Une crise constitutionnelle américaine ?
La crise ouverte par le décret du président Trump sur l’immigration est, en puissance, une crise constitutionnelle. Elle ne l’est pas encore – elle ne le sera peut-être pas – mais elle pourrait le devenir.
Elle ne l’est pas encore, malgré la révocation de l’Acting Attorney General Sally Yates. Celle-ci est sans doute critiquable et va contre des usages généralement respectés mais elle est aussi une bonne illustration de l’Exécutif unitaire. Dès les premières années de la République américaine s’est imposée l’idée selon laquelle le Président exerce un pouvoir hiérarchique sur l’ensemble de l’administration dont il a la charge, et notamment sur le procureur général des Etats-Unis (cf. Steven G. Calabresi et Christopher S. Yoo, The Unitary Executive. Presidential Power from Washington to Bush, Yale UP, New Haven & London, 2008, p.47 et s.).
Elle pourrait cependant le devenir. Le décret présidentiel est, pour le moment, écarté par un certain nombre de cours : le cas est saillant par sa portée politique mais juridiquement assez classique. Ce qui pourrait changer la nature de ce conflit, c’est une décision de la Cour suprême. Les raisons de douter de la constitutionnalité du décret ne manquent pas : la clause du due process du 5ème amendement, comme celle du 1er amendement, prohibant l’établissement d’une religion, sont souvent citées. Il n’est certes pas évident que la Cour suprême se saisisse de la question et il n’est pas évident non plus que, si elle devait le faire, ce soit dans un bref délai. Si c’était le cas, elle pourrait évidemment écarter le décret en raison de son inconstitutionnalité. Le conflit politique pourrait alors se transformer en crise constitutionnelle, à la condition que l’administration Trump décide de résister à la décision de la Cour, en continuant de soutenir le décret. La vieille théorie départementaliste qui veut que le Président est un interprète authentique de la Constitution de même niveau et de même importance que la Cour, pourrait servir de fondement à une telle analyse, et mènerait ainsi à un conflit ouvert entre la présidence et la Cour suprême.
Un tel scénario n’est pas le plus probable – mais les prédictions sont toujours périlleuses. La perspective et la crainte d’une telle crise se ressentent parfois dans les commentaires que l’on peut lire dans la presse américaine. Il est vrai que l’histoire constitutionnelle des Etats-Unis est riche d’épisodes marquants qui ont vu des présidents affronter la Cour suprême, au nom de leur propre interprétation de la Constitution. Ce fut le cas de Jefferson, de Jackson, de Lincoln, de Franklin Roosevelt et de Reagan. Faudra-t-il ajouter, à cette liste prestigieuse, le nom de Donald Trump ? Le coût politique d’une telle aventure pourrait légitimement le faire reculer, la fragile popularité dont il bénéficie ne constituant guère une assise solide. Le choix de Neil Gorsuch pour la Cour suprême, qui doit maintenant être ratifié par le Sénat, semble d’ailleurs plutôt contredire une telle hypothèse : la personnalité de celui qui devrait succéder au juge Scalia est certes conforme aux conceptions philosophiques et politiques de son prédécesseur, mais elle est aussi susceptible de créer un certain consensus. La polarisation qui est le ressort profond de la stratégie politique de Donald Trump semble ainsi s’arrêter, ou du moins s’affaiblir, aux portes de la Cour.
Donald Trump aime à se revendiquer d’Andrew Jackson – dont il a fait installer fièrement le portrait dans son bureau de la Maison blanche – mais il est possible que sa présidence soit, en définitive, plus proche de celle d’Andrew Johnson. Le sort de la présidence Trump dépend largement de ses relations avec le Congrès. Or, depuis son élection – et même, en réalité, depuis la campagne des primaires qu’il a menée –, Donald Trump entretient des relations difficiles avec le parti républicain. La dénonciation de l’establishment est un thème qui, d’un point de vue électoral, peut s’avérer fructueux mais il est plus difficile de gouverner sur une telle prémisse. Au lendemain de son élection, le President-elect s’est lancé dans une opération, largement médiatisée, de réconciliation avec son parti. Le succès de cette tentative n’a cependant été que relatif : le débat autour du rôle de la Russie dans la campagne électorale, et quelques autres déclarations, ont dressé une fraction du parti républicain contre le nouvel élu. Mais c’est peut-être Donald Trump lui-même, finalement, qui a été le principal obstacle à cette réconciliation. Il y a là sans doute un effet pervers de la polarisation qui fut le nerf de sa campagne : elle dresse le parti républicain contre le parti démocrate et tout autant le parti républicain contre lui-même.
Dans un tel contexte, il ne sera pas aisé pour Donald Trump de créer le leadership dont il a besoin ; c’est d’ores et déjà l’enjeu principal de sa présidence. L’indétermination de la fonction présidentielle aux Etats-Unis est largement sous-estimée par les commentateurs français. La présidence de Barack Obama n’a pourtant pas été, de ce point de vue, un succès sans nuances : faut-il rappeler que, sur les huit années de son administration, M. Obama n’a bénéficié d’une majorité au Congrès que pendant deux ans ? La question se posera à l’administration Trump et, d’une certaine manière, elle se pose déjà. Le risque principal qui menace la présidence Trump, aussi paradoxal cela puisse paraître, c’est d’être une présidence « faible ». La Constitution américaine est conçue de telle manière qu’un président ne peut pas gouverner seul. Le président ne possède pas de droit de dissolution du Congrès et n’a pas d’initiative législative (même s’il peut formuler des recommandations) : la logique générale du régime est, de ce point de vue, aux antipodes de celle d’un régime parlementaire. La campagne présidentielle amène les candidats à présenter et à défendre leur programme ; l’élection permet la désignation du président. Mais une fois l’élection achevée, il reste au nouvel élu à trouver les moyens politiques de gouverner. La réussite d’une présidence repose sur sa capacité à créer ou à maintenir un leadership politique après l’élection. Si le président n’y parvient pas, notamment en raison de ses mauvaises relations avec le Congrès, il est cantonné dans une relative impuissance. Ce fut, dans une certaine mesure, le sort de Barack Obama ; ce pourrait être également celui de Donald Trump.
Au-delà de la question de sa conformité à la Constitution et de son destin juridictionnel, le décret sur l’immigration est significatif de l’incapacité de l’administration Trump à gouverner normalement. Cette incapacité est le problème politique majeur qui, à moyen terme, pourrait affaiblir durablement le président. S’il ne parvient pas à intégrer le mode de fonctionnement du gouvernement américain, il sera nécessairement isolé et faible. Il est certes peu probable qu’un impeachment soit jamais voté contre lui mais la responsabilité politique qui lui échoit se manifestera bien avant. Une présidence sans leadership peut être bruyante, désordonnée, conflictuelle, mais c’est une présidence qui ne parvient pas à gouverner.
Quentin Epron, Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)