Claude Guéant ou la chute d’un modèle républicain Par Eric Peuchot
Par deux arrêtés du 17 mai 2019 publiés au Journal officiel de la République française du 28 mai 2019, le Grand Chancelier de la Légion d’honneur a constaté l’exclusion de droit de Claude Guéant, ancien ministre et ancien secrétaire général de la Présidence de la République, de la Légion d’honneur et de l’ordre national du Mérite.
In two orders adopted on May 17, 2019 and published in the Official Journal of the French Republic on May 28, 2019, the Great Chancellor of the Legion of Honour acknowledged the exclusion of Claude Guéant, former Minister and General Secretary of the French Presidency, from the Legion of Honour as well as the National Order of Merit.
Par Eric Peuchot, Maître de conférences en droit public à l’Université de Paris
Chevalier de la Légion d’honneur du 10 mars 1992 en qualité de préfet des Hautes-Alpes et commandeur de l’Ordre national du mérite en date du 9 mai 2001 en qualité de préfet de la région Bretagne, préfet de la zone de défense ouest, préfet d’Ille et Vilaine, Claude Guéant est privé définitivement de l’exercice de tous les droits attachés à la Légion d’honneur et se voit retirer le droit de porter les insignes de toute décoration française ou étrangère ressortissant à la grande chancellerie de la Légion d’honneur.
Par ces arrêtés publiés au JO, la grande chancellerie rappelle qu’en droit français le signe d’honneur est incompatible avec une flétrissure. Celle qui frappe Claude Guéant témoigne de la chute d’un grand commis de l’Etat (I), la chancellerie n’agissant qu’en exécutant d’une décision du pouvoir judiciaire en application de la légalité républicaine (II).
I. Claude Guéant, un haut fonctionnaire déchu
Claude Guéant, né à Arras dans un milieu modeste, a longtemps incarné le modèle méritocratique républicain. Sorti 17ème de l’ENA, il intègre la préfectorale alternant postes sur le terrain, dans les départements et régions ou à la direction de la police nationale, et en cabinet ministériel, comme conseiller auprès de Christian Bonnet, puis comme directeur-adjoint du cabinet de Charles Pasqua, et enfin en tant que directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur puis ministre de l’Economie et des finances.
Directeur de campagne de Nicolas Sarkozy, il devient à l’élection de ce dernier en 2007 secrétaire général de la présidence de la République. Ce poste lui servira de tremplin d’une carrière ministérielle qu’il embrassera en 2011 lorsqu’il est nommé à la faveur d’un remaniement ministériel, ministre de l’Intérieur, de l’Outre-Mer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration, quatrième ministre dans l’ordre protocolaire. Candidat à la députation dans les Hauts de Seine en 2012, après l’élection de François Hollande à la Présidence de la République, il est battu au second tour et devient avocat au barreau de Paris au tableau duquel il n’est plus inscrit depuis 2017.
Claude Guéant, secrétaire général de la présidence de la République de mai 2007 à février 2011, a incarné plus que tout autre la présidentialisation du régime, voire l’hyper-présidentialisation du régime, sous Nicolas Sarkozy. On sait que dès les débuts de la Vème République, le secrétaire général de l’Elysée, premier collaborateur du Président de la République, est vite devenu un rouage essentiel de la machine politique et administrative du régime.
Il n’en était pas de même sous les Républiques précédentes, à une époque où la doctrine pouvait évoquer de manière accessoire la Maison civile et militaire du Président de la République, qui sous ce nom rappelait la Maison du roi, qui, avant la Révolution, comprenait toutefois les services qui ont constitué depuis le ministère de l’Intérieur. Sous la IIIème et la IVème Républiques, les services de la présidence présentaient peu d’ampleur, à la mesure du rôle peu développé du Président de la République[1] investi d’une sorte de magistrature morale mais dépouillé, dès le commencement de la IIIème République, du rôle de chef de l’exécutif que la lettre des textes lui conférait pourtant en 1875. Lorsqu’il évoque le secrétariat général de l’Elysée, et même pas le secrétaire général en lui-même, Georges Vedel ne le fait qu’en deux mots en mentionnant simplement, dans un paragraphe intitulé « les avantages matériels » du Président de la République, le personnel de la Présidence au même titre que le parc automobile[2].
Mais, depuis 1958, le secrétaire général est le bras droit de l’incontestable premier personnage de la République. En liaison avec le secrétaire général du gouvernement il participe activement à la préparation du Conseil des ministres, jusqu’à la finalisation de l’ordre du jour entre le Président et le Premier ministre le lundi soir. Il assiste aux délibérations du Conseil du mercredi matin et est la cheville ouvrière des conseils restreints. Il assure au quotidien l’interface entre le président et les membres du gouvernement. En prise directe avec la haute administration, il est aussi le point de passage souvent obligé avant d’accéder au Président pour toutes les personnalités ayant à traiter des affaires de l’Etat. Les auteurs ont souligné combien avec Nicolas Sarkozy et l’accentuation de la présidentialisation du régime, le Premier ministre étant comparé par le Président de la République lui-même à un simple collaborateur, le rôle joué par le Secrétaire général de l’Elysée « a constitué un palier de plus dans l’affirmation du pouvoir d’influence des collaborateurs directs du président »[3]. Les conseillers du Président, réunis fréquemment autour de lui ou du secrétaire général, ont acquis une importance telle qu’ils ont pu faire figure de gouvernement officieux. Le rôle de Claude Guéant lui a valu les surnoms de « cardinal », « premier ministre bis », voire de « vice-président », deux journalistes le décrivant comme « l’homme le plus puissant de France ».
C’est cet homme, grand commis de l’Etat puis ministre, signalé à ses concitoyens comme modèle par la reconnaissance de sa vertu publique à travers l’attribution de la Légion d’honneur comme du Mérite national, qui s’est exposé à subir l’humiliation d’une déchéance et à faire une chute d’autant plus lourde qu’il tombe de haut, pour paraphraser Léon Aucoc[4].
Cité dans de nombreux dossiers (par exemple, financement par la Lybie de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy, affaires des sondages de l’Elysée, affaire des tableaux flamands, affaire Bernard Tapie-Crédit lyonnais), Claude Guéant a été condamné à de la prison ferme pour avoir reçu des sommes d’argent en liquide à titre de primes de cabinet lorsqu’il dirigeait le cabinet de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac.
Une enquête préliminaire ouverte le 14 juin 2013 par le Parquet de Paris pour « détournements de fonds publics et recel » conduira à la condamnation de Claude Guéant le 13 novembre 2015 par le tribunal correctionnel de Paris pour « complicité de détournement de fonds publics et recel » à deux ans de prison avec sursis, 75 000 euros d’amende et cinq ans d’interdiction d’exercer toute fonction publique. Dans les motifs du jugement, le tribunal précise que Claude Guéant a, « dans une volonté assumée d’enrichissement de lui-même et de ses plus proches collaborateurs, volontairement transgressé les lois de la République et détourné des fonds publics, évalués à 210 000 euros. Ces faits commis au sommet de la hiérarchie du cabinet ministériel, par un éminent représentant du pouvoir exécutif dont les fonctions exigent une probité irréprochable, portent une atteinte d’une extrême gravité à l’ordre public dont le ministère de l’intérieur a précisément pour mission de faire assurer le respect. Ils constituent en outre une atteinte aux valeurs de la démocratie républicaine et à la transparence de la vie publique, participant de la défiance que les citoyens peuvent nourrir à l’égard de la politique, des institutions et de ceux qui les gouvernent. »
Claude Guéant ayant fait appel de ce jugement, la Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 23 janvier 2017, aggrave les peines en le condamnant à deux ans de prison dont un ferme, assortis d’une amende de 75 000 euros, ainsi que de l’interdiction d’exercer toute fonction publique pendant cinq ans. Claude Guéant s’étant pourvu en cassation, la Cour de cassation confirme le 16 janvier 2019 la peine prononcée par la Cour d’appel de Paris en 2017. En définitive, Claude Guéant est condamné à : un an de prison ferme et un an avec sursis avec mise à l’épreuve ; une interdiction d’exercer toute fonction publique pendant cinq ans ; une amende de 75 000 euros et à rembourser 105 000 euros (dommages et intérêts).
C’est en application des dispositions du Code de la Légion d’honneur que le Grand Chancelier a pris acte des conséquences de la décision judiciaire quant à la situation de Claude Guéant dans l’Ordre de la Légion d’honneur et quant à son droit au port des décorations qui étaient venues récompenser ses vertus civiques en tant que préfet de la République.
II. Le Grand Chancelier, simple greffier du pouvoir judiciaire
Parce que ceux qui reçoivent la Légion d’honneur peuvent commettre des fautes graves et déshonorantes, il convient que la décoration qu’ils portent et l’ordre auquel ils appartiennent ne soient pas compromis par leurs actes coupables[5].
Des peines disciplinaires viennent dès lors sanctionner le légionnaire déshonoré. Le code de la Légion d’honneur prévoit à l’article R 89 trois sortes de peine:
1° La censure ;
2° La suspension totale ou partielle de l’exercice des droits et prérogatives ainsi que du droit au traitement attachés à la qualité de membre de l’ordre de la Légion d’honneur ;
3° L’exclusion de l’ordre.
Certaines de ces peines disciplinaires sont obligatoires en ce qu’elles sont la conséquence directe d’une peine pénale tandis que d’autres, que l’on pourrait appeler les peines proprement disciplinaires, sont facultatives, en ce qu’elles résultent d’une vraie délibération ordinale, en opportunité, qu’il s’agisse pour l’ordre de sanctionner tout légionnaire ayant fait l’objet d’une condamnation à une peine correctionnelle inférieure à un an de prison ou avec sursis, d’avoir été déclaré en état de faillite personnelle ou d’avoir tout simplement commis un acte contraire à l’honneur.
Lorsque la peine est une peine proprement disciplinaire et non l’exécution des conséquences de droit d’une décision de justice, l’article R106 du code prévoit que l’exclusion et la suspension sont prononcées par décret du Président de la République, Grand Maître de l’Ordre, tandis que la censure est prononcée par arrêté du Grand Chancelier.
Dans l’affaire qui nous intéresse, l’exclusion de Claude Guéant de la Légion d’honneur découle des dispositions du code de la Légion d’honneur et de la médaille militaire qui prévoit à l’article 91 (2°) que sont exclues de l’ordre les personnes condamnées notamment « à une peine d’emprisonnement sans sursis égale ou supérieure à un an ». C’est donc la prononciation de la peine par le juge qui a emporté l’exclusion de l’Ordre de Claude Guéant. L’arrêté du 17 mai 2019 publié au JO du 28 mai 2019 ne traduit que l’obligation pour la grande chancellerie de tirer, au point de vue de l’honneur, les conséquences de l’arrêt de la Cour de cassation du 16 janvier 2019. La grande chancellerie n’est intervenue que pour enregistrer, comme le ferait un greffier ou un notaire, la décision judiciaire, par une simple mesure d’exécution.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en application des dispositions de l’article 98 du code de la Légion d’honneur, le ministre de la justice a transmis au Grand Chancelier copie de l’arrêt de la Cour de cassation rejetant le pourvoi de Claude Guéant contre l’arrêt de la Cour d’appel du 23 janvier 2017. Dès qu’il en a été saisi, le Grand Chancelier, selon les formalités en vigueur, a informé Claude Guéant de la procédure et des conséquences à son encontre de la décision de justice le condamnant à une peine d’un an ferme de prison. Puis, le Grand Chancelier a réuni le Conseil de l’Ordre pour recueillir son avis en application des dispositions de l’article R107 du code. Cet avis est un simple avis de conformité, très différent de celui de l’article R 103. Par cet avis, le Conseil constate que sont bien réunies les conditions pour la condamnation de droit : la condamnation doit être définitive, l’intéressé en a été averti et a pu le cas échéant s’expliquer. C’est un avis de conformité pour l’exercice d’une compétence liée. Le Grand Chancelier a ensuite signé l’arrêté du 17 mai 2019, qui a été publié au JO du 28 mai 2019. En application de l’article R 107, le Grand Chancelier a encore fait inscrire sur les matricules de la Légion d’honneur la mention d’exclusion en précisant que Claude Guéant ainsi frappé est privé de l’exercice de tous les droits et prérogatives attachés à la décoration ainsi que du droit au traitement afférent.
Une preuve supplémentaire de ce que l’arrêté du Grand Chancelier n’est qu’une mesure d’exécution d’une décision pénale tient à la notification de l’exclusion de l’Ordre à Claude Guéant faite, comme il se doit, par l’intermédiaire du Parquet général compétent. Cela démontre à nouveau l’existence d’une pure compétence liée du Grand Chancelier, qui n’a aucun avis à formuler, qui n’a pas à étudier au fond le dossier, qui ne peut se prononcer en opportunité. Claude Guéant ayant été condamné à un an de prison ferme doit être exclu de la Légion d’honneur. C’est la règle.
L’arrêté du Grand Chancelier constate cette exclusion de droit du fait de la condamnation de Claude Guéant à une peine égale ou supérieure à un an de prison, cette exclusion étant rétroactive à compter de la date de l’arrêt de la Cour de cassation du 16 janvier 2019 qui a emporté exclusion de l’ordre[6].
Si Claude Guéant ne peut plus arborer aucune décoration française, on notera qu’aux termes de l’article R 110 du code, l’exclusion de l’ordre de la Légion d’honneur si elle entraîne donc d’abord « le retrait définitif du droit de porter les insignes de toute décoration française » emporte aussi le retrait définitif du droit de porter les insignes de toute décoration « étrangère ressortissant à la grande chancellerie de la Légion d’honneur ». Claude Guéant, élevé à la dignité de grand officier de l’Ordre national de la République du Congo en janvier 2012, ne peut donc porter cette décoration en France. En effet, le port des décorations étrangères n’est possible en France qu’à la condition d’avoir été expressément autorisé par la grande chancellerie, qui enregistre le brevet par lequel un citoyen français a été nommé membre d’un ordre étranger et lui confère une sorte d’exequatur, en envoyant au titulaire un diplôme qui consacre son appartenance à l’ordre étranger, en même temps qu’elle lui en autorise le port[7]. Au sens de l’article R 110 du code de la Légion d’honneur, c’est encore la plaque de grand officier de l’Ordre national de la République du Congo que ne peut plus porter, et de manière définitive, Claude Guéant, s’agissant bien « d’une décoration étrangère ressortissant à la grande chancellerie de la Légion d’honneur » (article 110).
Cette complémentarité de droit entre la peine pénale d’un an de prison ferme et l’exclusion définitive de l’Ordre et l’interdiction du droit de porter la décoration montre cette incompatibilité radicale entre la flétrissure et le signe d’honneur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, pendant longtemps, ne pouvait être prononcée une condamnation à l’encontre d’un décoré de la Légion d’honneur sans qu’il eût été, au préalable, révoqué de l’Ordre. L’article 111 du code, abrogé le 29 mai 2010, prévoyait : « Les procureurs généraux et procureurs de la République, les commissaires du Gouvernement près les tribunaux des forces armées ne peuvent faire exécuter aucune peine infamante contre un membre de la Légion d’honneur avant qu’il n’ait été dégradé. Pour cette dégradation, le président de la cour, sur le réquisitoire du parquet, ou le président du tribunal des forces armées, sur le réquisitoire du commissaire du Gouvernement, prononce, immédiatement après la lecture du jugement, la formule suivante : « Vous avez manqué à l’honneur ; je déclare au nom de la Légion d’honneur que vous avez cessé d’en être membre » ».
Claude Guéant n’est pas le seul grand commis de l’Etat ou grande personnalité du monde politique ou économique à avoir adopté en toute connaissance de cause un comportement entièrement étranger aux mérites éminents qui lui avaient valu d’accéder à la Légion d’honneur. On peut citer un préfet de Corse condamné à trois ans de prison dont un ferme, privé de sa Légion d’honneur et de son Mérite (janvier 2005), un directeur d’une entreprise pétrolière condamné à cinq ans de prison en 2003 pour des faits de corruption, un ancien président de CCI condamné à cinq ans de prison dont deux ferme pour avoir fauché des pompiers sur l’autoroute du sud, ou un préfet condamné à trois ans et demi de prison dans deux affaires de commissions occultes.
Pour ces personnes, ce retrait définitif de l’Ordre est une sanction psychologiquement et moralement très lourde. On le voit avec le cas de cet ancien préfet, un temps membre de gouvernements, qui s’étant vu retirer sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur, sera de surcroît condamné, après sa sortie de prison pour raison de santé, pour port illégal de décoration, et qui, méconnaissant l’opprobre qui le frappait, se fera inhumer, selon ses dernières volontés, portant sa décoration.
Ainsi, Claude Guéant, un temps le haut fonctionnaire le plus puissant de France, symbole éclatant et modèle de la méritocratie républicaine, peut méditer cette citation sans doute apprise en classe au lycée d’Arras: « arx Tarpeia Capitoli proxima ».
[1] Voir Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, 1929, (2eéd.) p 396 et s.),
[2] G Vedel, Droit constitutionnel, Sirey 1949, p.433.
[3] Olivier Gohin, Jean-Gabriel Sorbara, Institutions administratives, LGDJ, 7èmeédition, p.135
[4] in La discipline de la Légion d’honneur et le contrôle des nominations,Editions Picard, 1890
[5] « La discipline de la Légion d’honneur ou quand l’honneur vient à se perdre », in La transmission familiale de l’ esprit de service, Tallandier, 2015, pp. 129-155.
[6] Pour la procédure, voir la communication du chef du cabinet du grand chancelier prononcé devant l’Académie des sciences morales et politiques en 2002 à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la création de l’Ordre de la Légion d’honneur, communication rapportée in La transmission familiale de l’esprit de service, Tallandier, 2015, pp.141-142.
[7] André Damien, Le grand livre des Ordres de chevalerie, Solar, 1991, p.156.
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