Le Président des États-Unis, un justiciable (extra)ordinaire

Par Éric Buge

<b> Le Président des États-Unis, un justiciable (extra)ordinaire </b> </br> </br> Par Éric Buge

Par une décision Trump v. Vance du 9 juillet 2020, la Cour suprême a un peu plus élargi le champ des actions judiciaires dont le Président des États-Unis est susceptible de faire l’objet. Si ce dernier n’est pas un justiciable comme les autres, son immunité constitutionnelle est cependant réduite.

 

In a Trump v. Vance decision of July 9, 2020, the Supreme Court has broadened the scope of legal actions to which the President of the United States may be subject to. While the President is not an ordinary litigant, his constitutional immunity is however reduced.

 

Par Eric Buge, Dernier ouvrage paru: Droit de la vie politique, PUF, 2018

 

 

On décrit parfois le Président des États-Unis comme « l’homme le plus puissant du monde ». De fait, dans le système politique des États-Unis, le Président occupe la fonction la plus éminente et dispose de pouvoirs considérables. Chef des armées, il négocie les traités, pourvoit aux principaux emplois fédéraux et dirige l’exécutif fédéral (art. II de la Constitution des États-Unis).

 

Avec une vision constitutionnelle française, on pourrait supposer que de telles responsabilités doivent être protégées par une très large immunité juridictionnelle permettant au Président de s’y dédier entièrement. Il n’en est rien, ainsi que vient de le rappeler une décision de la Cour suprême dans une affaire mettant aux prises un procureur de l’État de New York et le Président Trump. Le premier, dans le cadre d’une enquête financière, demandait à avoir accès aux documents retraçant les comptes du Président au cours des dix dernières années. Le Président Trump a contesté cette possibilité, invoquant son immunité présidentielle. La Cour suprême, dans sa décision, rejette cette argumentation et valide la demande du procureur.

 

La décision Trump v. Vance, District Attorney of the County of New York, et al. du 9 juillet 2020, acquise par sept voix contre deux, tranche de manière nouvelle un point précis : le Président en exercice peut-il faire l’objet d’une injonction pénale à produire des documents émise par une entité judiciaire d’un État fédéré ? La question avait en effet déjà été tranchée – de manière positive – pour les injonctions émanant de juridictions fédérales. Outre la réponse apportée à cette question nouvelle, la décision dresse un panorama très clair, et très argumenté, des immunités juridictionnelles dont dispose (ou non) le Président des États-Unis.

 

 

Le Président des États-Unis n’est pas le Roi d’Angleterre

La Constitution américaine ne comporte pas de disposition octroyant une immunité pénale ou civile au Président, à l’inverse par exemple des protections accordées aux membres du Congrès. C’est par conséquent à la Cour suprême qu’il est revenu de tracer les contours de son statut juridictionnel.

 

Dans la décision qui nous intéresse, la Cour suprême se fonde sur un précédent de 1806 dans lequel Aaron Burr, ancien Vice-président accusé de trahison, avait demandé au juge Marshall d’enjoindre au Président Jefferson la production d’une lettre susceptible de servir sa défense. La décision du juge Marshall (United States v. Burr, 25 F. Cas. 30) a fondé une jurisprudence qui a été suivie par les cours et les présidents successifs pendant plus de 200 ans et mérite donc que l’on s’y arrête. Son raisonnement concerne aussi bien les demandes de production de documents (subpoena duces tecum) que les injonctions à témoigner (subpoena) en tant que témoin dans un procès pénal.

 

Se référant à la tradition juridique britannique, le juge Marshall compare, pour fonder son raisonnement, la situation du Président des États-Unis et celle du Roi britannique. Pour ce dernier, apparaître dans un procès devant une juridiction aurait été « incompatible avec sa dignité ». Mais la fonction de Président des États-Unis diffère par plusieurs aspects de celle du Roi britannique. En premier lieu, le Roi, contrairement au Président, ne peut mal faire : « It is a principle of the English constitution that the king can do no wrong, that no blame can be imputed to him, that he cannot be named in debate. By the constitution of the United States, the president, as well as any other officer of the government, may be impeached, and may be removed from office on high crimes and misdemeanors. » En second lieu, le Roi est totalement extérieur à ses sujets, alors que le Président est issu du peuple et y retournera une fois son mandat achevé : « By the constitution of Great Britain, the crown is hereditary, and the monarch can never be a subject. By that of the United States, the president is elected from the mass of the people, and, on the expiration of the time for which he is elected, returns to the mass of the people again. » L’argument de l’atteinte à la dignité n’est donc pas envisageable pour le Président des États-Unis, qui est davantage assimilable au premier magistrat d’un des États fédérés, lequel peut faire l’objet d’une injonction, qu’au Roi. Il n’y a ainsi, pour le juge Marshall, pas de raison de lui reconnaître, par principe, la même immunité absolue que celle accordée au Roi.

 

Outre cette question de principe, le juge Marshall évoque également une considération pratique : le Président, compte tenu de ses responsabilités, doit être tout entier dédié à sa tâche. Mais il estime que cet obstacle n’est pas insurmontable, car la Cour peut tout à fait adapter sa procédure et ses demandes à la disponibilité du Président. Ce n’est donc pas de gaité de cœur qu’un juge émet une injonction au Président (« It cannot be denied that to issue a subpoena to a person filling the exalted position of the chief magistrate is a duty which would be dispensed with more cheerfully than it would be performed »), mais il ne doit pas pour autant s’en abstenir quand cette dernière est indispensable pour la manifestation de la vérité dans une affaire pénale. Au final, c’est donc l’utilité du document pour le procès qui l’emporte, plutôt que la personne qui en est titulaire : « The propriety of introducing any paper into a case, as testimony, must depend on the character of the paper, not on the character of the person who holds it.(…) The court can perceive no legal objection to issuing a subpoena duces tecum to any person whatever, provided the case be such as to justify the process. »

 

 

Deux siècles de précédents

Jefferson, en réponse à la décision, s’engagea à fournir tout document nécessaire à la Cour. Durant les 200 ans qui ont suivi, tous les présidents se sont conformés à cette règle et ont fourni les documents demandés par la justice (précédents cités p. 7-8 de la décision). Certains ont même été conduits à témoigner en justice pendant leur mandat. La décision Trump v. Vance cite ainsi la déposition écrite du Président Monroe, le témoignage de trois heures du Président Grant ou les dépositions par vidéo de Ford et de Carter. Le Président Clinton a lui été conduit à témoigner trois fois, deux fois à l’occasion de l’enquête Whitewater (du nom d’une opération immobilière litigieuse concernant le couple Clinton) et la dernière fois par vidéo devant un grand jury lors de l’affaire Monica Lewinsky. Nixon dut également se soumettre à cette jurisprudence après avoir refusé, dans un premier temps, de communiquer les enregistrements des conversations tenues dans le bureau ovale liées à l’affaire du Watergate. La Cour avait alors jugé que le privilège présidentiel devait céder face à un besoin spécifique et démontré de preuve dans une affaire pénale pendante (United States v. Nixon, 418 U.S. 683 (1974)).

 

Ainsi, le Président des États-Unis ne bénéficie pas d’une immunité juridictionnelle absolue durant ses fonctions. Il n’est toutefois pas un justiciable comme un autre[1]. Le Président bénéfice de plusieurs protections, dont celle concernant les actions civiles contre les décisions prises durant son mandat, qui est absolue, et celle, révocable, concernant le secret de ses communications qui cède, comme le montre le précédent Nixon, face à un besoin avéré dans une enquête pénale.

 

Sur le plan pénal, il existe un accord pour considérer qu’un président en exercice ne peut pas faire l’objet de mesures de contrainte pénales. Le juge Alito, dans son opinion dissidente, s’amuse d’ailleurs des conséquences que pourrait avoir de telles mesures : « Si un Président en exercice était accusé dans le comté de New York, serait-il arrêté et lui prendrait-on ses empreintes ? […] Pourrait-il être envoyé à Rikers Island ou pourrait-on lui demander de déposer une caution ? Le juge pourrait-il limiter ses déplacements ? »[2]. En revanche, il est tout à fait possible d’enquêter sur le Président pendant son mandat. Simplement, une inculpation et un procès ne pourront avoir lieu qu’à l’issue de ce dernier.

 

Pendant son mandat, le Président est passible de la procédure d’impeachment devant le Congrès, dans les conditions prévues par la Constitution. Le champ de cette procédure est particulièrement large puisqu’il inclut tous les crimes et délits (« The President, Vice President and all Civil Officers of the United States, shall be removed from Office on Impeachment for, and Conviction of, Treason, Bribery, or other high Crimes and Misdemeanors. ») Quatre procès en impeachment d’un Président ont eu lieu dans l’histoire américaine, aucun ne conduisant à une révocation, Nixon ayant démissionné avant que son procès ne s’ouvre.

 

Enfin, et c’était le cas en l’occurrence, un Président en exercice peut être appelé à témoigner ou à fournir des documents dans une instance pénale, y compris si cette dernière le concerne directement. Il peut également faire l’objet de procédures civiles pendant son mandat, si elles portent sur ses agissements personnels.

 

 

Le souci de préserver la fonction présidentielle

Dans l’affaire qui nous intéresse, la défense craignait que la généralisation au niveau des États fédérés de la possibilité d’émettre des injonctions à l’égard du Président ne paralyse l’action de ce dernier et n’affaiblisse l’échelon fédéral. La Cour a procédé à une analyse très concrète des obstacles et des empêchements que cette généralisation pourrait engendrer, répondant ainsi à la préoccupation légitime – et souvent invoquée – tenant à préserver la capacité pour le chef de l’exécutif à assumer pleinement ses fonctions. La Cour a ainsi examiné trois arguments : le risque de distraire le Président de ses fonctions, l’atteinte à sa réputation et à son leadership et la possibilité de harcèlement judiciaire.

 

« Constitutionnellement parlant, le Président ne dort jamais »[3] car il doit toujours être en mesure d’exercer ses compétences constitutionnelles. Il importe donc d’éviter qu’il ne soit distrait de ses fonctions par des actions judiciaires intempestives. Mais la Cour considère (p. 12-13) d’une part qu’une telle argumentation a déjà été écartée en matière civile (dans les affaires Nixon et Clinton) et d’autre part que l’expérience acquise en matière criminelle depuis la décision Burr offre des garanties contre cette préoccupation. Les cours sont en mesure de prendre en compte les contraintes pesant sur les présidents et d’adapter leurs injonctions et leurs procédures à ces contraintes particulières, afin de ne pas faire peser sur eux une charge incompatible avec leurs fonctions.

 

L’atteinte à la réputation est également écartée (p. 14-15), au motif qu’il n’y a rien de stigmatisant, pour un président à accomplir « the citizen’s normal duty of furnishing information relevant to a criminal case », la Cour reprenant alors sa justification de l’affaire Branzburg v. Hayes, 408 U. S. 665 (1972). Elle rappelle la règle de secret qui entoure les procédures devant un grand jury et les sanctions pénales dont se rendent passibles ceux qui les violent.

 

Enfin, la Cour envisage le risque de harcèlement judiciaire (p. 15-17). Ce risque est d’autant plus fort dans le cas dont la Cour était saisie qu’il concerne les injonctions émanant des procureurs des États fédérés, dont le nombre dépasse 2 300, qui sont le plus souvent élus et qui poursuivent parfois des ambitions politiques. Le risque existe donc que des poursuites soient engagées sur un fondement politique. Ce point est en particulier mis en valeur par le juge Alito dans son opinion dissidente[4]. Là encore, la Cour écarte cet argument comme elle l’avait fait en matière civile dans l’affaire Clinton en se fondant sur l’idée que les juridictions disposent des instruments nécessaires pour prévenir et pour empêcher un tel harcèlement judiciaire. Non seulement ces actions ne sont normalement pas permises, mais le Président également dispose de la possibilité de contester le bienfondé des injonctions émises, au niveau fédéré comme fédéral.

 

Sur le fondement de ces considérations, la Cour écarte, à l’unanimité, l’idée d’une immunité absolue du Président vis-à-vis des injonctions des procureurs des États, ainsi que la demande de soumettre ces demandes à des exigences particulières (comme elle l’avait fait s’agissant de la communication de documents dans l’affaire Nixon), concluant ainsi sa décision : « Two hundred years ago, a great jurist of our Court estab­lished that no citizen, not even the President, is categori­cally above the common duty to produce evidence when called upon in a criminal proceeding. We reaffirm that principle today and hold that the President is neither abso­lutely immune from state criminal subpoenas seeking his private papers nor entitled to a heightened standard of need. » (p. 21)

 

Bien qu’elle soit attentive à préserver les conditions d’exercice de la fonction présidentielle, la Cour a ainsi confirmé une jurisprudence plus que séculaire qui limite de manière importante les protections juridictionnelles dont bénéficie le Président des États-Unis.

 

 

[1] La Cour suprême a expressément affirmé ce point dans plusieurs précédents rappelés par l’opinion concourante du juge Kavanaugh, p. 2.

[2] Opinion dissidente du juge Alito, p. 4.

[3] Opinion dissidente du juge Alito, p. 11.

[4] Opinion dissidente du juge Alito, p. 15.

 

 

Crédit photo: The White House, domaine public, CC 4.0