Les démocrates américains peuvent-ils faire obstruction à la nomination de Neil Gorsuch ?
Le juge Neil Gorsuch a été nommé le 31 janvier dernier, par le nouveau Président américain, pour occuper le siège vacant à la Cour Suprême des États-Unis, depuis le décès en février 2016 du célèbre Justice Antonin Scalia. Cette nomination ouvre le long – et parfois dramatique – processus de confirmation de sa candidature par le Sénat. A plusieurs égards, les premières réactions à cette nomination sont révélatrices d’un durcissement du processus sénatorial de confirmation. Le leader démocrate au Sénat, Chuck Summer, a d’ores et déjà annoncé vouloir faire obstruction au choix présidentiel. Que doit-on attendre de cette potentielle confrontation ?
I. On a noté que M. Gorsuch n’est pas le premier prétendant au remplacement de Scalia. Quelques semaines après l’ouverture de la vacance à la cour, le Président Obama s’était proposé d’y remédier en nominant le juge Merrick Garland, le 16 mars 2016. Les sénateurs républicains, majoritaires, ont alors refusé de consentir une audition au candidat. Ils souhaitaient accorder ce privilège au vainqueur de l’élection présidentielle de novembre. La victoire du candidat républicain, puis la relative priorité qu’a ensuite occupée le choix d’un nouveau Justice, peuvent toutes deux attester (bien qu’à très court terme) de la réussite de la stratégie républicaine. Toutefois, le problème est tout autre à l’heure où les républicains doivent faire adouber par leurs adversaires démocrates le candidat qu’ils offrent pour le « siège usurpé » à M. Garland. Le principal problème pour la confirmation de M. Gorsuch demeure donc l’absence de confirmation de M. Garland.
Ce problème n’est pas celui de la constitutionnalité de l’opposition sénatoriale prolongée, puisque la manière dont a été traitée la nomination de M. Garland n’est pas explicitement prohibée par le texte constitutionnel (article II, section II, clause II). Surtout, la question ne peut pas être déférée et résolue par l’intervention de la Cour Suprême, qui ne trouve dans les discussions parlementaires aucun préjudice avéré. D’après l’interprétation qu’elle donne du « case or controversy requirement » de la Constitution (section II de l’article III), cette absence la prive de compétence en la matière. Si la discussion sur le « devoir constitutionnel du Sénat » a lieu, elle n’a donc pas pour cadre principal l’office du juge constitutionnel, mais l’enceinte du Capitole. La question concerne alors plus les précédents que le texte constitutionnel.
II. Ce sont ces précédents qui ont largement alimenté la controverse sur la nomination de M. Garland. Le problème rencontré aujourd’hui par les démocrates n’est en effet pas complètement inédit. Les républicains invoquaient en effet une règle interdisant l’exercice du pouvoir de nomination du Président, en situation de gouvernement divisé pendant les années électorales, mais celle-ci n’a pas vraiment de réalité dans le droit sénatorial. Ensuite, les antécédents à la situation de M. Garland témoignent eux-mêmes de situations exceptionnelles. Il y eut deux vacances comparables à celle du Justice Scalia dans l’histoire de la Cour Suprême. Cependant, ces vacances prolongées advinrent dans des circonstances très différentes, puisqu’elles s’expliquaient par le rejet successif de deux candidats avant de pouvoir finalement aboutir à la confirmation d’un troisième. Ce n’est bien sûr pas le cas ici. Le premier (Harry Blackmun) avait prêté serment plus de 391 jours, le second (Anthony Kennedy) 237 jours après le décès, ou le départ de leur prédécesseur. A ce jour, la vacance du siège de Scalia vient de dépasser la durée d’un an, ce dernier étant décédé le 13 février dernier. Le jour de la nomination de M. Gorsuch, Merrick Garland avait déjà enduré une attente de 321 jours, ce qui peut ainsi bien être considéré comme une situation inédite.
III. Aujourd’hui, les démocrates disposent donc de cette absence de coopération comme d’une invitation à leur propre résistance. Ceux-ci sont actuellement en minorité au Sénat. Cependant, suite aux élections sénatoriales du 8 novembre 2016, les républicains ne disposent plus que d’une courte majorité, de cinquante deux sièges. Les démocrates ne sont pas en situation de refuser une audition ou même d’aboutir à un rejet de la confirmation du candidat, dans l’hypothèse probable d’un vote partisan. En revanche, ils bénéficient d’un colossal potentiel d’obstruction lorsque les sénateurs viendront à discuter de sa confirmation. Les propositions d’amendements à répétition, les contraintes des demandes de quorum, l’appel nominal pour les votes, et surtout, l’impossibilité pour le président de séance de refuser la prise de parole à un sénateur, et de la reprendre, créent pour l’opposition le potentiel d’un droit illimité au débat, qui peut être utilisé à des fins dilatoires. Cette célèbre particularité du Sénat américain est connue sous le nom générique de « filibustering« .
La menace du « filibustering » pèse sur les républicains en raison de la majorité qualifiée qu’elle leur demande de réunir pour y mettre fin. Le potentiel d’une obstruction demanderait alors aux républicains de trouver l’appui de huit sénateurs démocrates pour pouvoir aboutir à un vote sur la confirmation de M. Gorsuch. C’est précisément cette exigence de consensus qui confère à l’obstruction son caractère central dans le fonctionnement du Sénat. Classiquement, cette arme avait simplement besoin d’exister pour exercer une sorte de « force centripète » sur les positions des sénateurs. Elle avait même disparue en matière de nominations judiciaires du Président, entre la fin des années 1960 et 2003.
Le contexte contemporain est autrement plus tendu. Cette sorte de convention sur le refus du « filibustering » s’est abîmée voilà une vingtaine d’années. Depuis, on s’accorde à considérer que les rapports partisans au Sénat sont fortement polarisés. Le récent vote de confirmation très serré de Mme. DeVos au poste de secrétaire à l’éducation, nécessitant l’intervention du vice-président Mike Pence pour emporter la majorité, en est peut-être l’élément le plus frappant. Il est tout simplement sans précédent pour un nominé au cabinet présidentiel. En résumé, on pourrait affirmer qu’à une logique de retenue, ou simplement d’intimidation, a succédé une logique de représailles.
IV. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’invitation faite par le Président Trump aux sénateurs de son parti, d’utiliser « l’option constitutionnelle » pour écarter une opposition trop bruyante à la nomination de son candidat. De quoi s’agit-il ?
Le principe de « l’option constitutionnelle », ou « option nucléaire » est relativement simple. Il consiste à pouvoir modifier à la majorité simple une règle des Standing Rules requérant une majorité qualifiée. L’option constitutionnelle doit son nom à l’habilitation qu’elle trouve dans l’article I section 5, clause 2, de la Constitution pour écarter les précédents du Sénat. Thomas Walsh, le sénateur démocrate qui l’avançait pour la première fois en 1917, soutenait ainsi que : « Quand la Constitution dispose que « Chaque chambre déterminera les règles de son fonctionnement (« its rule of proceedings »), cela signifie que chaque chambre peut, par un vote à la majorité, un quorum étant réuni, déterminer ses propres règles. » (M. Gold & D. Gupta, “The Constitutional Option to Change Senate Rules and Procedures: a Majoritarian Means to Overcome the Filibuster”, Harvard Journal of Law & Public Policy, 2005, p. 221).
Le raisonnement de l’option constitutionnelle implique trois choses. En premier lieu, que le pouvoir du Sénat de déterminer ses propres règles le libère nécessairement des précédents posés par les Sénats antérieurs. Ensuite qu’en l’absence de tout précédent de la chambre, les sénateurs opéreraient suivant la pratique parlementaire traditionnelle, selon laquelle les décisions, dernier élément, seraient prises à la majorité simple. Étant retourné à cette variante parlementaire de « l’état de nature », le Sénat exprimerait son consentement envers tous les précédents inutilement répudiés, à l’exception précisément des règles dont il souhaitait se libérer. Les matières reversées à la « pratique parlementaire traditionnelle » pourraient alors être décidées à la majorité simple.
Formulée en 1917, « l’option constitutionnelle » ne fut utilisée pour la première fois qu’en 2013 par le speaker démocrate, Harry Reid, afin d’écarter un « filibuster » obstruant des nominations présidentielles de juges fédéraux. Ce faisant, les démocrates ont créé un précédent, la « Reid Rule » dont les républicains pourraient aujourd’hui faire usage. Celui-ci est d’autant plus tentant que le Sénat, au-delà du problème médiatisé de la vacance à la Cour Suprême, doit aussi répondre à une centaine de vacances dans les cours fédérales. La nouveauté de cet usage illustre clairement la logique de représailles à l’œuvre dans le récent droit du sénat. Le précédent créé par les démocrates concernait les nominations présidentielles à des postes de juges fédéraux, exception faite des nominations à la Cour Suprême. Toutefois, en considérant que les démocrates ont « ouvert la boîte de Pandore », les républicains pourraient riposter en élargissant ce précédent aux nominations à la Cour Suprême.
L’invitation présidentielle à faire usage de cet outil n’est peut-être qu’une tentative d’intimidation. Mais au-delà de la nomination de M. Gorsuch, qu’elle faciliterait sans doute, elle pourrait aussi être invoquée pour de futures nominations à la Cour. Les Justices Ginsburg et Kennedy, en particulier, ont dépassé les quatre-vingt ans. Bien entendu, ce nouvel outil bénéficierait aux nominés démocrates une fois l’alternance venue. Mais une telle séquence d’évènements accentuerait dramatiquement l’actuelle polarisation des institutions politiques américaines. Elle ôterait au Sénat une importante résistance à la logique majoritaire du système de gouvernement des États-Unis.
Le choix de M. Gorsuch n’est pas une provocation de la part du Président. Le juge bénéficie d’un parcours universitaire remarquable, et d’une solide expérience avec la Cour Suprême, qualifications qu’il partage, sans surprise, avec Merrick Garland. Sa nomination est très clairement un geste du Président Trump vers son parti. Les démocrates ont aujourd’hui peu à gagner à une obstruction de principe sur cette nomination, et à interroger le candidat sur des compétences que nul ne conteste.
Lorsque celui-ci se présentera devant la Commission Judiciaire du Sénat, un mouvement intéressant consisterait plutôt à déplacer le débat du parcours de M. Gorsuch, vers la manière dont celui-ci aborderait l’obstruction à la nomination de M. Garland, la constitutionnalité de l’“executive order” du 27 janvier, ou encore les bruyantes critiques présidentielles à l’égard du juge (républicain) James Robart. Les réponses que pourrait alors donner le candidat ne sont pas entièrement imprévisibles. M. Gorsuch a déjà condamné les délais pris par les confirmations sénatoriales de juges fédéraux. Il le faisait notamment en 2002, regrettant le traitement « grossier » de quelques uns des plus « impressionnants » juges fédéraux. Une certaine ironie voulait qu’il évoqua alors Merrick Garland, déjà contesté à l’époque pour sa nomination à la cour d’appel fédérale à Washington D.C. (N. Gorsuch, “Justice White and Judicial Excellence”, UPI, 04/05/2004). Quant aux invectives présidentielles, la condamnation à demi-mots que M. Gorsuch a glissée à un sénateur démocrate, les qualifiant de « décourageantes » et « démoralisantes » est devenue, il y a quelques semaines, le cœur d’une nouvelle échauffourée médiatique. M. Gorsuch devrait comparaître devant la Commission Judiciaire du Sénat à partir du 20 mars.
Aurélien de Travy, doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Je remercie le Professeur Bruno Daugeron ainsi qu’Étienne Nédellec et Barbara Teissier du Cros pour leurs relectures et leurs remarques.
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