La déclaration d’intérêts en a-t-elle un ?

Par Jean-François Kerléo

<b> La déclaration d’intérêts en a-t-elle un ? </b> </br> </br> Par Jean-François Kerléo

Depuis la réforme du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, une grande partie de la classe politique est astreinte au dépôt d’une déclaration de situation patrimoniale et d’intérêts. Tandis que la première permet de lutter contre l’évasion fiscale et l’enrichissement illégal des élus au cours de leur mandat, la seconde a pour objet de prévenir les conflits d’intérêts entre les fonctions politiques et des activités publiques ou privées. Or, si un contrôle rigoureux du patrimoine est réalisé par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), deux récentes « affaires » démontrent qu’il n’en va pas de même pour la déclaration d’intérêts. Son examen est plus superficiel, alors même que l’efficacité de son contrôle conditionne l’application d’autres régimes déontologiques, à l’instar des règles de déport ou l’encadrement du lobbying.

 

Since the reform of October 11, 2013 on the transparency in public life, a large part of the political class has been required to file a declaration of assets and interests. While the former makes it possible to combat tax evasion and the illegal enrichment of elected representatives during their term of office, the latter aims to prevent conflicts of interest between political functions and public or private activities. Although the High Authority for the Transparency in Public Life (HATVP) carries out a rigorous control of assets, two recent « cases » show that the same standards do not apply to the declaration of interests. Its examination is more superficial, even though the effectiveness of its control conditions the application of other ethical regimes, such as recusal rules or the regulation of lobbying. 

 

Par Jean-François Kerléo, Professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille

 

 

L’actualité a mis en évidence les carences du régime actuel de prévention des conflits d’intérêts. Les deux « affaires » récentes ayant démontré quelques insuffisances sont celles ayant concerné Jean-Paul Delevoye[1] et Elisabeth Borne[2]. Leur point commun réside dans les anomalies détectées dans leur déclaration d’intérêts, outil central de prévention des risques déontologiques. Or, le Haut-Commissaire aux retraites a omis de mentionner plus d’une dizaine d’activités, tandis que la ministre de la transition écologique n’aurait pas fait état de ses liens antérieurs à sa nomination avec un lobby de constructeurs. Plusieurs incertitudes pèsent quant aux obligations exactes auxquelles les déclarants sont tenus, ainsi que sur le contenu obligatoire de la déclaration d’intérêts.

 

Jusqu’ici, ce sont plutôt les déclarations de situation patrimoniale d’élus ou de gouvernants qui ont été prises en défaut, ce qui atteste d’ailleurs le sérieux dans le contrôle opéré par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Mais l’absence d’exhaustivité des déclarations d’intérêts des deux gouvernants concernés a été révélée par la presse et des associations de lutte contre la corruption, et non par la HATVP elle-même. L’actualité de ces deux affaires démontre ainsi l’asymétrie qui existe dans le contrôle des déclarations de situations patrimoniales et d’intérêts par la HATVP. C’est effectivement au regard des moyens de contrôle que l’on peut expliquer les différences de traitement entre les « déclarations déontologiques ». Pourtant la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique exige des deux déclarations qu’elles soient exactes, exhaustives et sincères. La HATVP devrait alors effectuer un contrôle tout aussi poussé pour chacune de ces déclarations, ce qui n’est manifestement pas le cas.

 

Il faut rappeler que la création de la HATVP, comme l’obligation de déposer une déclaration d’intérêts et de situation patrimoniale, est une conséquence de « l’affaire Cahuzac », du nom du ministre délégué chargé du budget sous la présidence de François Hollande qui détenait des comptes, non déclarés, en Suisse et à Singapour. Ce contexte explique que la réforme du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique se soit attachée à contrôler en priorité le patrimoine des gouvernants. A ce titre, la déclaration de patrimoine comprend les actifs (biens immobiliers, actions et comptes bancaires) comme les passifs (emprunts et dettes) du déclarant. Les articles 5 et 6 de la loi de 2013 évoquent les outils de l’administration fiscale mis à disposition de la HATVP pour contrôler les déclarations de patrimoine, et obtenir notamment les avis d’imposition sur le revenu et, le cas échéant, sur la fortune immobilière. Déliée du secret professionnel à l’égard de la HATVP, l’administration fiscale lui fournit les éléments nécessaires à son contrôle. Pour les membres du Gouvernement et les parlementaires, la HATVP reçoit systématiquement un avis de l’administration fiscale, comprenant l’ensemble des éléments utiles à son contrôle, tels que la déclaration d’impôts. Pour les autres déclarants, elle peut effectuer des demandes d’informations complémentaires pour en obtenir communication. Si les outils de contrôle restent perfectibles (v. rapport annuel pour l’année 2018, p. 27), la HATVP dispose de moyens effectifs pour vérifier le caractère complet et sincère des informations déclarées. Or, ce sont ces moyens qui semblent manquer pour le contrôle des déclarations d’intérêts.

 

Rappelons que ce second type de déclaration doit refléter avec fidélité l’ensemble des intérêts détenus au cours des cinq dernières années et comporter, à ce titre, les activités professionnelles donnant lieu à rémunération ou gratification exercées à la date de l’élection, les activités de consultant et les participations aux organes dirigeants d’un organisme public ou privé ou encore la participation financière directe dans le capital d’une société. Doivent également y figurer les activités professionnelles exercées à la date de la nomination par le conjoint, le partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou le concubin. De plus, l’article 4 de la loi du 11 octobre 2013 énonce que, concernant les fonctions bénévoles, seules celles qui sont « susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts » ont à être déclarées. Cette précision apparaît problématique, en ce qu’elle offre au déclarant la liberté de déterminer, de manière discrétionnaire, ce qui relève ou non d’un conflit d’intérêts. Or, dans « l’affaire Delevoye », cette liberté ne semble pas avoir été utilisée à bon escient puisque l’intéressé, dans sa seconde déclaration d’intérêts intervenue après un échange avec la HATVP, a fini par mentionner huit activités supplémentaires. Il serait donc plus simple d’exiger une déclaration exhaustive de toutes les activités exercées par les déclarants, à charge pour la HATVP d’apprécier elle-même les risques de conflits d’intérêts pour chacune d’elles.

 

Une telle évolution aurait également permis d’éviter les polémiques autour de la déclaration d’intérêts d’Elisabeth Borne, qui ne mentionnait pas son poste d’administratrice au sein de l’Institut de gestion déléguée, lobbying regroupant les grandes sociétés concessionnaires de services publics. Or, la défense de la ministre, comme l’avis de la HATVP qu’elle cite dans son tweet en réponse aux attaques de la presse[3], évoque l’idée que son poste ne découlait pas d’une nomination intuitu personae mais était ispo facto attaché au mandat qu’elle exerçait à ce moment-là. Autrement dit, c’est en vertu de sa seule qualité de PDG de la RATP, et donc presque contre son gré, qu’elle siégeait au conseil d’administration de l’Institut de gestion déléguée. Indépendamment de la controverse autour de cet argument qui semble contredire les statuts de cet Institut[4], cette « affaire » souligne la difficulté à délimiter le champ même de la déclaration d’intérêts. La notion de conflit d’intérêts s’appréciant avec beaucoup de nuances et de précautions, il apparaît peu pertinent de laisser le déclarant définir lui-même l’étendue des activités à mentionner. D’où la nécessité d’imposer une mention de l’ensemble des activités exercées et des intérêts détenus, sans accorder au déclarant la possibilité de filtrer lui-même, au préalable, les sources potentielles de conflit d’intérêts.

 

Plus problématique, on peine à trouver mention dans les lois du 11 octobre 2013 de moyens ou de dispositifs propres au contrôle des déclarations d’intérêts. Dans ses rapports d’activités, la HATVP mentionne le contrôle concomitant entre les deux déclarations de patrimoine et d’intérêts, la confrontation des contenus apportant un meilleur éclairage sur les risques de conflits d’intérêts (HATVP, rapport annuel pour l’année 2018, p. 30). Toutefois cette concomitance ne relève pas de l’évidence : les dates de mise en ligne des déclarations diffèrent et celle de patrimoine fait par ailleurs l’objet d’un double dépôt (à l’entrée et à la sortie du mandat), ce qui n’est pas le cas de la déclaration d’intérêts. On reste donc quelque peu sceptique sur la manière dont la HATVP relie le contrôle des deux déclarations. A ce titre, le contrôle de la déclaration de situation patrimoniale de Jean-Paul Delevoye n’aurait-il pas dû révéler les oublis dans sa déclaration d’intérêts, dans la mesure où la première faisait normalement état de revenus provenant d’activités que la seconde aurait dû mentionner explicitement ? On s’interroge donc sur le statut et la portée de cette déclaration d’intérêts, qui semble parfois délaissée par la HATVP alors même qu’elle constitue le dispositif central de la lutte contre les conflits d’intérêts.

 

Au regard des récentes affaires déjà évoquées, on comprend que la HATVP se contente d’apprécier le risque de conflit d’intérêts au regard des activités déclarées, sans contrôler l’exhaustivité et la sincérité du contenu de la déclaration. En somme, le déclarant est présumé être de bonne foi, et la preuve contraire ne peut provenir que d’un contrôle extérieur à la HATVP. Dans son communiqué de presse du 18 décembre 2019, le Président de la Haute Autorité exprime clairement les limites du contrôle effectué lorsqu’il écrit que « seule une enquête menée par des services de police judiciaire est de nature à s’assurer du caractère exhaustif de la liste des mandats omis, tout comme de la nature de ces multiples fonctions dirigeantes exercées durant ses fonctions de membre du gouvernement ». Toutefois, pour que les services de police judiciaire procèdent à une enquête en vue de s’assurer de l’exhaustivité de la déclaration, il faut qu’ils aient été saisis en ce sens par un premier contrôleur, et donc qu’une anomalie ait été préalablement détectée. A qui revient alors la charge d’effectuer ce contrôle préalable, non pas du risque de conflit d’intérêts mais de l’exactitude, de l’exhaustivité et de la sincérité, si la HATVP se contente d’apprécier la déclaration telle qu’elle est transmise ?

 

La HATVP esquisse un début de réponse dans son communiqué de presse lorsqu’elle évoque à deux reprises la transparence des déclarations d’intérêts. Tandis que les déclarations de situation patrimoniale ne sont pas toujours mises en ligne – celles des ministres le sont, contrairement à celles des parlementaires, qui sont consultables en préfecture et à celles des élus locaux, qui restent secrètes – les déclarations d’intérêts de tous les déclarants politiques sont rendues publiques sur le site de la HATVP. Le rôle principal de la Haute Autorité consiste donc, pour l’essentiel, à centraliser cette mise en ligne sur son site afin de garantir un accès simplifié à ces déclarations. En somme, cette transparence permet à la HATVP de déléguer une part du contrôle de ces déclarations à l’opinion publique, et plus particulièrement aux associations agréées de lutte contre la corruption. La société civile est donc sollicitée pour intervenir dans le processus de prévention des conflits d’intérêts, en association avec la HATVP qui se fait, le cas échéant, le relais des anomalies relevées.

 

Il y a donc bien deux poids deux mesures dans le contrôle de la HATVP, dont la mission essentielle réside, avant tout, dans la vérification des déclarations patrimoniales, afin d’éviter la répétition de scandales comme celui qui est à l’origine de la loi du 11 octobre 2013. Pour autant, il convient de rappeler que la déclaration d’intérêts constitue, en France, le dispositif pivot de la lutte contre les conflits d’intérêts. Les autres dispositifs sont eux-mêmes conditionnés par l’utilité de ces déclarations, puisque c’est leur contrôle qui permet d’anticiper sur les conflits d’intérêts des acteurs. Ainsi, par exemple, les règles de déport dépendent de l’efficacité du contrôle effectué par la HATVP et les autorités déontologiques du Parlement, ce qui explique aujourd’hui leur inapplication par les élus. De même, l’encadrement des représentants d’intérêts serait sûrement plus efficace avec un contrôle poussé des intérêts détenus par les parlementaires et gouvernants. En somme, une grande part de l’édifice déontologique mis en place à partir de 2013 repose sur ces déclarations d’intérêts dont le contrôle semble trop aléatoire. Loin de procéder d’une mauvaise volonté de la part des acteurs concernés, cette défaillance découle d’une double difficulté : d’une part, l’absence de moyens pour vérifier l’exhaustivité des déclarations déposées et, d’autre part, l’incapacité pour les autorités déontologiques de suivre au jour le jour l’activité de tous les parlementaires et gouvernants. Si l’on touche ici aux limites du système préventif des lois de 2013, nul doute qu’un véritable contrôle des déclarations d’intérêts, au moins équivalent à celui des déclarations patrimoniales, renforcerait la lutte contre les conflits d’intérêts. Un tel contrôle contribuerait, par ailleurs, à (ré)activer les autres dispositifs déontologiques, dont certains peinent à trouver leur place dans l’organisation interne des institutions politiques.

 

 

 

[1] J.-F. Kerléo, « Les multiples enjeux déontologiques des affaires Delevoye », AJDA, 10 fév. 2020, pp. 274-280.

[2] Elisabeth Borne membre d’un lobby : pourquoi l’avis de la HATVP dédouanant la ministre est douteux, Marianne, 27 janv. 2020, https://www.marianne.net/politique/elisabeth-borne-membre-d-un-lobby-pourquoi-l-avis-de-la-hatvp-dedouanant-la-ministre-est.

[3] Rappelons que les échanges entre la HATVP et les déclarants restent secrets, ce qui rend la publication partielle de l’avis de la Haute Autorité par Elisabeth Borne assez contestable dans la mesure où l’on ne connaît pas la teneur du reste de l’avis et, éventuellement, des autres échanges.

[4] Selon le journal Marianne qui s’est procuré les statuts, la qualité de membre fondateur de l’Institut de gestion déléguée n’attribuait pas à la RATVP une participation automatique à son conseil d’administration. La ministre de la transition écologique n’en était donc pas membre de droit mais a été désignée par un vote en raison de ses compétences, établissant ainsi un lien d’intérêt entre elle et l’Institut. Il s’agirait donc d’un choix délibéré de la ministre qui créerait un risque de conflit d’intérêts au regard des activités politiques actuellement exercées.

 

 

Crédit photo: Jacques Paquier, Flickr,CC 2.0