Le Conseil constitutionnel contre la transparence fiscale

Le Conseil constitutionnel contre la transparence fiscale

Dans un précédent billet, nous avions commenté seulement un aspect de la très riche décision du Conseil constitutionnel du 8 décembre 2016, relatif à la transparence administrative. Cette même décision contient aussi un élément intéressant concernant cette fois non plus la transparence publique, mais la transparence privée, en l’occurrence la lutte contre l’évasion fiscale. Dans les deux cas, le Conseil constitutionnel s’est opposé à ces évolutions. Nous voudrions montrer ici que la solution adoptée par le Conseil s’inscrit dans une politique globale visant à favoriser la concentration du pouvoir économique et les intérêts les plus forts. Son effet, loin d’être seulement induit, est d’affaiblir les contre-pouvoirs que la société civile tente de construire face aux multinationales. Manifestement, comme dans d’autres décisions où il se montre particulièrement sourd aux problèmes sociaux — au moment où les inégalités augmentent, il constitutionnalise, par exemple, l’idée d’un bouclier fiscal —, le Conseil fait comme s’il n’avait jamais entendu parler de Luxleaks, des Panama Papers ou encore des Football Leaks. Il se sert d’ailleurs d’un argument qui masque mal sa volonté de protéger les stratégies d’optimisation fiscale des multinationales.

De quoi s’agit-il ? Pour comprendre la portée et les dangers de cette décision, il est en effet nécessaire de la remettre dans son contexte. Pour rendre les multinationales comptables de leur action, les ONG ont privilégié depuis des années un outil que l’on appelle la responsabilité sociale des entreprises. C’est un outil que d’aucuns jugeront bien faible pour s’assurer que les entreprises respectent les droits humains, la transparence, l’environnement, les moyens juridiques utilisés relevant essentiellement de la soft law. L’idée qui y préside est que, par l’information, les consommateurs pourront opérer des choix responsables. C’est le mécanisme que l’on a trouvé pour contraindre des entreprises, profitant de leurs multiples implantations pour échapper à leurs obligations juridiques et fiscales, à un minimum de responsabilité devant la collectivité.

Ce mouvement de responsabilité sociale comprend un volet fiscal important, puisqu’il s’agit de lutter contre l’érosion de la base fiscale des États et le transfert de bénéfices. C’est cette politique que le Conseil invalide ici. Il s’agit d’une politique élaborée par l’OCDE dans le cadre du projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting) et soutenue par le G20. Le but principal du projet BEPS est ainsi « de faire en sorte que les entreprises payent les impôts là où elles ont des activités. », explique Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administrations fiscales de l’OCDE. Cette politique comprend deux volets : « Le premier est l’échange de renseignements bancaires pour mettre fin au secret bancaire. Le second volet est la mise en place d’un reporting pays par pays. Il faut obliger les entreprises multinationales à dire combien de chiffre d’affaires est réalisé, combien d’impôt est payé dans chacun de ces pays. Et comme cela, des pays pourront voir, en s’échangeant ces renseignements, si la planification fiscale de l’entreprise est agressive, acceptable ou pas », estime le même spécialiste. C’est donc bien de cela qu’il s’agit. Il faut cependant préciser que le dispositif adopté par le législateur a choisi un degré élevé de transparence en imposant la publication de ces données au public et non pas leur simple communication à l’administration fiscale. La décision du Conseil ne remet d’ailleurs pas en cause la transmission de ces informations à l’administration. Elle empêche cependant que l’opinion publique se saisisse de cette question. Le débat se situe ici.

Quel est l’argument constitutionnel utilisé pour faire échec à cette politique ? Pour le Conseil constitutionnel, « l’obligation faite à certaines sociétés de rendre publics des indicateurs économiques et fiscaux correspondant à leur activité pays par pays est de nature à permettre à l’ensemble des opérateurs qui interviennent sur les marchés où s’exercent ces activités, et en particulier à leurs concurrents, d’identifier des éléments essentiels de leur stratégie industrielle et commerciale. Une telle obligation porte dès lors à la liberté d’entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi. »

Cette décision énonce donc que la liberté d’entreprendre peut être utilisée contre toute mesure compromettant la stratégie industrielle et commerciale d’une entreprise. Que penser d’une telle affirmation et quelle en est la portée et, surtout, ne comporte-t-elle pas des dangers ?

D’abord, si toutes les entreprises sont soumises à la même obligation, on voit mal en quoi cela pourrait leur nuire en termes de concurrence. Certes, le Conseil pourrait craindre une concurrence des entreprises qui ne sont pas des multinationales et sont donc exclues de ce périmètre.  Mais alors la réponse est simple : étant donné qu’elles paient, elles, des impôts, cet avantage est largement compensé. On rappellera au Conseil que le premier effet de l’évasion fiscale est de nuire grandement à la concurrence, puisque ces entreprises échappent à tout impôt.

Ensuite, le risque évoqué par le Conseil est-il bien réel ? Une entreprise souhaitant faire concurrence à une multinationale ne dispose-t-elle pas déjà de ces informations ? Les données à publier étaient des données très basiques : le nombre de salariés, le montrant du chiffre d’affaires, le montant des impôts payés… En outre, ces données étaient agrégées au niveau d’un pays et non pas par filiale ou par type d’activité[1]. Nous montrerons plus bas à quel point la décision du Conseil ignore complètement la portée des obligations de transparence des multinationales en droit des marchés financiers. Le droit des marchés financiers permet déjà de connaître de nombreux éléments de la stratégie commerciale et industrielle des multinationales, puisque l’essence de ce droit est de rendre cette stratégie transparente pour le marché.

Enfin, l’argument du Conseil tient d’autant moins que cette obligation existe déjà pour les banques, comme le rappelle Eva Joly. D’ailleurs, la décision du Conseil a fait craindre une censure du dispositif pour les banques, comme le raconte Raphaël Legendre. Mais, Michel Sapin aurait tranché ce débat en affirmant que « la censure ne porte pas sur le reporting bancaire dès lors qu’une directive européenne a été adoptée. » On se trouve donc dans la situation assez rare où une disposition jugée expressément non conforme à la Constitution resterait valide car elle procède du droit de l’Union européenne. Le Conseil a en effet aménagé la hiérarchie des normes concernant le contrôle de constitutionnalité des directives qui ne seront déclarées contraires à la Constitution que si elles portent atteinte à « l’identité constitutionnelle » de la France (2004-496 DC).

Mais là où les opposants à cette mesure et à la responsabilité fiscale des entreprises ont certainement joué finement, c’est qu’en ayant réussi à obtenir une censure en France, ils peuvent maintenant tirer argument à Bruxelles de cette inconstitutionnalité, puisque cette même mesure est en discussion aujourd’hui au niveau de l’Europe. Et Bruxelles pourrait rechigner à mettre en discussion une mesure qu’une cour constitutionnelle a invalidée.

Quelle est la portée de cette décision ? Le législateur a déjà imposé de très nombreuses obligations de publicité aux sociétés, particulièrement aux sociétés cotées. Cette protection constitutionnelle accordée à la stratégie industrielle et commerciale des entreprises ne risque-t-elle pas de compromettre, à l’avenir, cette réglementation ?

La portée future et le danger de cette décision tiennent en effet à cette notion de stratégie industrielle et commerciale. En droit des marchés financiers, les entreprises doivent déjà livrer à tout le marché une information périodique. De surcroît, une société cotée, dès qu’elle a une information privilégiée, c’est-à-dire une information qui peut avoir une influence sur le cours de Bourse, doit en faire état à tout le marché. Une information privilégiée est nécessairement relative à la stratégie commerciale et industrielle de l’entreprise. En général, la stratégie commerciale et industrielle des sociétés cotées est publique puisqu’elle est susceptible d’influencer le cours de la Bourse et permet à ces sociétés d’attirer les investisseurs, qui feront leurs arbitrages en fonction de ces informations. Les marchés financiers ne fonctionnent que sur l’information ; sans information, il n’y a pas de marché. Faut-il aussi faire tomber le droit bancaire et financier au nom de la liberté d’entreprendre ?

Que révèle alors cette décision ? Cette décision révèle, à mon sens, que la liberté d’entreprendre est utilisée désormais comme un moyen pour protéger certains intérêts économiques puissants, quitte à dévaluer des objectifs de toute première importance comme la lutte contre la fraude fiscale ou l’égalité devant les charges publiques. La jurisprudence du Conseil traduit cette tendance à un amenuisement de la protection des plus faibles, d’une protection accrue des plus forts lorsque le législateur tente de mettre en place des contre-pouvoirs. On en voit de multiples autres exemples, comme la censure du dispositif d’injonction structurelle contenu dans la loi Macron, qui laissera les consommateurs prisonniers des stratégies commerciales des grandes surfaces, ou celle du mécanisme de clause de désignation qui permettait d’attribuer à un assureur unique la protection sociale complémentaire des salariés. Dans la décision Sapin II, comme dans ces deux précédentes décisions, la liberté d’entreprendre sert un projet de société dans lequel les citoyens sont sans recours face au pouvoir économique des grandes entreprises.

[1] Pour l’étude complète de ces arguments, nous renvoyons à l’étude de Transparency International sur ce sujet, ou de Nicolas Cuzacq sur le site de Le Monde, ou de Xavier Berne.

 

Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)