Droit constitutionnel et fiction : Baron Noir

Par Jean-Marie Denquin

<b> Droit constitutionnel et fiction : Baron Noir </b> </br> </br> Par Jean-Marie Denquin

La fiction cinématographique et télévisuelle aborde rarement les problèmes constitutionnels. Il n’est guère nécessaire de se demander pourquoi. La fiction politique, plus généralement, a été longtemps négligée en France, et cette omission, ou peut-être ce tabou, mériterait en revanche une réflexion. On sait que ce temps est, comme bien d’autres choses, révolu. L’exemple le plus remarquable en est sans doute la série de Canal+, Baron noir.

 

À travers les aventures de Philippe Rickwaert, magistralement interprété par Kad Merad[1], une description au vitriol, mais hélas crédible, de la vie politique est présentée. Le personnage principal, homme politique de gauche, joue dans les deux premières « saisons » le rôle du Baron noir – version heureusement laïcisée mais polémique de l’éminence grise – qui, sans apparaitre au premier plan, tire les ficelles de la « grande » politique. Ce rôle le conduit à commettre des actes que la loi condamne, voire que la morale réprouve. Il n’est cependant pas antipathique : d’origine modeste, c’est un militant sincère – et l’on sait qu’au moins dans une certaine morale, ce mot sert parfois d’excuse à des crimes réels et bien plus grands que ceux prêtés au personnage.

 

Ces thèmes mériteraient une étude approfondie, mais on se bornera ici à considérer les questions constitutionnelles. Celles-ci, bien qu’évoquées dans les « saisons » précédentes, acquièrent une importance décisive dans la troisième. Les premières faisaient évidemment allusion à l’environnement institutionnel, mais celui-ci demeurait un décor. La dernière, en revanche, met une problématique constitutionnelle en vedette. «Après avoir longtemps œuvré dans l’ombre (…) le Baron noir décide de présenter sa propre candidature à la présidentielle ». Malgré ses handicaps, notamment une condamnation pénale que lui ont value ses activités antérieures, il dispose d’une « force rare qui semblait endormie pour toujours à l’heure des fakes news et des réseaux sociaux, le sens politique » (revers de l’étui du DVD). Dans cette perspective l’interprétation d’une disposition constitutionnelle va jouer un rôle décisif.

 

Un tel usage de la Constitution pose deux questions. Est-il légitime, ou utile, d’appliquer une analyse juridique à une œuvre de fiction ? Que penser du traitement infligé au droit constitutionnel ?

 

 

I. Droit constitutionnel et récit de fiction

Sur le premier point, deux thèses contraires peuvent être développées.

 

À la question posée, on peut d’abord répondre par la négative, pour au moins deux raisons.

 

Premièrement, l’œuvre de fiction est radicalement fictive. Tous ses éléments, psychologie des personnages, situation initiale, développements, péripéties, coups de théâtre, dénouement sont librement conçus par le ou les auteurs. Ils sont déterminés par des objectifs fixés discrétionnairement : divertir, émouvoir, faire admirer l’imagination et le savoir-faire de leur créateur ou illustrer des thèses dans un but de propagande. Il en résulte qu’une fiction ne prouve jamais ce qu’elle montre : gratuite ou intéressée, qu’elle atteigne ou non son but, elle ne renseigne jamais, en dernier ressort, sur ce dont elle parle, mais seulement sur la vision et les intentions du ou des auteurs. À l’inverse les décisions de justice et les opinions de la doctrine ne paraissent légitimes que si elles se fondent sur une enquête qui a établi préalablement et exactement les faits de la cause et sur une connaissance effective du droit applicable. D’un côté, donc une décision fondée sur une analyse d’une réalité préexistante, de l’autre une création où tous les éléments peuvent être librement forgés et combinés pour les besoins de la cause.

 

Deuxièmement, une série télévisée ou une tragédie en cinq actes possèdent et imposent leur propre logique, sans laquelle l’œuvre se dénoncerait elle-même comme pur arbitraire. Il faut, en d’autres termes, qu’elle présente un minimum de cohérence et de vraisemblance, conditions de toute crédibilité. Mais cette démarche, qui limite et dissimule à la fois la liberté du créateur, ne garantit nullement la possibilité de conclure du fictif au réel. C’est même plutôt l’inverse : la logique interne de l’œuvre accroit sa distance par rapport au réel. Georges Forestier a ainsi montré, à propos de Corneille, que l’œuvre est construite à partir de la fin : le dénouement une fois posé, l’art consiste à mener les développements de manière à ce que celui-ci en paraisse la conclusion naturelle et nécessaire. L’auteur y parvient en déployant une dialectique des causes objectives, sur lesquelles le héros n’a aucune prise, et des raisons, subjectives, qui le poussent à agir d’une certaine manière, tout en ménageant des péripéties qui accroissent la tension dramatique et soutiennent l’intérêt[2].

 

Mais on peut observer, à l’inverse, que la fiction est significative parce qu’elle est, et non bien qu’elle soit, arbitraire. Dans la mesure où ils ne sont pas déontologiquement astreints à rendre compte du réel comme, en principe, l’enquête historique ou sociologique, les récits de fiction ne sont pas contraints de respecter la véracité, l’objectivité et le sérieux qui s’imposent à la démarche scientifique. Le désir s’y exprime en liberté, avec ce qu’il comporte d’ignorance, d’indécence, de wishfull thinkings. On peut donc y déchiffrer les convictions, les préjugés, les aspirations, le non-dit des auteurs, la vision du monde qu’ils entendent diffuser, et aussi ce qu’ils croient, à tort ou à raison, de nature à être compris et admis par leur public. L’œuvre de fiction est ainsi doublement révélatrice : elle manifeste à la fois ce qu’elle montre et ce qu’elle dissimule.

 

D’autre part la science juridique ne se réduit pas à l’exégèse des normes. Ou plutôt celle-ci ne s’avère complète et opératoire que si elle est prolongée par une casuistique. Les normes étant par nature générales, la question de leur application aux cas individuels se pose d’emblée : les situations concrètes qui doivent être jugées exemplifient-elles ou non les catégories définies par les mots ? Question toujours posée, mais qui devient brulante quand il faut trancher des cas limites, ambigus voire indécidables, et aussi lorsqu’une application mécanique de la règle conduit à des solutions qui heurtent manifestement un sentiment diffus mais puissant de justice. Or le juge raisonne sur des cas réels et peut faire varier par la pensée leurs paramètres afin d’apprécier la motivation et la portée de ses choix – ce qui est déjà recourir à la fiction au sens du récit. Mais la doctrine et le législateur peuvent également forger de toute pièce, de manière préventive, des cas fictifs qui permettent d’inventorier et de discuter les solutions possibles dans un but théorique, pragmatique ou pédagogique. Les Romains le savaient déjà[3].

 

Ces deux constats paraissent contradictoires. Le sont-ils vraiment ? Cela n’a rien d’évident, car prouver une thèse et susciter un débat sont des exercices tout différents. La fiction du Baron noir illustre ces diverses observations.

 

La troisième « saison » est construite sur deux postulats : 1) Philippe Rickwaert doit être, malgré les casseroles qu’il traine, élu président de la République ; mais, 2), il ne doit pas être candidat, car ce serait du déjà vu : campagne, coups fourrés, débat télévisé avec candidat d’extrême droite.

 

D’autre part le candidat potentiel (et futur élu) se trouve confronté à un échiquier politique – pour être crédible il doit être extrapolé du réel – composé de quatre forces. Les deux grands partis politiques de droite et de gauche ont été vaincus par une candidate, issue de la gauche mais qui s’est posée en recours contre les extrêmes et prétend dépasser le clivage binaire traditionnel. L’extrême droite débite son discours habituel. À celle-ci, enfin, un mouvement de gauche radicale animé par un chef autoritaire et pseudo-conceptuel (la ressemblance avec une personne réellement existante est-elle l’effet du hasard ?) entend arracher le monopole du populisme. Rickwaert doit donc empêcher la réélection de la Présidente, maintenir les partis traditionnels dans leur état comateux et récupérer les extrémistes de gauche afin de réaliser l’Union d’icelle en décrédibilisant leur chef. Bien que brillamment pensée et habilement exécutée, la stratégie échoue. Le héros renonce à présenter sa candidature : il se pose en martyr de l’Union.

 

Mais il ne renonce pas à gagner. Car un cinquième partenaire trouble le jeu. Un inconnu, « prof de sciences nat » (sic) fait une percée fulgurante en appelant à remplacer l’élection, source de tous les maux, par le tirage au sort comme mode de sélection des gouvernants.  Bien que la nature de l’objectif demeure aussi floue que les modalités de sa mise en œuvre, le personnage se qualifie – vertige de la fiction – contre la Présidente sortante. Or l’impopularité de celle-ci est parvenue à un tel niveau que n’importe quel candidat semble susceptible de l’emporter sur elle. (Remarquons en passant que la fiction respecte le principe de parité : une femme peut être aussi détestée qu’un homme.) Le triomphe de ce prétendant inattendu parait donc, bien qu’apocalyptique, assuré. Mais Rickwaert intervient : il va terrasser l’hydre du populisme et sauver la démocratie représentative. L’arme fatale dont il dispose n’est, contre toute attente, ni un sabre laser, ni un anneau magique, ni même un parapluie bulgare, mais… le droit constitutionnel !

 

Dans un entretien dramatique avec la Présidente (« saison » 3, épisode 7, chapitre 3), le héros convainc celle-ci de révéler qu’elle a, deux ans auparavant, ordonné d’« éliminer » trois terroristes islamistes dont on savait qu’ils préparaient un attentat imminent, sans doute particulièrement meurtrier. Cette décision, prise en dehors de tout cadre légal a été bien sûr soigneusement cachée aux citoyens fictifs, mais elle est connue des spectateurs réels, qui ont vu la « saison » 2, épisode 4, chapitre 5. Rickwaert cite une partie du huitième alinéa de l’article 7 de la Constitution : « (…) le Conseil constitutionnel déclare qu’il doit être procédé de nouveau à l’ensemble des opérations électorales (…) en cas de décès ou d’empêchement de l’un des deux candidats restés en présence en vue du second tour. »[4] Devant une telle révélation, le Conseil constitutionnel va être « obligé de s’autosaisir » et va déclarer l’empêchement de la Présidente sortante. Ainsi les opérations électorales seront entièrement recommencées – et, subsidiairement, Philippe Rickwaert pourra être candidat, puis élu. La Présidente élève des objections de bon sens, déclare ce projet « fou et incertain », mais suggère enfin qu’elle pourrait laisser entendre qu’au moment où elle a pris la décision fatale elle ne jouissait pas de toutes ses facultés. Pour sauver la démocratie, elle accepte donc ce suicide politique – prélude, la suite le montrera, d’un suicide tout court.

 

Ce résumé succinct montre que la problématique constitutionnelle est entièrement déterminée par les exigences de l’intrigue. Elle ne se comprend que par relation à elle, et c’est seulement par rapport à elle qu’elle acquiert une relative crédibilité. Elle peut cependant être considérée comme un cas pratique. Il est possible de réfléchir sur lui en faisant abstraction de toute idée de vraisemblance, et de s’interroger sur la vision du droit constitutionnel qu’il implique.

 

 

II. La problématique constitutionnelle

La procédure décrite par l’article 7, alinéa 8, de la Constitution pourrait-elle être légitimement appliquée à la situation évoquée par le récit dans le cas, improbable, où elle se produirait effectivement ? Il faut ici distinguer deux questions : la saisine du Conseil constitutionnel et la décision qu’il serait susceptible de prendre.

 

Philippe Rickwaert a observé, on l’a vu, que le Conseil allait être obligé de s’autosaisir. On apprend ensuite que tel a été le cas : la chose est dite explicitement deux fois, dont une par un membre (innommé) du « Conseil » supposé (« Saison » 3, épisode 8, chapitre 2). Or, comme l’observe Guy Carcassonne dans son commentaire bien connu de la Constitution, les parlementaires qui ont voté en 1976 la loi constitutionnelle du 18 juin ont explicitement écarté l’hypothèse de l’autosaisine. Ils n’ont pas repris la procédure prévue en 1958 pour la saisine relative à l’empêchement du chef de l’État, qui est confiée au gouvernement (alinéa 4 de l’article 7). Mais l’alinéa 9 renvoie à l’article 61 qui énumère les autorités habilitées à saisir le Conseil au sujet de la conformité des lois ordinaires à la Constitution – le président de la République, le Premier Ministre, le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs. Certes, en l’espèce fictive, on voit mal la présidente de la République demander au Conseil de constater son propre empêchement, d’autant qu’elle possède la faculté, explicitement prévue par le texte de l’article 7, de se retirer avant le second tour (alinéa 1)[5]. Mais les autres options demeurent ouvertes. Comme il est improbable que les auteurs, qui connaissent l’alinéa 8, n’aient pas pris la peine de poursuivre leur lecture jusqu’à l’alinéa 9, on peut raisonnablement penser qu’ils ont préféré biaiser pour ne pas fatiguer le lecteur avec des entités superflues. On peut cependant observer que, dans la réalité, trouver une ou soixante personnes prêtes à jouer ce rôle ne serait pas une formalité. La vraisemblance du scénario, déjà problématique, s’en trouverait encore compromise.

 

La question de fond demeure cependant : les faits reprochés à la Présidente sont-ils constitutifs d’un empêchement de nature à justifier qu’il soit procédé de nouveau à l’ensemble des opérations électorales – mesure qui dans la réalité, pourrait être une conséquence mais constitue dans la fiction un but ? Autrement dit qu’entendre par « empêchement » ? Le terme n’est pas défini, comme l’observe judicieusement un autre membre (également innommé) du « Conseil » présumé (ibid.). Mais il n’en résulte pas qu’il puisse s’appliquer à n’importe quoi. L’alinéa 8 se borne à reprendre le mot introduit à l’alinéa 4, et l’on peut donc présumer qu’il est pris dans le même sens. Or celui-ci, bien que laconique, apporte une précision capitale : il parle d’un « cas d’empêchement constaté par le Conseil constitutionnel ». Le mot, il est vrai, n’est pas en gras dans l’original, mais il mériterait de l’être, car il doit être pris manifestement en un sens différentiel : constaté n’est pas déclaré. Le phénomène visé doit certes être constaté par une autorité habilitée car, dans le cas contraire, n’importe qui pourrait affirmer qu’un président de la République a perdu la tête. Mais seule une réalité extérieure, préexistante, intersubjectivement observable, peut être constatée. Pour citer encore Guy Carcassonne, l’empêchement « peut résulter de n’importe quelle circonstance de fait ». N’importe quelle circonstance, mais de fait. Tout est dit en cinq mots : n’importe quelle donnée objective qui empêche  le Président d’exercer ses fonctions peut constituer un empêchement, provisoire ou définitif (alinéa 5), mais une donnée objective est nécessaire.

 

On pourrait objecter que l’acte accompli par la Présidente est un fait. Mais la qualification morale, politique et juridique de ce fait n’est pas établie. Sur les deux premiers points, les électeurs sont juges et peuvent légitimement exprimer leur opinion à l’aide de leur bulletin de vote. Sur le deuxième, la Haute Cour, si elle était saisie, serait susceptible de dire si le comportement prêté à la Présidente constitue un manquement incompatible avec l’exercice de ses fonctions. Sur le troisième, seul le juge pénal serait compétent. Mais le Conseil constitutionnel n’étant ni Haute Cour ni juge pénal ne possède pour sa part aucune compétence pour qualifier de tels faits. La Haute Cour pourra être saisie si la Présidente est réélue. Il faut d’ailleurs observer que celle-ci n’est pas seule concernée par une annulation du premier tour. Si, d’autre part, son adversaire l’emporte, son élection ne suffira pas à la réalisation de son programme. Les institutions ne manqueront pas de résister à ses vues et on lui promet, comme à un éventuel élu d’extrême droite et selon l’expression du général de Gaulle, bien du plaisir.

 

Le théoricien du tirage au sort, contraint à un nouveau premier tour, puis battu au second par notre héros, n’a donc pas tort de parler de coup d’État. En s’autosaisissant, le « Conseil constitutionnel » fictif a violé la Constitution et usurpé un pouvoir d’intervention politique qu’un juge ne saurait s’accorder sans cesser de l’être. Les arguments qu’il invoque pour déclarer la Présidente candidate « empêchée » sont, comme on va le voir, politiques, fallacieux et passe-partout. Or un coup d’État, même accompli pour la « bonne cause », demeure un coup d’Etat : il serait plus délicat, à l’avenir d’invoquer extatiquement « l’État de droit ». Dans sa fameuse controverse avec Carl Schmitt sur « le gardien de la Constitution »[6], Kelsen opposait à celui-ci que le président du Reich pouvait lui-même être l’auteur d’un coup d’État. Cette idée repose sur le postulat implicite mais nécessaire qu’une Cour constitutionnelle ne saurait l’être. Le récit fictif du Baron noir prouve qu’un « Conseil constitutionnel » pourrait, comme une Cour vénézuélienne[7], en faire autant.

 

Il faut maintenant, pour conclure, s’efforcer de décrire la vision implicite du droit constitutionnel que reflète et insinue tout à la fois cette remarquable fable. Le sujet est à la fois vaste et diffus, et l’on se limitera à quelques observations.

 

Tout d’abord, avant la tragédie finale, la problématique constitutionnelle est abordée dans l’épisode 4 de la « saison » 3. La Présidente, confrontée à des difficultés de plus en plus considérables, a décidé d’organiser un référendum sur les institutions. À cet effet, un comité de constitutionnalistes (qualifié d’« obscur » par son opposant d’extrême gauche) est réuni au Conseil d’État. Celui-ci propose de renforcer les pouvoirs du Parlement et d’introduire une dose de proportionnelle. La Présidente, peu convaincue par ce programme, souhaite un projet plus innovant : elle envisage de supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. Ainsi « la légitimité du Parlement serait rétablie » (sic). À l’objection selon laquelle les Français sont attachés à ce mode de scrutin, elle répond d’un ton sans réplique : « ça, ce sont des arguments politiques, pas juridiques. Est-ce que juridiquement c’est possible ? » La réponse s’avérant positive – la Constitution peut être révisée ! –, elle conclut : « alors, faites votre travail de juristes. La politique je m’en charge » (chapitre 1).

 

Plus tard le spectateur assiste, comme on l’a déjà évoqué, à deux courts extraits de la séance où le « Conseil constitutionnel », autosaisi et dans lequel siège un ancien président de la République, examine le cas de la Présidente sortante. Les avis sont partagés. Plusieurs membres sont réticents : le Conseil ne va-t-il pas être accusé de faire de la politique ? On invoque l’article 58. Un membre, plus compétent sans doute que les autres, observe que dans cette affaire le Conseil n’est pas juge mais régulateur de l’élection, sans que l’on comprenne clairement quelle conséquence juridique entraine ce distinguo. Peut-on invoquer la folie de la Présidente ? Une dame fait observer que la folie et l’hystérie sont des accusations traditionnellement portées contre les femmes pour les écarter du pouvoir. Un autre membre s’interroge : comment constater la folie ? (Le spectateur naïf est tenté d’ajouter : surtout rétrospectivement.) On évoque les cas de Louis II de Bavière, George III et Paul Deschanel, qui sont des hommes. L’avis de l’ancien Président est demandé : il répond laconiquement qu’il écoute. Dans la seconde séquence, le ton est moins « juridique ». Entretemps, il est vrai, la nuit a été l’occasion de violentes manifestations « spontanées » organisées par l’extrême gauche pour inciter le Conseil à ne pas annuler l’élection, bien que le chef de l’extrême droite, pour une fois éclairé, ait donné le judicieux conseil de s’abstenir : il a observé qu’une telle initiative serait contre-productive. L’institution est maintenant unanime : la situation est grave. L’ancien président, devenu très disert et invoquant son expérience concrète de la gestion des affaires publiques, déclare que le maintien du second tour va inévitablement, quel que soit le candidat élu, provoquer des désordres. Il faut donc tout recommencer. Le Président du « Conseil constitutionnel » déclare solennellement que le devoir de celui-ci est de « garantir le bon fonctionnement de la démocratie » et que les révélations sur l’action de la Présidente sont « de nature à altérer la sincérité du scrutin. » Par conséquent, la Présidente « doit être regardée [sic] comme empêchée ». Voilà enfin du « droit » ! Mais de quoi ne peut-on pas dire cela si le résultat d’une élection ne vous convient pas ?

 

La délibération illustre donc seulement l’idée que les auteurs s’en font, voire ce qu’ils pensent qu’attend le public : des débat pseudo-érudits mais oiseux où la politique saisit le droit – d’ailleurs sans grand mal puisque la présence de celui-ci se fait très discrète. Par comparaison, les débats de la Cour constitutionnelle de Syldavie – non moins fictive[8] – paraissent bien plus sérieux quoiqu’ils témoignent, hélas, d’une certaine technicité.

 

Il faut certes tenir compte des exigences du spectacle et, peut-être, de la volonté de caricature. Néanmoins l’image projetée du droit constitutionnel est claire. Il ne prescrit pas. Il est un recueil de formules, une sorte de boite à outils où les acteurs puisent librement dans le but d’atteindre des objectifs préalablement définis et exclusivement politiques. Les textes sont des prétextes. Un jugement en opportunité est ainsi toujours possible. On attend seulement des juristes qu’ils mettent en musique les choix discrétionnairement fixés par les politiques, autrement dit qu’ils les écrivent en langage savant, péremptoire et, dans la mesure du possible, convaincant. Leur expertise se réduit donc à la maitrise d’une rhétorique discursive – peu élaborée d’ailleurs, puisque quelques formules stéréotypées sont censées de nature à légitimer, selon le but visé, une chose ou son contraire. Le droit constitutionnel est ainsi réduit à un machiavélisme de sous-préfecture. Portrait ressemblant ?

 

 

 

Par Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre

 

 

 

[1] On peut d’ailleurs en dire autant de tous les acteurs qui sont, chose essentielle dans une fiction de ce genre, absolument crédibles dans leurs rôles.

[2] G. Forestier, Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre, Droz, 2004. Voir aussi J. de Guardia, Logique du genre dramatique, Droz, 2018.

[3] Comme en témoigne par exemple les Suasoriae de Sénèque le père, recueil de plaidoyers destinés à l’entrainement des apprentis avocats.

[4] Cette disposition fait partie des cinq alinéas ajoutés par la révision constitutionnelle du 18 juin 1976.

[5] Cette hypothèse n’est curieusement jamais évoquée. Mais sans doute faut-il comprendre qu’elle est d’emblée exclue dans la mesure où le candidat d’extrême droite est arrivé troisième : il ne peut être le sauveur. En outre, bien que la Présidente soit en fait d’accord, la logique de situation exige que la décision paraisse lui être imposée.

[6] Voir O. Beaud et P. Pasquino (dir.), La controverse sur « le gardien de la Constitution » et la justice constitutionnelle. Kelsen contre Schmitt, Éd. Panthéon-Assas, 2007.

[7] Par sa décision du 30 mars 2017, le Tribunal Suprême de la Justice vénézuélien s’attribuait à lui-même toutes les compétences législatives. Il est vrai qu’il a fait marche arrière dès le 1er avril suivant, mais l’intention y était. Voir sur ce blog le billet de Carolina Cerda-Guzman, « La décision du 3  mars 2017 du Tribunal Suprême de le Justice vénézuélien : un ‘‘auto-coup d’État’’ juridictionnel », repris dans L’état de la Constitution en 2017.

[8] On fait référence à l’expérience originale ainsi décrite par Michel Troper : « on a (…) soumis à une cour constitutionnelle fictive, certes, mais composée de véritables juges constitutionnels, un cas fictif lui aussi, mais vraisemblable. Des mémoires ont été échangés, puis des arguments oraux, après quoi les juges ont accepté de délibérer en public et rédigé leur décision » (Avant-propos, dans M. Troper (dir.), Comment décident les juges, Economica, 2008). Au terme de l’expérience, un journaliste du Monde qui a suivi l’opération estime que « la publicité du délibéré de la Cour constitutionnelle ne [lui] parait pas servir la bonne cause », notamment parce qu’ « il est dommage que les citoyens découvrent que le droit n’est que la traduction des rapports de forces politiques (p. 117). Un journaliste qui appelle à l’opacité ! Faut-il que les valeurs soient en péril !

 

 

Crédit photo: Département des Yvelines, Flickr, CC 2.0