Retour sur la décision de la Haute Cour de Londres
Il est rare qu’une décision rendue par une cour de justice britannique, ne statuant d’ailleurs pas en dernier ressort, fasse la « une » des quotidiens européens. On n’en sera pourtant pas surpris, tant fait sensation la décision du 3 novembre de la High Court de Londres, qui reconnaît au seul Parlement britannique le droit de mettre en œuvre la procédure de sortie de l’Union Européenne prévue par l’article 50 du Traité sur l’Union Européenne (TUE). Intéressante à de nombreux égards pour les juristes, notamment en ce qu’elle précise les contours de la « prérogative royale », c’est le statut constitutionnel du Parlement qu’éclaire plus spécifiquement cette décision.
Si le Royaume-Uni n’a pas de texte constitutionnel, elle n’en a pas moins une Constitution. Celle-ci peut se formuler en un certain nombre de principes que le juriste Albert V. Dicey (cité par la Haute Cour) a explicité à la fin du XIXème siècle. Au premier rang de ceux-ci, se trouve le principe de la souveraineté du Parlement britannique qui, selon la formule fameuse de De Lolme, « peut tout faire sauf changer une femme en homme ou un homme en femme ». En termes plus juridiques, une loi adoptée par le Parlement de Westminster ne saurait être modifiée ou abrogée que par lui. Or c’est ce principe que la Haute Cour a été amenée à réaffirmer en rappelant qu’il s’est appliqué lors de l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE en 1972 et qu’il continue de produire ses effets lorsqu’il s’agit de sortir de l’Union Européenne.
L’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté impliquait nécessairement une modification du droit existant en 1972 puisque les normes européennes ont vocation à prévaloir sur le droit de chacun des Etats membres. Le Parlement adopta donc le 17 octobre 1972 une loi, le European Communities Act, qui rendait le droit européen applicable sur le territoire britannique. Acte de souveraineté s’il en est, c’est en vertu de cette loi, exprimant la volonté du Parlement, que le droit communautaire a pu intégrer l’ordre juridique britannique.
Le 23 juin 2016 dernier, le peuple britannique, consulté par référendum, manifestait cependant sa volonté de quitter l’Union européenne. Le gouvernement dirigé par Theresa May, entendant tirer les conséquences de ce référendum, annonçait dès lors son intention d’engager la procédure prévue à l’article 50 du TUE. Celle-ci vise en effet à permettre une négociation aux fins de trouver un accord de sortie, sortie qui devient néanmoins effective si un tel accord ne peut être trouvé au terme d’un délai de deux ans. En d’autres termes, la mise en œuvre par le Royaume-Uni d’une telle procédure, en principe irréversible, mène inéluctablement à la sortie (amiable ou non) de l’Union.
La question demeurait cependant posée de savoir quel organe est compétent pour engager cette procédure, question de pur droit constitutionnel interne, c’est-à-dire britannique.
Or, la souveraineté du Parlement de Westminster est le principe fondamental qui régit l’agencement institutionnel outre-manche. L’application du droit européen au Royaume-Uni fut le fait de la volonté du Parlement exprimée par la loi de 1972. Et seul le Parlement, en vertu même de sa souveraineté, saurait revenir sur cette décision. La mise en œuvre de l’article 50 du TUE, qui entraînerait inéluctablement la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, a pour conséquence de rendre inapplicable le droit européen sur le territoire britannique. Une telle modification ne peut donc être effectuée que par le Parlement britannique, en vertu de la souveraineté qui lui est reconnue par la Constitution, et non par le gouvernement. C’est là tout le sens de la décision rendue le 3 novembre 2016 par la Haute Cour de Londres.
Cette décision, aussi fondée qu’elle puisse apparaître au juriste, n’en suscite pas moins une certaine hostilité, notamment chez les partisans du Brexit. Ainsi, le Daily Telegraph n’a-t-il pas hésité à publier en « une » de l’édition du 4 novembre la photo des trois juges de la Haute Cour, sous le titre : « les juges contre le peuple ». Ces derniers seraient donc coupables d’interférer dans le processus politique en dressant des obstacles à la souveraineté du peuple. En somme, ce serait la démocratie elle-même qui serait bafouée.
Ce serait pourtant là se méprendre. La décision de la Haute Cour ne crée aucun obstacle juridique à la mise en œuvre de l’article 50 du TUE. Même si elle engendre une difficulté de nature cette fois politique, puisqu’il pourrait ne pas exister, au sein du Parlement, de majorité pro-Brexit. Le problème posé est donc plus fondamentalement celui de la nature de la démocratie britannique. Or les institutions du Royaume-Uni sont avant tout celles d’une démocratie représentative. L’originalité du modèle constitutionnel britannique réside dans cette quasi-omnipotence reconnue au Parlement qui est, selon la formule de Dicey, le « souverain juridique ». Pourtant, tout juriste qu’il était, ce professeur d’Oxford n’en percevait pas moins que derrière ce souverain juridique se trouvait un « souverain politique », à savoir le peuple. Celui-ci confie donc à ses représentants, c’est-à-dire au Parlement, la mission de mettre en œuvre sa volonté. C’est bien ce principe de légitimité que la Constitution vient traduire juridiquement en érigeant le Parlement en souverain.
La place prééminente du Parlement au sein des institutions explique également le statut particulier des référendums au Royaume-Uni. A la différence du droit constitutionnel français, le référendum, à l’image de celui du 23 juin, n’est juridiquement qu’un avis demandé par le Parlement au peuple puisqu’une loi est nécessaire pour l’organiser et que son résultat ne lie pas les parlementaires. Cette affirmation, purement juridique, ne permet bien entendu pas de saisir la portée politique d’une consultation populaire. Mais il n’en demeure pas moins que l’opinion exprimée par le peuple le 23 juin a pour destinataire le Parlement, qui a lui-même permis cette consultation à l’invitation du Premier Ministre de l’époque.
Le Parlement doit dès lors assumer les responsabilités qui lui incombent en vertu de la Constitution. C’est à lui de déterminer les conséquences juridiques qu’il convient de donner au référendum sur le Brexit. Sans doute s’exposerait-il aux plus vives (et probablement légitimes) critiques s’il ignorait le résultat du vote du 23 juin. Mais que l’on ne reproche pas aux juges, chargés de dire le droit, d’avoir réaffirmé la souveraineté du Parlement britannique. Sauf à remettre en cause le fondement d’institutions multiséculaires, il serait pour le moins paradoxal que le principe de la souveraineté du Parlement de Westminster s’efface au moment même où le Royaume-Uni s’apprête, selon les partisans du Brexit, à « reprendre » sa souveraineté !
Thibault Guilluy, Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Qui a peur du Parlement ?
Retour sur la décision de la Haute Cour de Londres
Il est rare qu’une décision rendue par une cour de justice britannique, ne statuant d’ailleurs pas en dernier ressort, fasse la « une » des quotidiens européens. On n’en sera pourtant pas surpris, tant fait sensation la décision du 3 novembre de la High Court de Londres, qui reconnaît au seul Parlement britannique le droit de mettre en œuvre la procédure de sortie de l’Union Européenne prévue par l’article 50 du Traité sur l’Union Européenne (TUE). Intéressante à de nombreux égards pour les juristes, notamment en ce qu’elle précise les contours de la « prérogative royale », c’est le statut constitutionnel du Parlement qu’éclaire plus spécifiquement cette décision.
Si le Royaume-Uni n’a pas de texte constitutionnel, elle n’en a pas moins une Constitution. Celle-ci peut se formuler en un certain nombre de principes que le juriste Albert V. Dicey (cité par la Haute Cour) a explicité à la fin du XIXème siècle. Au premier rang de ceux-ci, se trouve le principe de la souveraineté du Parlement britannique qui, selon la formule fameuse de De Lolme, « peut tout faire sauf changer une femme en homme ou un homme en femme ». En termes plus juridiques, une loi adoptée par le Parlement de Westminster ne saurait être modifiée ou abrogée que par lui. Or c’est ce principe que la Haute Cour a été amenée à réaffirmer en rappelant qu’il s’est appliqué lors de l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE en 1972 et qu’il continue de produire ses effets lorsqu’il s’agit de sortir de l’Union Européenne.
L’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté impliquait nécessairement une modification du droit existant en 1972 puisque les normes européennes ont vocation à prévaloir sur le droit de chacun des Etats membres. Le Parlement adopta donc le 17 octobre 1972 une loi, le European Communities Act, qui rendait le droit européen applicable sur le territoire britannique. Acte de souveraineté s’il en est, c’est en vertu de cette loi, exprimant la volonté du Parlement, que le droit communautaire a pu intégrer l’ordre juridique britannique.
Le 23 juin 2016 dernier, le peuple britannique, consulté par référendum, manifestait cependant sa volonté de quitter l’Union européenne. Le gouvernement dirigé par Theresa May, entendant tirer les conséquences de ce référendum, annonçait dès lors son intention d’engager la procédure prévue à l’article 50 du TUE. Celle-ci vise en effet à permettre une négociation aux fins de trouver un accord de sortie, sortie qui devient néanmoins effective si un tel accord ne peut être trouvé au terme d’un délai de deux ans. En d’autres termes, la mise en œuvre par le Royaume-Uni d’une telle procédure, en principe irréversible, mène inéluctablement à la sortie (amiable ou non) de l’Union.
La question demeurait cependant posée de savoir quel organe est compétent pour engager cette procédure, question de pur droit constitutionnel interne, c’est-à-dire britannique.
Or, la souveraineté du Parlement de Westminster est le principe fondamental qui régit l’agencement institutionnel outre-manche. L’application du droit européen au Royaume-Uni fut le fait de la volonté du Parlement exprimée par la loi de 1972. Et seul le Parlement, en vertu même de sa souveraineté, saurait revenir sur cette décision. La mise en œuvre de l’article 50 du TUE, qui entraînerait inéluctablement la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, a pour conséquence de rendre inapplicable le droit européen sur le territoire britannique. Une telle modification ne peut donc être effectuée que par le Parlement britannique, en vertu de la souveraineté qui lui est reconnue par la Constitution, et non par le gouvernement. C’est là tout le sens de la décision rendue le 3 novembre 2016 par la Haute Cour de Londres.
Cette décision, aussi fondée qu’elle puisse apparaître au juriste, n’en suscite pas moins une certaine hostilité, notamment chez les partisans du Brexit. Ainsi, le Daily Telegraph n’a-t-il pas hésité à publier en « une » de l’édition du 4 novembre la photo des trois juges de la Haute Cour, sous le titre : « les juges contre le peuple ». Ces derniers seraient donc coupables d’interférer dans le processus politique en dressant des obstacles à la souveraineté du peuple. En somme, ce serait la démocratie elle-même qui serait bafouée.
Ce serait pourtant là se méprendre. La décision de la Haute Cour ne crée aucun obstacle juridique à la mise en œuvre de l’article 50 du TUE. Même si elle engendre une difficulté de nature cette fois politique, puisqu’il pourrait ne pas exister, au sein du Parlement, de majorité pro-Brexit. Le problème posé est donc plus fondamentalement celui de la nature de la démocratie britannique. Or les institutions du Royaume-Uni sont avant tout celles d’une démocratie représentative. L’originalité du modèle constitutionnel britannique réside dans cette quasi-omnipotence reconnue au Parlement qui est, selon la formule de Dicey, le « souverain juridique ». Pourtant, tout juriste qu’il était, ce professeur d’Oxford n’en percevait pas moins que derrière ce souverain juridique se trouvait un « souverain politique », à savoir le peuple. Celui-ci confie donc à ses représentants, c’est-à-dire au Parlement, la mission de mettre en œuvre sa volonté. C’est bien ce principe de légitimité que la Constitution vient traduire juridiquement en érigeant le Parlement en souverain.
La place prééminente du Parlement au sein des institutions explique également le statut particulier des référendums au Royaume-Uni. A la différence du droit constitutionnel français, le référendum, à l’image de celui du 23 juin, n’est juridiquement qu’un avis demandé par le Parlement au peuple puisqu’une loi est nécessaire pour l’organiser et que son résultat ne lie pas les parlementaires. Cette affirmation, purement juridique, ne permet bien entendu pas de saisir la portée politique d’une consultation populaire. Mais il n’en demeure pas moins que l’opinion exprimée par le peuple le 23 juin a pour destinataire le Parlement, qui a lui-même permis cette consultation à l’invitation du Premier Ministre de l’époque.
Le Parlement doit dès lors assumer les responsabilités qui lui incombent en vertu de la Constitution. C’est à lui de déterminer les conséquences juridiques qu’il convient de donner au référendum sur le Brexit. Sans doute s’exposerait-il aux plus vives (et probablement légitimes) critiques s’il ignorait le résultat du vote du 23 juin. Mais que l’on ne reproche pas aux juges, chargés de dire le droit, d’avoir réaffirmé la souveraineté du Parlement britannique. Sauf à remettre en cause le fondement d’institutions multiséculaires, il serait pour le moins paradoxal que le principe de la souveraineté du Parlement de Westminster s’efface au moment même où le Royaume-Uni s’apprête, selon les partisans du Brexit, à « reprendre » sa souveraineté !
Thibault Guilluy, Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)