Les collectivités territoriales devraient-elles être responsables devant le Parlement ? Sur une anomalie de notre Constitution [Par Thomas Perroud]
La décentralisation crée un déficit de responsabilité dans notre Constitution. Les autorités locales en charge de mettre en œuvre le droit national ne sont en effet pas responsables devant l’autorité politique qui l’a adoptée, le Parlement. Ne pourrait-on pas envisager un système de responsabilité politique des collectivités locales devant le Parlement ? À défaut, le mécanisme du recours en manquement, tel qu’il est mis en œuvre en droit de l’Union européenne, ne pourrait-il pas être mis en place ?
Decentralization entails a democratic deficit in our Constitution. Local governments in charge of enforcing national laws are indeed politically irresponsible, and the national Parliament cannot hold them to account. Couldn’t we think about a system of political responsibility of local governments to the national Parliament? In the absence of such a political remedy, could we think about a system of infringement proceedings, on the model of EU law?
Thomas Perroud, professeur à l’Université Panthéon-Assas
Alors que la réforme constitutionnelle semble s’orienter vers des pouvoirs accrus des collectivités pour leur permettre de se « différencier », il n’est pas inutile de revenir sur une carence flagrante de notre Constitution concernant les collectivités territoriales : alors même qu’elles sont bien souvent les agents d’exécution de la loi au niveau territorial, elles ne sont pas responsables devant le Parlement, comme l’est l’Administration. En effet, il est un principe universellement accepté et pratiqué que l’agent d’exécution de la loi est responsable devant le Parlement qui vote la loi. Or, avec la décentralisation, les collectivités territoriales sont devenues un autre exécutif et l’unique méthode pour s’assurer qu’elles respectent la volonté du Parlement est le contrôle de légalité (avec des contrôles spécifiques mis en œuvre par le préfet) ; le lien de responsabilité politique est ainsi resté inexistant. On constatera d’ailleurs que le mouvement de décentralisation est contemporain d’un mouvement similaire dans l’Administration elle-même, avec la création d’entités indépendantes qui ne sont pas non plus responsables devant le Parlement. La décentralisation comme l’agencification contribuent bien à cette « crise de l’imputation » dont parle Pierre Rosanvallon (Le bon gouvernement, Seuil, 2015). Faut-il remédier à cela et comment ? La réponse n’est pas simple.
On sait bien en effet que les collectivités territoriales peuvent n’avoir aucune envie et aucun intérêt à mettre en œuvre certaines lois, puisque ce sont des entités politiques, qui peuvent donc avoir un programme différent du programme national. La loi emblématique dans ce domaine étant celle qui impose un quota de logements sociaux. Dans ce cas précis, un système de sanction a d’ailleurs été mis en place. Mais le Parlement a-t-il déjà demandé des comptes aux collectivités récalcitrantes pour leur refus de mettre en œuvre la loi ? Pourquoi ce qui serait insupportable pour l’Administration nationale est-il accepté pour l’Administration décentralisée ?
Le modèle que nous avons choisi avec la décentralisation, en termes d’architecture institutionnelle, est le même que celui qui prévaut en Europe (dans un cadre constitutionnel évidemment différent), à savoir l’administration indirecte, qui montre aussi ses limites et pose le même problème bien connu en économie du principal-agent. Autrement dit, ce sont des entités politiques différentes, qui ne sont pas sous l’autorité hiérarchique du principal (le législateur européen ou le parlement français) qui sont en charge de mener les politiques publiques décidées à l’échelon au-dessus. Ce modèle est éminemment problématique. Il l’est en Europe, où l’on demande à des États avec des capacités budgétaires très diverses et des couleurs politiques parfois opposées de mettre en œuvre des politiques décidées par d’autres. Il l’est tout autant en France, où des compétences votées au niveau national sont attribuées à des entités petites, souvent incompétentes et qui ne disposent pas des incitations politiques ni budgétaires (la compensation étant bien souvent une chimère) pour mettre en place sérieusement les politiques publiques. On remarquera d’ailleurs que les administrations indépendantes françaises qui mettent en œuvre le droit de l’Union ne sont du coup responsables politiquement ni devant le Parlement français ni devant le Parlement européen. Ce modèle d’administration indirecte est donc éminemment problématique (d’ailleurs, le recours en manquement ne pourrait-il pas être introduit en France ?). Il y a d’autres modèles. Dans le fédéralisme américain, les compétences fédérales doivent être exercées par des administrations fédérales et ne peuvent être mises en œuvre par les exécutifs des Etats, ce qui diminue évidemment les difficultés principal-agent [1]. Dans le cas français, cela impliquerait de renforcer l’administration déconcentrée au détriment des collectivités territoriales, ce qui n’est pas à l’ordre du jour !
L’idée d’introduire un recours en manquement ne nous semble pas hérétique car il est plus stigmatisant que le contrôle de légalité. Mais, cette solution n’est encore pas assez politique et elle ferait fi de l’esprit de notre Constitution, à savoir la responsabilité politique devant la représentation nationale. Alors ne faudrait-il pas appliquer aux collectivités territoriales le droit commun de tout pouvoir exécutif, à savoir la responsabilité politique devant le Parlement ? Pourquoi le pouvoir exécutif local serait-il ainsi exempté d’avoir à rendre des comptes de son administration ? Cette carence de notre Constitution nous semble problématique et mériterait au moins une réflexion, absente aujourd’hui, malheureusement.
[1] L’arrêt Printz v. United States (1997, 521 U.S. 898, 918-919, 935) interdit au Congrès d’imposer aux exécutifs des Etats de sanctionner le droit fédéral.