Un choix de société du Conseil constitutionnel : la liberté contractuelle contre la solidarité

Un choix de société du Conseil constitutionnel : la liberté contractuelle contre la solidarité

Il est frappant de constater, avec un siècle d’écart, le retour dans notre pays du problème de la liberté contractuelle. Cependant, aujourd’hui, les voix sont rares, en doctrine, pour défendre le social, l’organisation commune de la solidarité, contre l’individualisme promu par le juge. Dans une décision du 13 juin 2013 en effet, le Conseil constitutionnel a choisi à la place du législateur que la concurrence valait mieux que le monopole dans le secteur de la protection sociale complémentaire des salariés. Il établit donc la liberté contractuelle comme mode de régulation de ce secteur avec la conséquence que ce choix emporte : l’impossibilité de toute organisation collective de la solidarité.

Or, le 22 décembre dernier justement, le Conseil constitutionnel a de nouveau été saisi de cette question. Le juge fut amené à contrôler la constitutionnalité de la Loi de financement de la sécurité sociale pour 2017. La décision contient une censure intéressante, apparemment anodine comme toutes les censures de cavalier législatif. Il est d’ailleurs piquant de constater que ce type de principe managérial, la censure du cavalier législatif, apparu dans les années 80, est mieux défendu dans notre ordre juridique que la liberté d’expression puisque le Conseil ne met même pas en balance l’intérêt général poursuivi, avec la violation de l’intégrité de la loi, pour sauver les cavaliers qui présenteraient un véritable intérêt. De quoi était-il donc question ? Il s’agissait encore des clauses de désignation pour la couverture complémentaire des salariés, clause qui avait été invalidée par le Conseil constitutionnel dans cette décision du 13 juin 2013. Elle met donc en lumière un problème créé par cette précédente censure (Loi sécurisation de l’emploi, n° 2013-672 DC). En tout, c’est la troisième fois que le législateur revient à la charge sur cette question depuis la décision du 13 juin 2013. Il faut donc croire que le problème est important. Il l’est en effet mais il n’a été relevé que dans le milieu des spécialistes de l’action sociale. Or, cette question technique met particulièrement bien en évidence le problème de la liberté contractuelle et le rôle politique du Conseil constitutionnel.

Avec la décision « Loi pour la sécurisation de l’emploi », c’est la première fois que le Conseil constitutionnel utilise la liberté contractuelle pour remettre en cause une politique sociale. Elle permet donc de revenir sur la redécouverte dans le droit français de la liberté contractuelle comme principe d’organisation des relations sociales et sur les conséquences désastreuses de la décision du Conseil pour la couverture maladie complémentaire des salariés.

Le retour de la liberté contractuelle, ce lazare juridique, dans le droit constitutionnel français contemporain est assez saisissante. Cette liberté est en effet emblématique de notre histoire, de l’histoire de l’État social français — mais aussi américain — puisque c’est contre elle que la solidarité a pu s’instaurer. La chronique de l’essor et du reflux de la liberté contractuelle a été magnifiquement écrite en common law par Patrick S. Atiyah (The rise and fall of the freedom of contract, OUP, 1985). En droit constitutionnel américain, sa reconnaissance est liée à la grande décision Lochner de 1905, par laquelle la Cour suprême des États-Unis invalide une loi de l’État de New York encadrant les horaires de travail des boulangers (à 10 heures par jour et 60 heures par semaine). Cette décision symbolise d’ailleurs « L’ère Lochner » de la Cour suprême qui a vu cette juridiction s’opposer systématiquement aux politiques sociales des Etats américains. Toutes proportions gardées, la décision « Loi pour la sécurisation de l’emploi » est le Lochner français. Au nom de la liberté contractuelle, le Conseil contrecarre une politique sociale majeure : assurer la mutualisation des risques pour la couverture maladie complémentaire des salariés. Le nœud du problème est bien exprimé par un avocat, expert du droit de la protection sociale : « Les clauses de désignation cristallisent les débats, partisans et opposants défendant au fond deux conceptions de la société “l’une égalitaire, prônant une organisation de la protection sociale sur une base la plus large possible, estimant que l’organisation de la mutualisation des risques au niveau professionnel est plus juste et socialement performante ; l’autre libérale, défendant la liberté contractuelle, condition de la concurrence entre les différents organismes assureurs, gage de l’efficacité économique et donc à terme, socialement plus performante” » (G. Briens, Semaine sociale Lamy, 23 mars 2015 n°1669, cité dans le Rapport sur la solidarité et la protection sociale complémentaire collective, La documentation française, dirigé par Dominique Libault, 2015, p. 4).

Le Conseil a fait un choix de société car, une fois qu’il a consacré la liberté contractuelle dans un secteur, la marge de manœuvre du législateur pour « faire du social » est limitée. Il n’y a plus de politique sociale possible en réalité. La position du Conseil constitue un véritable retour en arrière. Songeons à la manière dont les juristes ont bataillé pour introduire du social dans le contrat et la propriété à la fin du XIXe siècle, pour « inventer du social » selon le mot de Jacques Donzelot. Cette bataille a vu Durkheim, Duguit, Saleilles, Demogue, Gounot, et d’autres se servir du solidarisme pour faire prévaloir dans le contrat le collectif sur l’individuel.

La liberté contractuelle fait donc un retour en France, en droit constitutionnel. Après avoir répété à de multiples reprises que la liberté contractuelle n’avait pas de valeur constitutionnelle (94-348 DC ; 97-388 DC), le Conseil change progressivement de position, d’abord pour protéger la sécurité juridique, c’est-à-dire l’intervention du législateur dans les conventions en cours. Puis il lui confère une pleine valeur constitutionnelle dans une décision du 19 décembre 2000 (n° 437 DC), et la censure pour la première fois dans une décision du 30 novembre 2012 (n° 2012-285 QPC) avant la décision du 13 juin 2013 « Loi relative à la sécurisation de l’emploi » (n° 2013-672 DC). C’est la première censure d’une telle ampleur dans un secteur aussi crucial, dont l’effet est une déréglementation complète du système de protection sociale complémentaire des salariés. Et, contrairement à ce que pensent Dominique Rousseau et David Rigaud (Droit social 2013, p. 680), la censure n’était pas « logique » au vu de la QPC n° 2012-285 étant donné, cette fois, l’intérêt général en cause. On ne peut, en effet, pas comparer l’obligation d’affiliation d’un artisan à une corporation applicable dans trois départements et le système de protection santé et prévoyance des salariés !

Pour comprendre l’importance de cette décision et la façon dont elle a déstabilisé la politique en question, il est utile de se reporter au rapport public de Dominique Libault dont l’objet est de sortir de l’impasse créée par ce juge (Rapport Libault, préc.). Il faut préciser d’abord qu’il s’agissait pour le législateur d’encadrer le secteur de la protection sociale complémentaire, et non de la sécurité sociale, qui apporte, dans son volet santé, un complément de remboursement pour les soins en cas de maladie, et qui, pour la partie prévoyance, assure aux salariés un niveau de salaire le plus élevé possible en cas « d’arrêt de travail ou d’invalidité, à prévoir un complément financier en cas de dépendance et à garantir un capital et des rentes aux ayants droit de l’assuré en cas de décès de ce dernier » (Rapport Libault, préc., p. 6-7).

Jusqu’à la décision du Conseil, l’organisation de secteur était ainsi définie : « en matière de protection sociale complémentaire collective, la solidarité et l’effectivité des droits reposaient principalement sur la possibilité, pour les branches professionnelles de définir des garanties, dont la gestion (…) était ensuite confiée à un assureur unique, avec pour objectif “d’une part, d’assurer une meilleure péréquation des risques au niveau de l’ensemble de la branche professionnelle ; d’autre part de garantir l’accès à l’assurance à tous les salariés entrant dans le champ d’application de la convention collective, sans prendre en compte leur état de santé et leurs caractéristiques actuarielles” (Gilles Briens, Semaine sociale Lamy, 23 mars 2015 n°1669). Autrement dit, la désignation [cette procédure contraire à la liberté contractuelle pour le Conseil], permet, ou du moins facilite, la constitution d’un “pot commun” permettant de gérer les prestations non contributives et ainsi de garantir le niveau de solidarité défini par la branche » (Rapport Libault, p. 5). Contre l’idée de pot commun et donc de solidarité dans chaque branche professionnelle, le Conseil a privilégié la liberté contractuelle, un mode de régulation radicalement anti-assurantiel puisqu’il empêche d’élargir la base d’assurés à même d’équilibrer les risques, de mutualiser ces risques sur une base (la branche) suffisamment large pour couvrir la variété des risques de chacun. Pour prendre la mesure de la décision du Conseil, il est utile d’avoir en tête ces chiffres : « A ce jour, 250 branches ont mis en place une clause de désignation sur le risque prévoyance, couvrant plus de 10 millions de salariés et 60 branches ont mis en place une clause de désignation pour la complémentaire santé, couvrant près de 4 millions de salariés ».

Derrière cette affaire, il faut lire la guerre que se jouent les sociétés d’assurance et les institutions de prévoyance, ces dernières ont un avantage important, historique, dans la gestion des contrats collectifs. C’est l’intérêt des sociétés d’assurance que le Conseil a favorisé dans cette affaire.

Il est rare que le Conseil façonne à ce point la régulation d’un secteur aussi important. Sa décision empêche à l’avenir toute structuration de ce secteur sur la base d’un principe de solidarité à l’intérieur d’une même branche professionnelle. Il fait le choix d’un mode de régulation fondé sur la concurrence –le plus coûteux pour la collectivité, car l’argent dépensé en marketing ne sert pas à rembourser les frais de santé. On retrouve le même problème en ce qui concerne la concurrence des médicaments. Jedidah Purdy dans un article sur le constitutionnalisme néolibéral, établit que les dépenses en marketing des sociétés pharmaceutiques aux Etats-Unis sont supérieures au budget qu’elles consacrent à la recherche (J. Purdy, Neoliberal Constitutionalism: Lochnerism for a New Economy, 77 Law & Contemporary Problems 195-213 (2014)). C’est le même problème ici[1].

Le retour de la liberté contractuelle dans notre ordre juridique a été appuyé par certains constitutionnalistes et certains intellectuels[2]. La décision « Loi sur la sécurisation de l’emploi » met donc bien en évidence la politique du Conseil : priver le législateur de la possibilité d’organiser la protection des plus faibles. Elle s’inscrit dans le cadre général du réaménagement des rapports de pouvoir dans les relations individuelles, que l’on voit aussi avec la diminution de la protection des salariés par exemple.

Pour finir, une anomalie n’est pas suffisamment relevée : au moment où le droit public se réorganise autour des idées néolibérales, le droit privé fait une mue spectaculaire et finit par reconnaître par exemple le déséquilibre des relations contractuelles. Autrement dit, le droit des contrats prend officiellement un tournant réaliste et solidariste, prenant ainsi le contre-pied du droit public dans la grande révolution des rapports de pouvoirs que l’on constate aujourd’hui en droit en France.

                                       

Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

                                           

[1] Rapport préc., p. 25 : « Au-delà de ces observations, il est très probable que la suppression des clauses de désignation se traduise par une hausse globale des frais d’acquisition : dans un espace concurrentiel, les organismes assureurs vont devoir assurer leur promotion auprès de l’ensemble des entreprises de la branche, là où ils étaient jusqu’à présent désignés. Les campagnes de publicité que l’on entend chaque matin sur les ondes radio suffisent d’ailleurs à se convaincre qu’une bataille de communication est engagée pour séduire les entreprises concernées »

[2] Jean Peyrelevade, La Constitution contre l’économie, Commentaire 2013/4 n° 144.