Première annulation d’un référendum fédéral en Suisse Par Vincent Martenet
Pour la première fois, le Tribunal fédéral suisse a annulé un référendum fédéral. Les citoyennes et les citoyens avaient été informés de manière incomplète, non transparente et, en définitive, erronée par le gouvernement fédéral avant la votation sur l’initiative populaire « Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage ». La liberté de vote avait ainsi été violée.
For the first time ever, the Swiss Federal Tribunal has invalidated a federal referendum. Citizens had been informed in an incomplete, non-transparent and, ultimately, erroneous way by the Swiss government before the vote on the popular initiative “For the couple and the family – No to the penalization of marriage”. The freedom of vote had thus been violated.
Par Vincent Martenet, professeur de droit public à l’Université de Lausanne
Trois à quatre fois par année en principe, les citoyennes et les citoyens suisses se prononcent sur des révisions de la Constitution fédérale, des lois fédérales ou des traités internationaux importants[1]. Toutes les révisions constitutionnelles sont soumises au « vote du peuple et des cantons »[2] et ne sont acceptées que si la majorité des votants et celle des cantons les approuvent[3]. L’adhésion à des organisations de sécurité collective – l’Organisation des Nations Unies en 2002 – ou à des communautés supranationales – l’Union européenne un jour peut-être – est soumise aux mêmes exigences[4]. Un référendum sur une loi fédérale ou un traité international important n’est organisé que si 50 000 citoyennes et citoyens ayant le droit de vote ou huit cantons le demandent dans un délai de 100 jours à compter de la publication de l’acte[5].
Les révisions constitutionnelles ont pour origine soit un projet des autorités, soit une initiative populaire. La Constitution fédérale suisse garantit le droit d’initiative populaire en matière constitutionnelle depuis 1891[6]. L’initiative populaire prend la forme d’un projet « rédigé de toutes pièces ». Elle vient dès lors s’insérer dans la Constitution fédérale si elle est valable et approuvée par une double majorité du peuple et des cantons. Cela peut conduire à encombrer le texte de règles de moindre importance. Un article constitutionnel est, par exemple, consacré aux « chemins et sentiers pédestres » ainsi qu’aux « voies cyclables »[7] ! L’initiative « conçue en termes généraux » existe aussi, mais n’est guère utilisée en pratique, car elle donne un plus grand contrôle au Parlement ; les initiants – sept citoyennes ou citoyens au minimum – préfèrent rédiger eux-mêmes le texte constitutionnel. Une initiative populaire n’aboutit que si elle recueille 100 000 signatures dans un délai de 18 mois. Cela équivaut à moins de 2% du corps électoral suisse, lequel correspond environ au huitième du corps électoral français. Cette limite est souvent considérée comme trop basse, mais toute tentative de révision de la Constitution fédérale sur ce point est vouée à l’échec. La limitation des droits populaires est en effet un combat que peu de personnes souhaitent mener. Une initiative n’est soumise au vote du peuple et des cantons que si elle respecte plusieurs conditions de validité au respect desquelles veille le Parlement fédéral. Les deux principales se rapportent à l’unité de la matière – l’initiative ne doit pas réunir des éléments disparates – et au respect des règles impératives du droit international (interdiction de la torture par exemple). Cette dernière limite ne permet pas d’invalider toutes les initiatives contraires au droit international, notamment des droits de l’homme.
En outre, le Parlement fédéral émet en principe une recommandation sur les initiatives populaires soumises au vote du peuple et des cantons. Son rôle ne s’arrête cependant pas là, puisqu’il est habilité à opposer un contre-projet direct ou indirect à une initiative, qui porte alors sur le même sujet mais est plus mesuré. Dans la première hypothèse, il rédige un texte constitutionnel également soumis au vote du peuple et des cantons, permettant alors aux votants d’émettre un choix ainsi qu’une préférence. Dans la seconde, il procède à une réforme législative et se fonde sur celle-ci pour recommander le rejet de l’initiative. Tant que la date du vote n’a pas été arrêtée, le comité d’initiative est autorisé à retirer celle-ci, notamment parce qu’il est peu ou prou satisfait du contre-projet élaboré par le Parlement. Si seules vingt-deux initiatives populaires ont été acceptées par le peuple et les cantons dans l’histoire constitutionnelle suisse[8], cent ont été retirées avant le scrutin populaire, pour la plupart en raison de l’adoption d’un acte législatif. D’aucuns y verront la démonstration qu’une « bonne » initiative populaire ou citoyenne n’est pas suivie d’un référendum.
En vue d’un scrutin, le Conseil fédéral – le gouvernement fédéral – prépare une brochure explicative, puis l’adresse à la population[9]. Dans toutes les informations destinées aux citoyennes et aux citoyens, il est tenu de respecter « les principes de l’exhaustivité, de l’objectivité, de la transparence et de la proportionnalité »[10]. À ces principes s’ajoute celui de l’exactitude, compte tenu de la jurisprudence[11]. Si la brochure adressée à la population avant un scrutin ne peut pas être attaquée devant le Tribunal fédéral[12], l’état d’information de la population avant une votation peut fonder un recours[13]. Par ailleurs, le Tribunal fédéral admet d’entrer en matière sur un recours déposé plusieurs mois, voire années après la votation lorsque des irrégularités demeurées inconnues sont découvertes longtemps après celle-ci[14]. Une votation n’est annulée que si la violation des principes applicables est grave et a pu avoir une influence sur le résultat du vote[15]. L’autorité saisie d’un recours devra prendre en considération l’ampleur de l’écart des voix, la gravité des irrégularités constatées[16] et l’impact qu’elles ont pu avoir sur la formation de la volonté des électeurs et donc sur le résultat final du vote[17]. Elle tiendra aussi compte des autres sources d’information dont disposaient les électeurs[18]. Enfin, le principe de sécurité du droit joue également un rôle non négligeable dans l’analyse, l’annulation rétroactive d’un scrutin pouvant entraîner la remise en cause d’un nombre important de décisions rendues ou prises sur le fondement du texte accepté en votation populaire[19].
En vue de la votation fédérale du 28 février 2016 sur l’initiative populaire « Pour le couple et la famille – non à la pénalisation du mariage », le Conseil fédéral a indiqué publiquement qu’environ 80 000 « couples mariés à deux revenus » continuaient de subir, en matière d’impôt fédéral direct, une charge supplémentaire par rapport à des concubins réalisant les mêmes revenus. L’initiative fut acceptée par une nette majorité des cantons, mais rejetée de justesse par 50,8% des votants. Plus de deux ans plus tard, le Conseil fédéral a corrigé ses estimations initiales et informé la population qu’en réalité, environ 454 000 couples mariés à deux revenus étaient concernés par la pénalisation fiscale du mariage. Des membres du comité d’initiative et d’autres citoyens ont ensuite saisi le Tribunal fédéral en vue d’obtenir l’annulation de la votation du 28 février 2016. Dans deux arrêts datés du 10 avril 2019[20], mais communiqués environ deux mois plus tard, le Tribunal fédéral leur a donné raison.
Se fondant en particulier sur la liberté de vote[21], le Tribunal fédéral a considéré que le Conseil fédéral avait violé tant son devoir d’informer les citoyennes et les citoyens de manière objective que son obligation de transparence, dans la mesure où l’information relative au nombre de couples mariés à deux revenus touchés par la pénalisation du mariage était inexacte et ne mentionnait ni son absence de fiabilité ni son manque d’actualité[22]. Le Tribunal fédéral a qualifié de graves les irrégularités constatées, lesquelles étaient susceptibles d’avoir exercé une influence sur l’issue de la votation, compte tenu du résultat serré[23]. Enfin, la sécurité du droit ne s’opposait pas à l’annulation du scrutin[24].
Le Tribunal fédéral a annulé, à juste titre, ce référendum fédéral[25]. Il s’agit d’une première dans l’histoire constitutionnelle suisse, étant précisé que des référendums cantonaux ou communaux avaient déjà été frappés d’une telle sanction auparavant. Le Tribunal fédéral n’a pas ordonné l’organisation d’un nouveau scrutin. Il appartient en effet au Conseil fédéral, puis à l’Assemblée fédérale – le Parlement fédéral – de déterminer les suites à donner à ces arrêts. Certains parlementaires estiment qu’ils ont eux-mêmes été mal informés par le gouvernement fédéral. Il est dès lors possible qu’un contre-projet direct ou indirect soit tout de même élaboré, puis que l’initiative populaire soit retirée. Après avoir obtenu un succès judiciaire retentissant, le comité d’initiative se trouve dans la situation paradoxale de ne pas nécessairement souhaiter une nouvelle votation populaire. En effet, leur initiative définissait aussi le mariage comme « l’union durable et réglementée par la loi d’un homme et d’une femme ». Or un large consensus politique en faveur du mariage pour tous se dessine désormais en Suisse, mais c’est une autre histoire…
[1] Voir le répertoire chronologique établi par la Chancellerie fédérale : https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/va/vab_2_2_4_1.html.
[2] Art. 140 al. 1 let. a de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, du 18 avril 1999 (ci-après « Cst. », https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19995395/201809230000/101.pdf).
[3] Art. 142 al. 3-4 Cst.
[4] Art. 140 al. 1 let. b Cst.
[5] Art. 141 Cst.
[6] Art. 138-139 Cst.
[7] Art. 88 Cst.
[8] Voir la liste tenue par la Chancellerie fédérale : https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis_2_2_5_8.html.
[9] Sur le contenu de cette brochure, voir l’art. 11 al. 2 de la loi fédérale du 17 décembre 1976 sur les droits politiques (ci-après « LDP », https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19760323/201511010000/161.1.pdf) : « Le texte soumis à la votation est accompagné de brèves explications du Conseil fédéral, qui doivent rester objectives et exposer également l’avis d’importantes minorités. Il doit contenir le libellé exact de la question qui figure sur le bulletin de vote. Dans le cas d’une initiative populaire ou d’un référendum, le comité fait part de ses arguments au Conseil fédéral, lequel les reprend dans ses explications. Le Conseil fédéral peut modifier ou refuser de reprendre des commentaires portant atteinte à l’honneur, manifestement contraires à la vérité ou trop longs. Il ne reprend les renvois à des sources électroniques que si leurs auteurs déclarent par écrit que ces sources ne contiennent pas d’indications illicites ni n’aiguillent l’internaute vers des publications électroniques au contenu illicite. ».
[10] Art. 10a al. 2 LDP.
[11] Tribunal fédéral (ci-après « TF »), arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 3.4 (destiné à la publication).
[12] Voir art. 189 al. 4 Cst.
[13] TF, arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 1.5 ; arrêt du Tribunal fédéral (ci-après « ATF ») 138 I 61, c. 7 et 8. En doctrine, voir spécialement J. Krause, Die Rechtsweggarantie (Art. 29a BV) im Bereich der politischen Rechte insbesondere mit Blick auf Probleme bei der Beschwerde in eidgenössischen Stimmrechtssachen, Zurich/Bâle/Genève 2017, pp. 186-189.
[14] TF, arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 4.1 ; ATF 138 I 61, c. 4.3-4.7.
[15] Voir notamment TF, arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 4.1 ; ATF 143 I 78, c. 7.1.
[16] Sur ce critère, voir spécialement arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 3.
[17] ATF 118 IA 259, c. 3.
[18] TF, arrêt du 12.2.2019, 1C 24/2018, c. 7.1 et 7.2.
[19] Voir ATF 138 I 61, c. 8.7.
[20] TF, arrêts du 10.4.2019, 1C 338/2018 et 1C 315/2018.
[21] Art. 34 al. 2 Cst. : « La garantie des droits politiques protège la libre formation de l’opinion des citoyens et des citoyennes et l’expression fidèle et sûre de leur volonté. ».
[22] TF, arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 3.4.
[23] TF, arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 4.3.
[24] TF, arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 4.3.
[25] TF, arrêt du 10.4.2019, 1C 338/2018, c. 5.
Crédit photo: Tribunal fédéral suisse, Marzio Bergomi, Wikimedia Commons, CC 3.0,