(Je remercie le Professeur Olivier Jouanjan pour ses conseils en traduction et ai tiré grand profit de remarques faites au cours de son séminaire de droit public comparé.)
Fin 2013, le Bundesrat – chambre haute du Parlement allemand – avait déposé une demande aux fins d’obtenir l’interdiction du parti d’extrême droite connu sous l’acronyme NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands). Après plus de trois années de procédure, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, seule compétente pour statuer en la matière au nom du privilège constitutionnel dont bénéficient les parties politiques en Allemagne, vient récemment de rejeter la requête à l’unanimité de ses membres. Ceux-ci ont considéré qu’elle n’offrait pas d’indices d’un poids suffisant laissant présager que les buts du NPD pourraient, à terme, prospérer. Mais afin d’en apprécier l’argumentaire, il faut venir à bout des mille dix paragraphes (équivalents de nos anciens considérants) répartis sur les quelques trois cent pages qui composent la décision de la Cour (BVerfG, 17 janvier 2017, n° 2 BvB 1/13).
Cette requête, fondée sur l’article 21 alinéa 2 de la Loi fondamentale et dirigée précisément à l’encontre du NPD, n’est pas la première dans l’histoire politique et constitutionnelle allemande. En effet, une demande similaire avait déjà été déposée en 2001 sauf qu’à l’époque, le Bundesrat, en tant que partie au procès, était accompagné et par le Bundestag et par le gouvernement fédéral allemand – seules autorités à pouvoir engager la procédure au niveau fédéral (art. 43 al. 1 BVerfGG). En revanche, pour ce qui concerne de façon générale la demande d’interdiction d’un parti, l’affaire du NPD n’est que la troisième – avec les précédents de 1952 (BVerfG, 23 octobre 1952, Sozialistische Reichspartei n° 1 BvB 1/51) et de 1956 (BVerfG, 17 août 1956, Kommunistische Partei Deutschlands, n° 1 BvB 2/51) portant respectivement sur l’interdiction d’un parti néo-nazi et du parti communiste – ayant permis aux juges de statuer au fond.
En 2001, il apparut en effet qu’au cours de la procédure des agents stipendiés par l’Office fédéral pour la protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz) – en clair des policiers chargé du « renseignement intérieur » – avaient infiltré plusieurs fédérations affiliées au NPD. La Cour devait dès lors juger que la requête était irrecevable puisque pour faire constater l’inconstitutionnalité d’un parti politique et l’interdire, la démocratie exige avant tout le respect scrupuleux d’un procès équitable (BVerfG, 18 mars 2003 n° 2 BvB 1/01). C’est la raison pour laquelle les juges, en 2017, ont consacré une centaine de paragraphes à la question de la recevabilité. A travers une analyse détaillée de tous les éléments de procédure, ils ont pu constater que les exigences relatives à la demande d’interdiction avaient été pleinement respectées par les deux parties au procès.
Mais c’est davantage sur le fond que se concentrent les apports les plus substantiels de la récente décision ; ce qui mérite toutefois une précision préalable. En effet, l’article 21 alinéa 2 LF étant une norme d’exception, il invite à une interprétation qui aille au plus près du texte. C’est la raison pour laquelle les juges ont adopté une approche très littérale de l’article qui dispose que pour faire constater l’inconstitutionnalité d’un parti politique « ses objectifs ou le comportement de ses sympathisants [doivent] l’engager à porter atteinte à l’ordre fondamental libéral et démocratique ou de le renverser ou bien de mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne ».
De jurisprudence constante, la notion d’ordre fondamental libéral et démocratique renvoie à la dignité humaine (Menschenwürde) qui comprend la préservation de l’individualité, l’identité et l’intégrité personnelles tout comme le minimum élémentaire d’égalité juridique. Il n’était pas très difficile de constater que l’idéologie du parti national-démocrate (NPD), lequel prône l’avènement d’un Etat national fondé sur une communauté populaire (Volksgemeinschaft) et refusant l’égalité juridique aux non-Allemands, était par trop incompatible avec de tels principes.
De plus, c’est au renversement ou à l’atteinte à cet ordre fondamental que les buts poursuivis par le parti ou du comportement de ses partisans doivent l’engager (darauf ausgehen). La Cour va alors insister alors sur ce terme de « Ausgehen » que l’on peut essayer de traduire par « s’engager à » ou bien « se mobiliser en vue de » qui appelle à un comportement actif se traduisant par l’existence d’une conduite planifiée au sens d’une activité préparatoire appropriée et destinée à porter atteinte à l’ordre fondamental libéral et démocratique. L’idée ici est que l’atteinte ou le renversement ne soient pas rendus complètement impossibles.
S’agissant des objectifs du NPD, il n’était que de lire les statuts du parti adoptés à Bamberg en 2010 sous le titre, traduit mais non moins équivoque, de « Travail, Famille, Patrie » pour confirmer l’application de l’article 21 LF au cas d’espèce. En revanche, pour ce qui a trait au comportement de ses sympathisants, la solution fut moins limpide. D’abord, la notion même de sympathisants (Anhänger), précisent les juges, doit être distinguée de celle d’adhérent ou de simple membre (Mitglieder) du parti. Cette absence de lien matériel suppose une difficulté supplémentaire quant à l’imputabilité du comportement de ces individus (sympathisants) au parti politique lui-même. Ainsi, ce ne sont pas moins de cinquante-sept cas de droit pénal, dont on a supposé la proximité avec la conception idéologique du parti, qui furent rapportés à la Cour. Or, au terme d’une appréciation casuistique des plus poussées, les juges n’ont pu se convaincre que dans leur grande majorité, ces actes délictueux furent politiquement motivés. Au bénéfice du doute, la disposition constitutionnelle ici devait donc être écartée.
A l’évidence, qu’il s’agisse des objectifs du parti en cause ou bien du comportement de ses sympathisants, les juges chercheront désormais à savoir s’il n’est pas complètement impossible que le parti en cause puisse à terme triompher. Certes, les objectifs du parti sont clairement contraires à l’ordre fondamental libéral et démocratique. La Cour va même jusqu’à admettre la proximité du NPD avec les doctrines du national-socialisme (NSDAP). Mais ceci n’est pas une condition de l’article 21 alinéa 2 LF dont l’interprétation doit demeurer stricte sous tout rapport. Pour cette fois-ci donc, il manquait aux juges les indices d’un poids suffisant pour laisser apparaître un éventuel succès politique du NPD.
Ainsi, ce cas allemand invite à une profonde réflexion sur la notion même de démocratie en envisageant chacun de ses aspects ; les bons comme les mauvais. Faut-il rappeler que dans Démocratie et totalitarisme, Raymond Aron distingue principalement la première du second en tant que celle-ci suppose le pluralisme partisan quand celui-là impose le parti unique ? Par voie de conséquence, l’interdiction d’un parti politique relève d’un acte limite car le pluralisme des idées politiques doit triompher. Ce n’est pas en interdisant un parti qu’on supprime le courant qui le porte, bien au contraire. Tout porte à croire que les conséquences d’une telle interdiction pourraient être encore plus néfastes que celles du seul maintien.
Dernier argument juridique (ultima ratio juris) à sa disposition pour se défendre, la démocratie doit savoir l’utiliser avec prudence. L’enseignement à retenir ici est que la même prudence vaut lorsqu’il est finalement décidé de ne pas en faire usage. A travers cette (très) longue décision, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a manifestement tenté de faire à nouveau la preuve de toute la prudence juridique (jurisprudentia) qu’appelle sa fonction pour ne pas déclarer le NPD inconstitutionnel et confirmer ainsi les doutes de beaucoup d’observateurs quant à une telle démarche. Ne fallait-il pas d’ailleurs y voir comme une sorte de pis-aller dans le fait de réitérer la poursuite en justice du NPD – qui s’apparente davantage à un groupuscule qu’à un parti – au moment même où d’autres formations ou mouvements, classées d’extrême droite, comme AfD (Alternativ für Deutschland) ou Pegida connaissent un succès grandissant soit dans les urnes, soit dans la rue ?
Matthieu Bertozzo, doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Le glas du parti national-démocrate d’Allemagne (NPD) ne sonnera pas pour cette fois
(Je remercie le Professeur Olivier Jouanjan pour ses conseils en traduction et ai tiré grand profit de remarques faites au cours de son séminaire de droit public comparé.)
Fin 2013, le Bundesrat – chambre haute du Parlement allemand – avait déposé une demande aux fins d’obtenir l’interdiction du parti d’extrême droite connu sous l’acronyme NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands). Après plus de trois années de procédure, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, seule compétente pour statuer en la matière au nom du privilège constitutionnel dont bénéficient les parties politiques en Allemagne, vient récemment de rejeter la requête à l’unanimité de ses membres. Ceux-ci ont considéré qu’elle n’offrait pas d’indices d’un poids suffisant laissant présager que les buts du NPD pourraient, à terme, prospérer. Mais afin d’en apprécier l’argumentaire, il faut venir à bout des mille dix paragraphes (équivalents de nos anciens considérants) répartis sur les quelques trois cent pages qui composent la décision de la Cour (BVerfG, 17 janvier 2017, n° 2 BvB 1/13).
Cette requête, fondée sur l’article 21 alinéa 2 de la Loi fondamentale et dirigée précisément à l’encontre du NPD, n’est pas la première dans l’histoire politique et constitutionnelle allemande. En effet, une demande similaire avait déjà été déposée en 2001 sauf qu’à l’époque, le Bundesrat, en tant que partie au procès, était accompagné et par le Bundestag et par le gouvernement fédéral allemand – seules autorités à pouvoir engager la procédure au niveau fédéral (art. 43 al. 1 BVerfGG). En revanche, pour ce qui concerne de façon générale la demande d’interdiction d’un parti, l’affaire du NPD n’est que la troisième – avec les précédents de 1952 (BVerfG, 23 octobre 1952, Sozialistische Reichspartei n° 1 BvB 1/51) et de 1956 (BVerfG, 17 août 1956, Kommunistische Partei Deutschlands, n° 1 BvB 2/51) portant respectivement sur l’interdiction d’un parti néo-nazi et du parti communiste – ayant permis aux juges de statuer au fond.
En 2001, il apparut en effet qu’au cours de la procédure des agents stipendiés par l’Office fédéral pour la protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz) – en clair des policiers chargé du « renseignement intérieur » – avaient infiltré plusieurs fédérations affiliées au NPD. La Cour devait dès lors juger que la requête était irrecevable puisque pour faire constater l’inconstitutionnalité d’un parti politique et l’interdire, la démocratie exige avant tout le respect scrupuleux d’un procès équitable (BVerfG, 18 mars 2003 n° 2 BvB 1/01). C’est la raison pour laquelle les juges, en 2017, ont consacré une centaine de paragraphes à la question de la recevabilité. A travers une analyse détaillée de tous les éléments de procédure, ils ont pu constater que les exigences relatives à la demande d’interdiction avaient été pleinement respectées par les deux parties au procès.
Mais c’est davantage sur le fond que se concentrent les apports les plus substantiels de la récente décision ; ce qui mérite toutefois une précision préalable. En effet, l’article 21 alinéa 2 LF étant une norme d’exception, il invite à une interprétation qui aille au plus près du texte. C’est la raison pour laquelle les juges ont adopté une approche très littérale de l’article qui dispose que pour faire constater l’inconstitutionnalité d’un parti politique « ses objectifs ou le comportement de ses sympathisants [doivent] l’engager à porter atteinte à l’ordre fondamental libéral et démocratique ou de le renverser ou bien de mettre en péril l’existence de la République fédérale d’Allemagne ».
De jurisprudence constante, la notion d’ordre fondamental libéral et démocratique renvoie à la dignité humaine (Menschenwürde) qui comprend la préservation de l’individualité, l’identité et l’intégrité personnelles tout comme le minimum élémentaire d’égalité juridique. Il n’était pas très difficile de constater que l’idéologie du parti national-démocrate (NPD), lequel prône l’avènement d’un Etat national fondé sur une communauté populaire (Volksgemeinschaft) et refusant l’égalité juridique aux non-Allemands, était par trop incompatible avec de tels principes.
De plus, c’est au renversement ou à l’atteinte à cet ordre fondamental que les buts poursuivis par le parti ou du comportement de ses partisans doivent l’engager (darauf ausgehen). La Cour va alors insister alors sur ce terme de « Ausgehen » que l’on peut essayer de traduire par « s’engager à » ou bien « se mobiliser en vue de » qui appelle à un comportement actif se traduisant par l’existence d’une conduite planifiée au sens d’une activité préparatoire appropriée et destinée à porter atteinte à l’ordre fondamental libéral et démocratique. L’idée ici est que l’atteinte ou le renversement ne soient pas rendus complètement impossibles.
S’agissant des objectifs du NPD, il n’était que de lire les statuts du parti adoptés à Bamberg en 2010 sous le titre, traduit mais non moins équivoque, de « Travail, Famille, Patrie » pour confirmer l’application de l’article 21 LF au cas d’espèce. En revanche, pour ce qui a trait au comportement de ses sympathisants, la solution fut moins limpide. D’abord, la notion même de sympathisants (Anhänger), précisent les juges, doit être distinguée de celle d’adhérent ou de simple membre (Mitglieder) du parti. Cette absence de lien matériel suppose une difficulté supplémentaire quant à l’imputabilité du comportement de ces individus (sympathisants) au parti politique lui-même. Ainsi, ce ne sont pas moins de cinquante-sept cas de droit pénal, dont on a supposé la proximité avec la conception idéologique du parti, qui furent rapportés à la Cour. Or, au terme d’une appréciation casuistique des plus poussées, les juges n’ont pu se convaincre que dans leur grande majorité, ces actes délictueux furent politiquement motivés. Au bénéfice du doute, la disposition constitutionnelle ici devait donc être écartée.
A l’évidence, qu’il s’agisse des objectifs du parti en cause ou bien du comportement de ses sympathisants, les juges chercheront désormais à savoir s’il n’est pas complètement impossible que le parti en cause puisse à terme triompher. Certes, les objectifs du parti sont clairement contraires à l’ordre fondamental libéral et démocratique. La Cour va même jusqu’à admettre la proximité du NPD avec les doctrines du national-socialisme (NSDAP). Mais ceci n’est pas une condition de l’article 21 alinéa 2 LF dont l’interprétation doit demeurer stricte sous tout rapport. Pour cette fois-ci donc, il manquait aux juges les indices d’un poids suffisant pour laisser apparaître un éventuel succès politique du NPD.
Ainsi, ce cas allemand invite à une profonde réflexion sur la notion même de démocratie en envisageant chacun de ses aspects ; les bons comme les mauvais. Faut-il rappeler que dans Démocratie et totalitarisme, Raymond Aron distingue principalement la première du second en tant que celle-ci suppose le pluralisme partisan quand celui-là impose le parti unique ? Par voie de conséquence, l’interdiction d’un parti politique relève d’un acte limite car le pluralisme des idées politiques doit triompher. Ce n’est pas en interdisant un parti qu’on supprime le courant qui le porte, bien au contraire. Tout porte à croire que les conséquences d’une telle interdiction pourraient être encore plus néfastes que celles du seul maintien.
Dernier argument juridique (ultima ratio juris) à sa disposition pour se défendre, la démocratie doit savoir l’utiliser avec prudence. L’enseignement à retenir ici est que la même prudence vaut lorsqu’il est finalement décidé de ne pas en faire usage. A travers cette (très) longue décision, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a manifestement tenté de faire à nouveau la preuve de toute la prudence juridique (jurisprudentia) qu’appelle sa fonction pour ne pas déclarer le NPD inconstitutionnel et confirmer ainsi les doutes de beaucoup d’observateurs quant à une telle démarche. Ne fallait-il pas d’ailleurs y voir comme une sorte de pis-aller dans le fait de réitérer la poursuite en justice du NPD – qui s’apparente davantage à un groupuscule qu’à un parti – au moment même où d’autres formations ou mouvements, classées d’extrême droite, comme AfD (Alternativ für Deutschland) ou Pegida connaissent un succès grandissant soit dans les urnes, soit dans la rue ?
Matthieu Bertozzo, doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)