Réforme institutionnelle 2018 : Deux modes de scrutin différents risquent-ils d’aboutir à deux représentations différentes ? [Par Bruno Daugeron]

Réforme institutionnelle 2018 : Deux modes de scrutin différents risquent-ils d’aboutir à deux représentations différentes ? [Par Bruno Daugeron]

La modification du mode de scrutin pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale est un des éléments importants de la réforme des institutions en cours qui vise à améliorer la « représentativité » du Parlement. Le mode de scrutin mixte à l’étude fait craindre à certains une dualité de la représentation de la nation au point de contester sa constitutionnalité. Craintes infondées comme le montre une mise en perspective de théorie constitutionnelle.

 

The modification of the voting system for the election the National assembly members’ is one of the important elements of the ongoing institutional reform aimed at improving the “representativeness” of Parliament. The mixed voting system under study makes fear, according to some scholars, a duality in the representation of the nation to the extent of challenging its constitutionality. Unfounded fears demonstrate a perspective of constitutional theory.

 

Bruno Daugeron, Professeur à l’université Paris Descartes

 

Le volet constitutionnel de la réforme des institutions a été présenté au Conseil des ministres le 9 mai vient d’être renvoyé à la Commission des lois de l’Assemblée nationale. L’un des aspects les plus importants de cette réforme « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace » n’est pourtant pas constitutionnel, mais législatif (loi ordinaire et organique pourtant le même titre elles aussi renvoyées à la même Commission avec les mêmes rapporteurs) et concerne la réforme du mode de scrutin pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale. Outre la réduction du nombre de parlementaires qui verrait passer, en l’état actuel des avant-projets de loi, le nombre de députés de 577 à 404 – soit 173 en moins – et le nombre de sénateurs de 348 à 244 – soit 104 en moins–, est en effet prévu l’introduction d’une part de représentation proportionnelle, la fameuse « dose » de proportionnelle évoquée depuis des lustres et jamais mise en place malgré le consensus apparent à son sujet, en particulier après le Rapport « Refaire la démocratie » issu du Groupe de travail sur l’avenir des institutions de 2016 (rapport dit Bartolone-Winock). La solution choisie consisterait à faire élire 15% – et non 25% ou même 20% comme il en a été question–, soit 61 députés, sur des listes nationales au scrutin proportionnel à la plus forte moyenne sans panachage ni vote préférentiel. Les autres le seraient au scrutin majoritaire uninominal à deux tours tel que nous le connaissons aujourd’hui dans le cadre de circonscriptions redécoupées. Le système électoral des élections législatives serait donc mixte. Les députés seraient élus avec deux modes de scrutin différents et selon deux logiques différentes : scrutin de liste au niveau national contre scrutin dit « d’arrondissement » uninominal.

 

Pour la première fois donc depuis la loi du 10 juillet 1985 mise en œuvre pour les élections du 16 mars 1986, les seules sous la Ve République à avoir été réalisées à la proportionnelle intégrale avec listes départementales, la proportionnelle sera utilisée partiellement pour des élections législatives. Et elle le sera de la manière la plus nette et la plus originale qui soit puisqu’une partie des députés sera élue dans le cadre d’une circonscription unique à l’échelle nationale et non départementale ou même régionale ou interrégionale comme cela était fait classiquement, à l’exception des élections européennes jusqu’en 2004. Autant dire qu’il s’agit là d’une petite révolution en France pays dans lequel est entretenu un réflexe de méfiance aussi instinctif qu’irraisonné envers le scrutin de liste proportionnel accusé de tous les maux et auquel sont imputés (à tort) les mauvais souvenirs de l’instabilité politique des Républiques précédentes, en particulier la IVe. Il est même devenu une sorte de repoussoir commode à toute tentative de remise en cause de pratiques politiques contestables qui n’ont plus grand-chose à voir avec la pureté gaullienne prétendue des origines.

 

Cette réforme, que l’on peut juger insuffisante dans la part réservée à la proportionnelle, nous semble néanmoins avoir trois vertus : d’abord, elle permet de sortir de la logique de la localisation des fonctions de député qui avait conduit progressivement à faire d’eux des sortes d’élus locaux et non des législateurs, c’est-à-dire représentants du peuple chargés de vouloir pour la nation. Même si les bases de la représentation, et notamment le cadre géographique de l’élection, ne déterminent pas, bien sûr, son contenu c’est-à-dire la fonction de représenter, ce mode de scrutin lui correspond mieux : à enjeu national, mode de scrutin national. Ensuite parce qu’elle va permettre de nationaliser l’élection et donc le débat électoral : l’enjeu de l’élection des membres de l’Assemblée nationale avait trop tendance à être parasité voire absorbé par des considérations locales qui, aussi légitimes soient-elles, n’ont rien à voir dans un scrutin législatif d’abord lié aux enjeux politiques nationaux. Enfin parce qu’il va permettre à de grandes – et plus modestes – formations politiques jusque-là tenues à l’écart de l’enceinte parlementaire d’être présentes et de participer à la délibération nationale.

 

Cette modification pose aussi de nombreuses questions techniques de mise en œuvre pratique de premier intérêt pour les constitutionnalistes et amateurs du droit électoral qui ne manqueront pas d’être abordées durant les débats, à commencer par l’identification du seuil d’accès au calcul du quotient électoral pour les députés élus à la proportionnelle sur la liste nationale. Elle pose surtout des interrogations théoriques non moins passionnantes dont une émerge tout particulièrement et semble d’ores et déjà aiguiser les curiosités : quelles sont les conséquences sur la fonction de député de la combinaison de deux modes de scrutin aussi différents ? Est-elle-même constitutionnelle ? Aurait-elle pour effet, comme on commence déjà à l’entendre ici ou là pour critiquer la réforme, de créer deux catégories de députés, donc deux représentations et partant deux types de représentants, les uns représentants la nation et les autres, élus au scrutin majoritaire dans des circonscriptions locales, les « territoires » selon la phraséologie en vogue au point de porter atteinte à l’unité de la représentation ? De même, le fait que 61 députés seraient élus dans le cadre national et ne disposent donc d’aucun rattachement territorial local ne remettrait-il pas en cause le « lien » que le député est réputé entretenir avec « ses » électeurs et « sa » circonscription voire aux principes de l’organisation du travail parlementaire qui enjoint au député d’être présent « sur le terrain », selon un autre élément de langage très usité, d’autant qu’il bénéficie de financement pour cela (avance sur frais de mandat permettant la location d’une permanence dans la circonscription, crédits affectés à la rémunération de collaborateurs, en particulier locaux…).

 

Aussi présents dans le vocabulaire politique contemporain et déterminants dans la pratique soient-ils, ces arguments ne valent pas grand-chose du point de vue constitutionnel. D’une part parce la Constitution qui n’en dit évidemment rien ne saurait les consacrer. Ils relèvent seulement des pratiques politiques issues du mode de scrutin majoritaire qui, aussi courantes et ancrées furent-elles, n’ont pas de valeur constitutionnelle et ne sont pas de nature à en avoir. Elles sont susceptibles de varier avec le mode de scrutin choisi qui relève de la seule compétence du législateur comme le prévoit l’article 34 de la Constitution. A leur supposer une valeur elles n’ont de toute façon pas vocation à perdurer au-delà du système qui les fait naître et qui relève du seul fait et nullement du droit quand bien même recevraient-elles un encadrement administratif et financier de la part du Parlement. D’autre part et surtout parce que le mode de scrutin est sans incidence sur la fonction de député et sur sa mission de représentation laquelle est distincte du mode d’élection. Ce n’est pas lui qui la crée mais la Constitution ; ce n’est pas lui, surtout, qui la définit même s’il contribue à influencer sa pratique.

 

La fonction de représentation, en effet, est d’abord et avant tout constitutionnelle. Elle est définie par l’article 3 de la Constitution qui dispose, dans une formulation concordataire, que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Elle consiste donc dans l’exercice de la souveraineté nationale, lequel se fait par le vote de la loi, qui n’est que l’autre nom de la volonté de la nation, non par l’élection des représentants qui n’est pas un processus constitutif de volonté souveraine. Cette dernière ne fait que faire désigner par le corps électoral les personnes chargées de représenter la volonté du souverain, c’est-à-dire d’exprimer, par la loi, la volonté du peuple lequel, sur le plan du droit, ne saurait avoir d’existence juridique que par la volonté qu’on lui impute. La fonction représentative est donc indépendante des techniques pour désigner les représentants car ce qui est représenté et les moyens de le faire ne changent pas en fonction du mode de scrutin adopté. Elu au scrutin proportionnel ou majoritaire, le député demeure un représentant du peuple chargé de l’expression légale de sa volonté – fût-ce désormais dans le respect de la Constitution – la seule qui compte du point de vue du droit. Et cette volonté est indivisible et invariable. Elle ne peut être exprimée que d’une seule manière par une seule catégorie de représentants : ceux du peuple à qui appartient la souveraineté nationale quel que soit leur mode d’élection.

 

Avec le nouveau mode de scrutin, il n’y aura donc pas d’un côté des représentants des « territoires » puisqu’élus dans le cadre d’une circonscription locale – d’ailleurs fatalement élargie par le redécoupage impliqué par la réduction du nombre des députés et la mixité du scrutin – et de, l’autre, des représentants de la nation – car élus à l’échelle du pays sur des listes nationales – mais d’identiques représentants du peuple dans son unité à travers la volonté qu’ils lui imputent. Le cadre de l’élection ne déterminera pas la fonction. Aucun des deux ne sera plus « légitime » que l’autre à participer à l’édiction de la volonté nationale comme nous le montre le système électoral allemand depuis des années.

 

Mais alors que vaut le lien si vanté entre l’élu et l’électeur que le Conseil constitutionnel est allé jusqu’à consacrer en le valorisant comme un « objectif d’intérêt général » (décisions 86-208 DC des 1er et 2 juillet 1986 cons. n°22 à propos du découpage électoral de 1986 réalisé à la faveur du retour au scrutin majoritaire et, plus récemment, 2003-468 DC du 3 avril 2003, Loi relative à l’élection des conseillers régionaux et des représentants au Parlement européen, à propos de la réforme du mode de scrutin pour les élections régionales et européennes, cons. n°17 pour les élections régionales – où l’on passait du cadre départemental au cadre régional avec sections départementales [1] – et cons. n°43 pour les élections européennes – où l’on passait à l’époque de la liste nationale aux circonscriptions interrégionales [2]). A dire vrai, pas grand-chose. Ou plutôt ce que vaut un « objectif d’intérêt général » dans le cadre du contrôle de constitutionnalité de la loi : une appréciation relative portée par le Conseil constitutionnel sur les buts que s’est fixé le législateur pour valider sa démarche à propos d’un objet précis lorsqu’elle peut conduire à la limitation d’un droit. Or, le législateur est toujours libre, en tout cas pour les droits considérés comme de « second rang » parmi lesquels on range le pluralisme des courants d’idées et d’opinion applicable à la vie politique, de modifier sa perception de l’intérêt général dès lors que les moyens sont proportionnés à l’objectif poursuivi. Et en la matière il n’y a pas d’absolu. Un objectif chasse l’autre. Le « lien » élu/électeur ne devrait pas résister pas au nouvel objectif que s’est fixé le Gouvernement et avec lui le nouveau législateur : une « meilleure représentativité » du Parlement afin que « les différentes sensibilités politiques soient mieux représentées au Parlement » [3] dès lors que les moyens utilisés ne lui paraissent pas disproportionné à l’objectif poursuivi et d’autant qu’ils pourront même se combiner ici puisque de plus petites circonscriptions demeureront.

 

Quant à sa jurisprudence sur le caractère « essentiellement démographiques » des bases de l’élection des représentants de la nation enjoignant que les écarts entre départements n’excèdent pas des proportions trop importantes, très utile et justifiée pour les circonscriptions localisées et découpées ou le risque de « charcutage » partisan est réel même s’il est désormais très surveillé, est sans incidence sur la partie proportionnelle du scrutin. Elle n’a pas de sens pour une liste nationale où l’équité et l’équilibre naît du scrutin de liste lui-même : la circonscription est objective et préexistante puisqu’elle a pour cadre la nation elle-même et qu’il n’y a pas de découpage. Surtout, elle n’affecte pas le contenu de la représentation c’est-à-dire la mission des députés. Et n’implique pas davantage une « représentation des territoires » dont on saisit mal le sens sur le plan constitutionnel dès lors que les bases sont démographiques et non géographiques et que lesdits « territoires » n’ont pas de volonté représentable du point de vue du contenu de la représentation. Bien sûr, nul n’ignore le poids dans la pratique politique, pas toujours exempt de clientélisme, mais aussi certains bénéfices du contact local des députés avec « leurs » électeurs. Mais à le supposer le seul moyen à la disposition d’un parlementaire pour rester lié aux citoyens il n’en demeure pas moins que les habitudes et mœurs du scrutin majoritaire d’arrondissement n’ont pas valeur constitutionnelle et n’ont pas à en avoir. C’est aussi cette réalité oubliée que le débat parlementaire sur la future loi électorale devrait permettre de montrer afin de renouer avec une conception plus rationnelle et plus moderne de la fonction de député.

 

[1] « 17. Considérant, en premier lieu, que la complexité que revêt ce mode de scrutin, s’agissant en particulier de la répartition des sièges entre sections départementales, trouve son origine dans la conciliation que le législateur a voulu opérer entre la représentation proportionnelle dans le cadre d’un vote régional, la constitution d’une majorité politique au sein du conseil régional et la restauration d’un lien entre conseillers régionaux et départements ; que cette complexité répond à des objectifs que le législateur a pu regarder comme d’intérêt général ».

[2] « 42. Considérant que la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ; qu’il ne lui revient donc pas de rechercher si l’objectif que s’est assigné le législateur aurait pu être atteint par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi ; qu’en l’espèce, le législateur a entendu concilier, d’une part, la recherche d’une plus grande proximité entre les électeurs et leurs élus et, d’autre part, la représentation des divers courants d’idées et d’opinions ; que la conciliation ainsi opérée n’est pas entachée d’erreur manifeste ; que le grief doit être par suite écarté ».

[3] Selon les termes de l’exposé des motifs de l’avant-projet de loi organique « Pour une démocratie plus représentative, p. 1.