Un 49-3 comme résultat d’une impatience gouvernementale

Par Jean-Jacques Urvoas

<b> Un 49-3 comme résultat d’une impatience gouvernementale </b> </br> </br> Par Jean-Jacques Urvoas

Tous les 49-3 ne se valent pas. Imaginé pour surmonter l’opposition d’une majorité rétive, cet article peut aussi servir à domestiquer une obstruction parlementaire. Telle est la caractéristique de l’usage décidé le 29 février 2020 par le Premier ministre. Pourtant cette décision n’était pas inéluctable. Elle s’explique bien plus par l’accumulation d’erreurs tactiques que par la combativité de certains députés d’opposition.

 

All recourse to article 49-3 of the Constitution by the government is not worth the same. This article was originally designed to overcome opposition from a restive majority, but it can also be used to defeat a parliamentary obstruction. The latter explains the decision made by the Prime Minister on February 29th, 2020 to make the passing of the Bill creating a universal system of retirement an issue of a vote of confidence before the National Assembly. However, this decision was not inevitable. It can be read as the consequence of a collection of tactical errors rather than the result of the fighting spirit of opposition deputies.

 

Par Jean-Jacques Urvoas, Maître de conférences en droit public à l’université de Brest (Lab-LEX)

 

 

Sans surprise, l’engagement par le Premier ministre Edouard Philippe le 29 février 2020 de la responsabilité du gouvernement sur le projet de loi instituant un système universel de retraite par l’emploi du 49-3 a suscité une vague de commentaires contradictoires.

 

Les uns, appartenant souvent à la majorité parlementaire, ont applaudi au nom de l’efficacité espérée. Ils considéraient que l’enlisement des travaux engagés en séance publique le 17 février 2020 par les députés des groupes de la France Insoumise et du Parti Communiste justifiait l’usage de ce mécanisme en dépit de sa brutalité.

 

Les autres, siégeant généralement sur les bancs des oppositions, le condamnèrent au nom des droits du Parlement. Ils soulignaient ainsi que les députés étaient privés d’exercer leur principale prérogative constitutionnelle, c’est-à-dire de « voter la loi ». Et ils interprétèrent cette décision comme une illustration du mépris d’un gouvernement jugé incapable d’assumer un débat jusqu’à son terme.

 

Ces réactions étaient sans surprises et pourtant l’initiative du Premier ministre recélait quelques particularités que cette contribution ambitionne de recenser.

 

 

Des signaux négligés

La décision ne faisait en réalité guère de doute. Face à l’obstruction assumée, l’exécutif n’avait pas d’autres possibilités pour tenir son objectif : faire adopter le projet de loi par la première Chambre avant les élections municipales.

 

Cet agenda était le principal responsable de l’impasse dans laquelle s’était encalminée l’Assemblée nationale. En effet en se fixant un tel terme et en s’y tenant, le gouvernement a paradoxalement laissé les oppositions imposer leur rythme en n’étant pas assez vigilant et en accumulant les bévues.

 

Il n’a ainsi pas tiré de leçon de la première alerte pourtant explicite. N’était-ce pas le Conseil d’Etat qui, dans un avis particulièrement critique, soulignait les dangers du calendrier gouvernemental en écrivant « la volonté du Gouvernement de disposer de son avis dans un délai de trois semaines ne l’a pas mis à même de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé »[1] ?

 

Il n’a pas non plus été plus attentif à la seconde alerte qui pourtant le renseignait sur l’état d’esprit combatif des groupes FI et GDR. Cela concerna les conditions de création de la commission spéciale qui allait étudier le projet de loi.

 

Il est de pratique courante que face à un texte conséquent dont les articles balayent les champs de plusieurs commissions permanentes que l’Assemblée privilégie la constitution d’une telle « commission spéciale ».

 

Cette possibilité découle de l’alinéa 2 de l’article 43 de la Constitution qui précise qu’à « la demande du Gouvernement ou de l’assemblée qui en est saisie, les projets ou propositions de loi sont envoyés pour examen à une commission spécialement désignée à cet effet ». Et l’alinéa 2 de l’article 30 du Règlement de l’Assemblée nationale en définit les modalités « la constitution d’une commission spéciale est de droit lorsqu’elle est demandée par le Gouvernement. Cette demande doit être formulée pour les projets de loi au moment de leur transmission à l’Assemblée nationale et pour les propositions dans le délai de deux jours francs suivant leur distribution ».

 

Dans le cas d’espèce, c’est le président du groupe LREM qui a formellement présenté la demande lors de la Conférence des présidents du mardi 14 janvier 2020, celle-ci fixant au 23 janvier à 17 h le délai de dépôt des candidatures pour y participer[2]. Mais c’était oublier l’alinéa 1 de l’article 32 du RAN qui rappelle que cette démarche ne peut être présenté qu’au terme d’un délai d’un jour franc « suivant la distribution du projet ». Or au moment de cette demande, celui-ci n’était pas encore déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale, ce qui privait la demande de Gilles Le Gendre de tout fondement…

 

Cette omission ayant été repérée par le président du groupe communiste, le président de l’Assemblée fut contraint lors de la Conférence des présidents du 21 janvier, « d’annuler l’appel à candidatures envoyé aux groupes et aux députés non-inscrits, le mardi 14 janvier 2020 » et de redemander « au président du groupe LREM [de] confirmer, par écrit, sa demande de constitution de commission spéciale, une fois les deux textes déposés, le vendredi 24 janvier » afin qu’un « nouvel appel à candidatures [soit] alors envoyé expirant le 28 janvier »[3].

 

Ce flottement n’eut aucune conséquence dommageable puisque la commission, après avoir légèrement reporté le début de ses travaux, commença l’étude des amendements le 3 février. Mais il était révélateur de la détermination des opposants à saisir toutes les ressources du Règlement pour entraver le bon déroulement du processus législatif.

 

Plus grave fut l’oubli des conditions nécessaires pour pouvoir appliquer le « temps législatif programmé ».

 

 

L’absence de recours au temps législatif programmé

Ce dispositif, qui fut inventé par Fernand Bouissou – président socialiste de la Chambre des députés de 1927 à 1936 – avant d’être supprimé en 1969, est réapparu dans le Règlement en 2009. Son institution repose sur un triple fondement constitutionnel (l’article 44 modifié par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008), organique (les articles 17 et suivants de la loi organique du 15 avril 2009) et réglementaire (l’article 49 du Règlement, issu de la résolution du 27 mai 2009).

 

Ayant pour objectif de « permettre au débat sur un texte de se dérouler dans de bonnes conditions et en évitant l’obstruction »[4], il est le seul à rendre vain le dépôt massif d’amendements puisqu’une fois que la Conférence des présidents a fixé une durée programmée d’examen d’un texte, chaque groupe se voit allouer un temps global qu’il peut utiliser comme il le souhaite.

 

Son application est rarement populaire chez les députés d’opposition même s’ils se voient attribuer 60 % du temps total (article 49 alinéa 7 du RAN) mais son efficacité est avérée. Les nombreux débats organisés sous l’empire de cet encadrement ont amplement démontré que les stratégies consistant à opposer un déluge d’amendements pour retarder le vote d’un texte controversé étaient systématiquement vouées à l’échec[5].

 

Toutefois, si la discussion d’un « texte en première lecture intervient moins de six semaines après son dépôt » (alinéa 14 article 49 du RAN), un « président de groupe » peut s’y opposer.

 

Aussi pour éviter cette hypothèse, il suffisait que le gouvernement accepte l’inscription en séance publique du texte à partir du 6 mars, ou s’il tenait à le voir adopter avant les élections municipales des 15 et 22 mars, qu’il le dépose bien plus tôt[6]. Tel ne fut pas le cas, et le gouvernement se trouva fort démuni face au mur des 40 291 amendements régulièrement déposés.

 

Fallait-il voir dans cette légèreté une confiance trop grande dans la dernière réforme du Règlement initié par Richard Ferrand le 30 avril 2019 ?

 

 

Les effets de la dernière réforme du règlement surestimés ?

Il est vrai que cette réforme comportait plusieurs dispositions limitant l’usage d’outils classiques de procédure rituellement mobilisés à la seule fin de ralentir les débats. C’est le cas par exemple des demandes de « rappel au Règlement » ou de « suspension de séance » qui sont dorénavant contingentées.

 

Ainsi un nouvel alinéa a été inséré dans l’article 58 pour obliger le député sollicitant la parole à se fonder explicitement sur la disposition du Règlement dont la méconnaissance supposée motive son intervention. Par ailleurs, si l’objet du rappel au Règlement est identique à celui d’un précédent rappel, le Président de séance peut retirer la parole au député qui l’a sollicitée. Enfin, il peut aussi refuser les prises de parole lorsque plusieurs demandes de rappels au Règlement, émanant de députés d’un même groupe, ont manifestement pour objet de remettre en cause l’ordre du jour[7].

 

De même, le recours aux suspensions de séance pouvant être accordées à un président de groupe ou à son délégué est maintenant limité à deux par séance au cours de l’examen d’un même texte.

 

Ces contraintes supplémentaires se comprennent au regard de leur dévoiement depuis le début de la XVe législature. Un groupe de travail réuni en juin 2018 relevait ainsi que 47 heures et 30 minutes de séance avaient déjà été « perdues » depuis le début de la session ordinaire en suspension de séance, soit 5 % du temps de séance[8], et que 321 rappels au Règlement furent recensés durant l’examen – avorté – du projet de loi constitutionnelle pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace. Ces ajustements ne pouvaient toutefois à eux seuls faire obstacle à une stratégie d’enlisement délibérément élaborée et publiquement revendiquée.

 

Pour autant, d’autres ressources auraient pu être mobilisées pour tenter de juguler une part notable des amendements. Et notamment l’alinéa 2 de l’article 44 de la Constitution qui permet au gouvernement de s’opposer à l’examen de tout amendement non antérieurement soumis à la commission. Ainsi fort de la décision du Conseil constitutionnel n° 2009-579 DC du 9 avril 2009, son emploi par le ministre des relations avec le Parlement le 3 février 2013 au cours du débat sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personne de même sexe avait entrainé la disparition de centaines de sous-amendements.

 

Il aurait aussi parfaitement pu appeler l’alinéa 4 de l’article 95 du RAN qui fut modifié par la résolution n° 437 du 28 novembre 2014 et déclaré conforme à la Constitution par décision du Conseil constitutionnel n° 2014-705 DC du 11 décembre 2014. Cet alinéa permet au gouvernement d’obtenir – de droit – l’étude en priorité d’un article ou d’un amendement sous réserve, a précisé le Conseil, que cette demande n’altère pas « les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ».

 

Partant du principe que même si la commission spéciale n’avait pu aboutir, bien des points avaient cependant été longuement débattus, il était dès alors possible de concentrer la confrontation en séance publique sur les quelques articles centraux du texte avant d’employer le vote bloqué de l’article 44 alinéa 3 de la Constitution[9] et de laisser en cas de nécessité les obstructeurs s’époumoner dans un hémicycle déserté par les députés de la majorité. Une telle pratique aurait de surcroit été en cohérence avec l’intention du constituant de 2008 qui espérait recentrer les discussions de la séance publique sur les points essentiels.

 

Elle aurait aussi enrichi utilement un droit parlementaire qui contient depuis toujours une part conséquente laissée aux pratiques et à la liberté des acteurs dans l’application des textes.

 

Tel ne fut pas le choix du Premier ministre. Il a préféré renouer avec la pratique d’Edouard Balladur, d’Alain Juppé et de Dominique de Villepin qui tous utilisèrent le 49-3 pour obtenir des victoires sans gloire.

 

Ainsi une nouvelle fois, un article conçu comme « une disposition quelque peu exceptionnelle, pour assurer, malgré les manœuvres, le vote d’un texte indispensable » tel que le décrivait Michel Debré lors de son célèbre discours devant le Conseil d’Etat le 27 août 1958, a servi à contourner des oppositions combatives. Cela ne peut surprendre. Comme l’analysait Guy Carcassonne « les instruments du droit politique sont multi-fonctionnels : peu importe ce pour quoi ils ont été conçus, ils serviront pour tout ce à quoi ils peuvent être utiles ».

 

 

 

[1] Conseil d’Etat, sect. soc., avis n° 399 528 et n° 399 529, 16 et 23 janv. 2020.

[2] 70 députés en furent membres : 38 LREM, 13 LR, 6 MODEM, 4 SOC, 3 UDI‑Agir, 2 LT, 2 FI et 2 GDR.

[3] Relevé de conclusion de la Conférence des présidents du 21 janvier.

[4] Warsmann Jean-Luc, Rapport au nom de la commission des Lois, Assemblée nationale, n° 1630, 30 avril 2009, p. 104.

[5] Chamussy Damien, Le travail parlementaire a-t-il changé ? Le point de vue d’un praticien, Juspoliticum, n°6, novembre 2011.

[6] Le projet de loi a été déposé le 24 janvier 2020.

[7] Waserman Sylvain, Rapport au nom de la commission des Lois, Assemblée nationale, n° 1955, 22 mai 2019, p. 67.

[8]  2ème conférence des réformes, Propositions des groupes de travail, Assemblée nationale, juin 2018, p. 125.

[9] Urvoas Jean-Jacques, « Ce que le gouvernement pourrait faire pour s’éviter la brutalité du 49-3, Le Figaro, 26 février 2020.

 

 

Crédit photo: Jacques Paquier, Flickr, CC 2.0