COMMENT SORTIR DU NEO-AUTORITARISME? SUR LA RE-CONSTITUTION EN POLOGNE

Par Przemyslaw Tacik 

<b> COMMENT SORTIR DU NEO-AUTORITARISME? SUR LA        RE-CONSTITUTION EN POLOGNE </b> </br> </br> Par Przemyslaw Tacik 

Depuis 2015, la majorité d’extrême-droite a profondément transformé l’ordre juridique polonais. L’introduction d’une série de lois anticonstitutionnelles a conduit à une véritable rupture institutionnelle, opposant les nouvelles autorités à celles qui défendent ce qui reste de l’État de droit. L’ordre juridique polonais a été effectivement bifurqué. Dans le contexte de l’élection parlementaire prévue en octobre 2019, la question d’un éventuel « retour à la normale » se pose inévitablement. C’est en ce sens que le billet examine les conditions de possibilité d’une re-constitution qui permettrait de rétablir la légalité républicaine.

 

Since 2015 the right-wing majority has profoundly transformed the Polish legal system. A number of laws incompliant with the Polish constitution were adopted, which lead to an institutional rift: the institutions controlled by the populists opposed those which defended the rule of law. As a result, the Polish legal system was effectively bifurcated. In the context of parliamentary election scheduled for October 2019 the question of ‘returning to normalcy’ becomes urgent. The text examines the conditions of possibility of a ‘re-constitution’ which would allow to restore liberal legality.

 

Par Przemyslaw Tacik (Dr. phil., Dr. iur.), Maître de conférences à l’Université Jagellonne de Cracovie

 

Lors du scrutin parlementaire d’octobre 2019 la Pologne sera confrontée à un choix fondamental : s’enfoncer dans un régime quasi-autoritaire, avec toutes les conséquences néfastes pour le système juridique, ou essayer de rétablir la démocratie libérale au sens propre du terme. Au-delà de cette alternative, apparemment simple, se pose une question  cruciale : La dégradation de l’Etat de droit intervenue depuis 2015 peut-elle être encore inversée ?

 

L’un des principaux ouvrages de Bronislaw Baczko, historien polono-suisse de grande renommée, porte un titre suggestif – Comment sortir de la Terreur ?– et son contenu est susceptible d’éclairer la situation actuelle de la Pologne. En apparence, le livre est consacré à Thermidor 1794. Thermidor n’est pourtant ici que prétexte à la réflexion abyssale qui s’ouvre devant chaque révolution, qu’elle soit ouvertement qualifiée comme telle ou dissimulée sous des noms moins évocateurs. Quel est le futur des mesures révolutionnaires et comment passer à la normalisation ? Comment mettre fin à la spirale de radicalisation ?

 

Le plus grand défi pour chaque révolution consiste à traduire l’idée révolutionnaire, avec son impetus à la fois destructif et créateur, en réalité quotidienne. Dès qu’elles perdent leur ancrage dans l’enthousiasme qui accompagne le changement, les mesures extraordinaires doivent se transformer en mesures ordinaires, même si c’est au prix d’un pas en arrière. Dans ce contexte, Thermidor pose des questions fondamentales. Premièrement, pour ceux qui mènent une révolution : comment produire sa propre normalité ? Deuxièmement pour les gouvernés : comment réagir (ou participer) à la normalisation ?

 

Le problème posé par Thermidor concerne aussi les révolutions avortées menées par l’extrême-droite, comme celles survenues dans quelques pays d’Europe : la Hongrie de Fidesz et la Pologne gouvernée par le parti politique Droit et Justice. Indépendamment de toutes les différences que l’on peut trouver entre ces deux pays, ces derniers se sont métamorphosées en États que l’on peut qualifier de néo-autoritaires, même si ce qualificatif peut être débattu.

 

Tandis que le premier ministre de la Hongrie brandit orgueilleusement la nouvelle étiquette de la démocratie non-libérale, Droit et Justice en Pologne se contente de mettre en exergue une formule vague de « bon changement ». Les deux pays sont toutefois confrontés à des questions – fondamentales- communes : Est-ce que la transformation est passée de l’étape extraordinaire à la normale ? Est-ce que le démontage de l’État de droit et son remplacement par un régime hybride – un mélange des éléments libéro-démocratiques (garanties formelles des droits de l’homme, division du pouvoir, participation à l’UE ou au Conseil d’Europe) et autoritaires (idéologies nationalistes, subordination des tribunaux au pouvoir exécutif, persécution des opposants) – ont revêtu leur forme finale ? Enfin, le moment est-il venu de retirer les mesures les plus controversées et de produire un semblant de normalité ? Ces questions doivent être abordées également par l’opposition libérale et les défenseurs de l’État de droit, afin d’explorer les possibilités d’un retour à la règle de droit. Comment sortir du néo-autoritarisme ? Le défi, à la fois théorique et pratique, se pose aussi bien aux dirigeants qu’à l’opposition.   

 

Aliées dans le cadre de la nouvelle internationale populiste, la Hongrie et la Pologne diffèrent pourtant substantiellement du point de vue des méthodes adoptées pour démanteler l’État de droit, ainsi que de l’attitude des dirigeants vis-à-vis des mesures révolutionnaires les plus controversées et de leur éventuel retrait.

 

Ayant obtenu la majorité constitutionnelle, le Fidesz hongrois a pu choisir une voie plus ou moins légale. La Loi Fondamentale de 2011 et les innombrables amendements qui l’ont suivie demeurent contestables en raison de leur contenu et des standards législatifs qui ont accompagné leur introduction (l’affaire Baka jugée par la CEDH peut en témoigner[1]). Toutefois, d’un point de vue strictement positiviste, les changements survenus en Hongrie sont conformes à la Constitution.

 

La Pologne, au contraire, a subi une révolution populiste sans que la Constitution libérale de 1997 soit amendée. Ne disposant pas d’une majorité constitutionnelle, le parti Droit et Justice a fait voter une série de lois ordinaires, manifestement contraires à la Constitution. Cette stratégie a été rendue possible par l’assujettissement de la Cour constitutionnelle en 2016, désormais dominée par les adhérents avoués du parti au pouvoir, qui a renoncé à censurer les lois votées par la majorité gouvernementale.

 

L’assujettissement de la Cour constitutionnelle en Pologne n’a fait que reproduire le schéma tout-à-fait schmittien qui avait été utilisé pour assurer la domination de Droit et Justice au sein de plusieurs institutions de l’État. Si la majorité gouvernementale prend le contrôle d’une institution, par le biais des nominations souvent illégales, elle peut la forcer à refuser de reconnaître les normes valides de la Constitution et à appliquer des normes d’un rang inférieur. En même temps, les gouvernants créent l’illusion d’un problème juridique justifiant le démantèlement aux yeux de l’opinion publique. Ainsi, une chaîne d’institutions « alternatives », qui reconnaissent mutuellement leur légitimité, émerge au sein de l’État. Dès qu’un nombre suffisant d’institutions centrales sont dominées, toute loi contraire à la Consitution peut être reconnue et appliquée. L’ordre juridique subit une bifurcation : la Constitution, toujours valide d’un point de vue formel, devient en partie effectivement suspendue par les lois ordinaires. Chaque institution de l’État, que ce soit une cour ou un organe administratif, se trouve confrontée à un dilemme : faire primer la Constitution ou les lois ordinaires qui la violent ? Au sein d’un État de droit, la réponse est évidente. Mais quand l’ordre juridique est brisé en deux, la réponse dépend de la situation politique de l’organe ou de la personne appelée à répondre.

 

Pendant que Droit et Justice appliquait sa méthode – tantôt en reculant, en réaction aux manifestations, tantôt en avançant sans répit – les juristes libéraux pouvaient se consoler en constatant l’évidence : les actes contraires à la Constitution demeurent illégaux, même si la conjoncture politique ne permet pas de les éliminer de l’ordre juridique. Il suffirait donc de renverser la majorité parlementaire pour écarter les mesures non-constitutionnelles et se débarrasser des personnes nommées illégalement au sein des tribunaux. Les libéraux n’auraient donc qu’à attendre les prochaines élections.

 

Mais, pour qu’un tel schéma fonctionne, encore faut-il qu’il soit mis un terme aux violations dans un bref délai. Au-delà, les illégalités non seulement se prolongent, elles s’étendent. Les « juges » illégitimes rendent toute une série de décisions ; celles-ci sont reconnues par d’autres institutions et modifient les relations juridiques entre les individus. Les lois contraires à la Constitution sont appliquées et produisent leurs effets. Les violations se normalisent et même les institutions indépendantes doivent s’y adapter, souvent en reconnaissant (au moins de facto) les actes illégaux.

 

Qui plus est, les résultats des élections européennes tenues en mai 2019 ne sont pas de bon augure pour le scrutin parlementaire prévu en octobre 2019 : les populistes d’extrême-droite se dirigent vers une victoire qui pourrait menacer le retour de l’État de droit dans un avenir prévisible. Dans ce contexte, il devient particulièrement difficile de répondre à la question centrale : comment sortir du néo-autoritarisme ? Ce qui s’est produit en Pologne depuis 2015, c’est une irruption violente du politique dans le droit. La politisation des institutions atteint un degré tel qu’elle dépasse les limites du constitutionnalisme qu’elle avait marginalisé entre-temps. En d’autres termes, la Constitution a cessé de garantir un cadre légal et symbolique de la lutte politique, en devenant elle-même un acte effectivement contesté. La validité formelle ne suffit pas ; si la Constitution ne peut pas être appliquée en pratique, à cause d’institutions qui refusent de la reconnaître et appliquent des lois qui la violent, elle s’enlise dans la zone grise du conflit politique. De ce point de vue, les populistes polonais ont créé une situation sans précédent. L’on pourrait penser que les régimes autoritaires violent, peut-être, les règles de la démocratie, mais préservent l’appareil juridique de l’État qui leur permet de réaliser leurs objectifs. La Pologne gouvernée par Droit et Justice fournit un exemple contraire : le système juridique est maintenant biaisé, l’action des institutions ne pouvant être prévue qu’en rapport avec les sympathies politiques de leurs représentants. Autrement dit, les opinions politiques déterminent l’application des normes juridiques.

 

Ainsi, d’un point de vue légal, l’État polonais s’est effectivement cassé en deux. Le constitutionnalisme, imaginé par la doctrine libérale comme cadre suprême du système juridique et comme fondement du corps politique, a cessé de jouer son rôle. Le droit polonais n’est plus lié par la Constitution : un hiatus béant s’ouvre en son centre. La situation est bien plus grave que dans le cas d’une simple contestation politique d’une Constitution en vigueur : dans la Pologne populiste, l’utilisation même du terme « Constitution » est maintenant considérée, dans bien des cas, comme un acte politique[2]

 

Dans ce contexte, la sortie du néo-autoritarisme paraît urgente, tant pour la majorité gouvernementale que pour l’opposition. Chaque année d’existence de ce régime hybride et absurde produit des conséquences désastreuses : bientôt, il n’y aura plus d’actes d’application de la loi qui ne pourront être contestés par l’une des parties au conflit politique. L’opposition libérale a été entraînée dans ce jeu de contestation. Si elle revient au pouvoir, elle devra refuser de reconnaître plusieurs actes du gouvernement populiste. Sans Cour constitutionnelle digne de son nom, ne reste que le refus d’appliquer les nouvelles lois anticonstitutionnelles qui ont échappé à la censure. Même si la Constitution est toujours en vigueur – ce qui pourrait servir d’argument -, l’inertie du système juridique, alourdie par la multiplication des actes illégaux, complique l’hypothèse d’un retour à la normale. L’opposition sera obligée d’abroger les actes d’abrogation, ce qui – comme postulé autrefois par Hegel – ne rétablit jamais le status quo ante. Les populistes ont réussi à produire une symétrie entre la position constitutionnelle et l’anarchie anticonstitutionnelle.

 

La solution évidente, sous forme d’une table ronde réunissant les forces politiques qui négocieraient une nouvelle Constitution – en rompant avec le passé, trop empêtré dans les paradoxes juridiques non résolus – est peu probable dans la conjoncture politique actuelle.

 

Sans accord entre les populistes et l’opposition – qui serait plus difficile pour celle-ci, parce qu’elle devrait accepter les mesures illégitimes – le poids du fait accompli constituera le principe organisateur du système juridique polonais. L’érosion de la sécurité juridique continuera à se répandre, au détriment des libertés civiques.

 

La Pologne a un besoin urgent d’une re-constitution : pas nécessairement au sens d’une nouvelle loi fondamentale, mais sous forme d’un acte qui restituerait le centre symbolique et légal du corps politique. La réponse à la question « comment sortir du néo-autoritarisme ? » est d’un enjeu crucial, non seulement pour la politique polonaise, mais pour l’existence du droit en Pologne.

 

 

L’auteur tient à remercier le Dr. Wojciech Zagorski (Maître de conférences à l’Université d’Orléans) pour ses précieuses suggestions lors de la rédaction de cet article.

[1] Arrêt de CourEDH Baka c. Hongrie, no20261/12, 23 juin 2016

[2] Pour donner un exemple révélateur : Igor Tuleya, juge du tribunal régional de Varsovie, a fait objet d’une procédure disciplinaire pour avoir donné une conférence sur les libertés constitutionnelles et la tripartition du pouvoir. Voir (en anglais) le rapport Disciplinary Proceedings Against Judges and Prosecutors par la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme (http://www.hfhr.pl/wp-content/uploads/2019/02/HFHR_Disciplinary-proceedings-against-judges-and-prosecutors.pdf).