euro de ses émoluments.
Le 10 Avril 2017 M. Dezső Hiszékeny (membre du parti socialiste) a pris la parole en séance plénière au cours du débat sur « lex CEU », la loi qui, en apparence, portait sur le changement des règles administratives concernant les universités étrangères, mais qui, en réalité, a visé la fermeture de l’Université d’Europe Centrale fondée par George Soros (financier milliardaire américain d’origine hongroise et ennemi numéro un du Gouvernement hongrois). M. Hiszékeny a critiqué la majorité gouvernante pour avoir choisi d’adopter la loi dans une procédure accélérée sans aucune consultation préalable avec les partis d’opposition ou les universités concernées. Au cours de son intervention, M. Hiszékeny et dix autres députés du parti socialiste ont affiché des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Ne la signe pas, János ! » et « VETO » appelant le Président de la République à ne pas procéder à la signature de la loi, mais exercer son droit de veto politique ou constitutionnel. L’Assemblée a infligé aux députés une réduction d’un montant de 160 à 320 euro de leurs émoluments.
Les élus sont sanctionnés au titre de la non-réception d’une autorisation préalable pour utiliser des moyens de visualisation ou parce que leur comportement constitue une atteinte à la dignité et au bon fonctionnement du parlement. À vrai dire, dans des circonstances habituelles, les comportements dans l’hémicycle qui peuvent être considérés comme déplacés sont passibles d’une sanction disciplinaire. Mais si les députés de l’opposition décident de s’exprimer parfois à l’aide de moyens de communication symboliques, c’est parce que c’est la seule forme de communication dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale qui peut encore attirer l’attention des médias et produit une sorte de pression et de contrôle sur la majorité gouvernante.
Conclusion
À la lumière du standard européen établi par la CEDH, d’une part, il ne semble pas nécessaire d’ouvrir la voie au contrôle judiciaire extérieur contre les décisions disciplinaires pour satisfaire aux exigences conventionnelles. D’autre part, mettre en place une procédure complexe sans respecter l’esprit de la démocratie, l’une des valeurs essentielles de la Convention, ne suffit pas. Il conviendrait donc d’élaborer un système disciplinaire qui peut à la fois garantir la dignité et le bon fonctionnement du Parlement et la protection des droits des élus d’opposition.
[1] Le Premier Ministre est cité par l’archive du journal nol.hu, accessible à : http://nol.hu/archivum/archiv-7602-3098
[2] Avis CDL-AD (2011)016-f sur la nouvelle constitution de la Hongrie adopté par la Commission de Venise lors de sa 87e session plénière (Venise, 17-18 juin 2011), accessible à : http://www.venice.coe.int/webforms/documents/?pdf=CDL-AD(2011)016-f
[3] Cette conclusion est partagée par Zoltán Szente à la lumière de la statistique parlementaire. Zoltán Szente, Emberi jogok-e a parlamenti képviselői jogok? A képviselői szólásszabadság alkotmányjogi jellegéről, Állam- és Jogtudomány, Vol. 56, Issue 2 (2015), note de bas de page 33, http://jog.tk.mta.hu/uploads/files/Allam-%20es%20Jogtudomany/2015_2/2015-2-szente.pdf
[4] Karácsony et autres c. Hongrie [GC], Requêtes nos 42461/13 et 44357/13, 17 mai 2016, http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-163307
[5] La Cour a décidé un cas similaire quelque moins plus tard, Szanyi c. Hongrie, Requête no 35493/, 8 novembre 2016, http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-168372
[6] Zoltán Szente, Emberi jogok-e a parlamenti képviselői jogok? A képviselői szólásszabadság alkotmányjogi jellegéről (Est-ce que les droits des députés sont des droits de l’homme ? Sur la nature constitutionnelle de la liberté d’expression parlementaire), Állam- és Jogtudomány, Vol. 56, Issue 2 (2015), http://jog.tk.mta.hu/uploads/files/Allam-%20es%20Jogtudomany/2015_2/2015-2-szente.pdf. Pour an avis contraire voire Péter Sólyom, A parlamenti mentelmi jog és az emberi jogok (L’immunité parlementaire et les droits de l’homme), Közjogi Szemle, Issue 3 (2017), http://hvgorac.hu/pdf/kjsz_201703_1_9o.pdf
[7] Karácsony et autres c. Hongrie [GC], para. 157.
[8] Pendant la septième législature (2014-2018) 22 décisions disciplinaire ont été adoptées, et chaque député sanctionné vient des parties d’opposition. Les cas disciplinaires sont accessibles à : http://www.parlament.hu/iromanyok-lekerdezese?p_auth=adGLF156&p_p_id=pairproxy_WAR_pairproxyportlet_INSTANCE_9xd2Wc9jP4z8&p_p_lifecycle=1&p_p_state=normal&p_p_mode=view&p_p_col_id=column-1&p_p_col_count=1&_pairproxy_WAR_pairproxyportlet_INSTANCE_9xd2Wc9jP4z8_pairAction=%2Finternet%2Fcplsql%2Fogy_irom.irom_lekerd%3FP_TIP%3Dnull%26P_TIP%3DW%26P_CKL%3D40%26P_PARAM%3DI%26P_FOTIP%3Dnull%26P_FOTIP%3DH