Trompe-l’œil, faux-semblants et méconnaissance du droit : à propos de la séquence électorale de 2017 [Par Jean-Marie Denquin]

Trompe-l’œil, faux-semblants et méconnaissance du droit :  à propos de la séquence électorale de 2017 [Par Jean-Marie Denquin]

Que penser de la manière dont les médias ont rendu compte de la longue séquence électorale que vient de vivre le pays ? Au delà de diverses approximations, elle parait traduire une regrettable incompréhension du droit.

 

Jean-Marie Denquin, Professeur émérite de l’université Paris Nanterre

 

 

Au terme de la longue séquence électorale que vient de vivre le pays, il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur la manière dont les médias ont rendu compte des événements et y ont parfois participé. Le bilan parait contrasté. Les analyses politiques ont été pertinentes et ont témoigné, dans l’ensemble, d’une relative impartialité. Tout se gâte lorsque sont abordées les questions institutionnelles. La tendance générale des journalistes à ne voir dans la politique qu’un spectacle, et à feindre d’en être à la fois les organisateurs et les arbitres, se manifeste dans sa pureté. Ici triomphe le café du commerce, abri sûr des chroniqueurs qui doivent parler sans avoir toujours quelque chose à dire. Deux ou trois thèmes vaseux suffisent à remplir les vitrines.

 

On ne s’interrogera pas sur le point de savoir si les spécialistes du droit constitutionnel doivent s’intéresser à ces objets non identifiés, quoique non volants. La question mériterait d’être débattue, mais ici on ne présentera que des observations strictement conjoncturelles. Le caractère volatil du discours médiatique risque en effet de faire rapidement remplacer ces thèmes par d’autres, non moins éphémères, si bien que la durée s’évanouit dans l’insignifiance de ses moments successifs. Un arrêt sur image peut donc être utile pour se souvenir qu’il y a un film. Dans cette perspective, une remarque générale portera sur la méthode médiatique, rendue familière par une pratique constante, et qui demeure pourtant déconcertante pour peu qu’on prenne conscience de son caractère paradoxal. On s’interrogera ensuite sur les rapports de l’abstention et de la légitimité. Enfin on évoquera le thème des relations du nouveau président de la République avec le Premier ministre et le Parlement. Ces objets ont un point commun : ils manifestent une égale méconnaissance, mélange aléatoire d’ignorance et d’indifférence, à l’égard de toute considération juridique.

 

Une grande partie de l’activité des médias en matière politique, fait remarquable mais peu remarqué, consiste non à commenter ce qui a eu lieu – activité qui relève de l’information – mais à expliquer ce qui va arriver – activité dont on ne sait pas exactement de quoi elle relève. La logique de l’urgence exige certes de parler d’abord et de réfléchir après. Mais un pas de plus est franchi lorsque l’événement commenté ne s’est pas encore produit. Cet usage est sans doute né de la commodité : il faut combler le vide créé par l’attente, et l’expression est d’autant plus libre que l’exégèse est préventive. Mais à la longue le rite s’est installé : il ne s’agit plus seulement pour les journalistes d’occuper le terrain, mais de montrer qu’ils sont les maitres du sens. L’événement, quel qu’il soit, n’aura pas d’autre signification que celle qu’ils décideront de lui donner, en feignant de le décrire. Ils seront seuls habilités à en fixer l’interprétation correcte, à en apprécier l’importance, à en déterminer le signe, positif ou négatif. (D’où résulte d’ailleurs leur surprise quand certains individus, des électeurs par exemple, ne partagent pas leur avis.) Ainsi les médias préemptent, pour ainsi dire, l’analyse. L’événement n’est plus considéré en lui-même, dans sa banalité ou sa stupéfiante nouveauté : il est apprécié par rapport au sens que lui ont préalablement assigné ses interprètes autodésignés. Conforme à la prophétie, il confirme le statut des prophètes ; opposé, il est une « surprise », heureuse formule qui justifie rétroactivement l’imprévisibilité du fait. Ainsi quand l’événement est rigoureusement inverse de celui annoncé – les 450 députés promis à Macron – l’autorité de l’oracle n’est pas entamée : les médias partagent avec les hommes politiques le privilège de n’être jamais engagés par leurs propos.

 

Quelle est, en pratique, l’incidence du phénomène ? Intelligibilité ou manipulation ? Il est difficile d’en juger. Les « décryptages » – ce mot dit en lui-même la prétention et le flou conceptuel qui président à l’exercice, car ne peut être décrypté que ce qui a été préalablement crypté – apportent-ils la lumière dans les âmes obscures du public ? Le niveau d’analyse dépasse rarement celui d’évidences accessibles à n’importe quel individu doué d’une intelligence moyenne et susceptible d’empiler les clichés d’une psychologie stéréotypée. Mais il n’est peut-être pas sans importance que ces gloses anticipées tendent à effacer un peu plus la limite, déjà passablement floue, entre le monde réel et l’univers du discours. Elles contribuent donc sans doute à rendre la politique un peu plus opaque et répétitive, tout en mettant en lumière ses ressorts les plus contestables. Les enjeux essentiels sont systématiquement occultés tandis que les décisions prises se voient réduites à leur unique dimension conjoncturelle, les motivations des acteurs à des conflits de personnes entre machiavels de sous-préfecture.

 

Les interprétations après l’événement se heurtent à des inconvénients d’un autre ordre quand, délaissant le quotidien politique, elles prétendent s’élever au niveau des concepts. Les lamentations sur l’abstention et le relativement faible pourcentage des électeurs inscrits qui ont, par voie de conséquence, accordé leurs suffrages au nouveau chef de l’État et à la majorité qui le soutient illustrent parfaitement ces limites.

 

La question de l’abstention exigerait une réflexion approfondie, qui ne se réduirait pas aux clichés indéfiniment recyclés. On se bornera à observer deux points. D’une part l’abstention n’est pas une faute, mais un droit, partie intégrante de la liberté des modernes ; d’autre part l’abstention est un fait purement négatif, qui ne peut être que constaté : on ne peut distinguer une opinion négative d’une absence d’opinion. Ses causes sont multiples, cumulatives, floues, personnelles et opaques, y compris aux acteurs eux-mêmes, ce qui relativise la pertinence des sondages et leur prétention à la scientificité. Les spéculations psycho-politologiques auxquelles on se livre à ce sujet sont donc arbitraires, généralement intéressées et globalement peu convaincantes.

 

L’absurdité atteint son comble lorsqu’on se laisse aller à écrire que la « légitimité » de la nouvelle assemblée est relativisée par l’ampleur de l’abstention, ou que l’élection des élus de la majorité est « fragile ». Le terme « légitimité » est certes tellement vague qu’aucune phrase qui le contient ne saurait être fausse. Mais pour être vraie, l’assertion devrait indiquer en quel sens est pris le terme. Qu’est-ce qu’une élection « légitime » ou « robuste » ? Une élection obtenue sans fraude ni pression ? Une élection à l’unanimité des inscrits ? Une élection qui donne le résultat souhaité par l’orateur ? Si tel n’est pas le cas, le Conseil constitutionnel doit-il invalider tous les élus ? Par qui les remplacer, et par quelle procédure ? Devra-t-on recommencer l’élection jusqu’à ce qu’elle offre un résultat apprécié des médias ? Ne serait-il pas plus simple de faire désigner les députés par les journalistes ? Mais si certains d’entre eux s’abstiennent ? Une procédure référendaire peut prévoir un quorum. Si celui-ci n’est pas atteint, le résultat de la consultation est négatif : cette disposition existe dans certains pays étrangers. Mais un tel principe est inapplicable aux élections, car il aboutirait à ne pas pourvoir certains sièges. À supposer qu’un tel mécanisme soit adopté – ce qui est pour le moins douteux – il en résulterait une loterie dont on peut douter qu’elle améliore la « représentativité » de l’assemblée. Tout ceci est donc dépourvu de sens : au-delà des premières heures, où ces coquecigrues apportent du baume au cœur des vaincus et une apparence de profondeur à la prose éditoriale, plus personne n’y fait allusion.

 

Ce filon épuisé, les médias ont ensuite ciblé la décision du nouveau président de la République de s’exprimer devant le Congrès la veille du jour où le nouveau Premier ministre devait faire sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale. Émoi général, innovation radicale, gravissime, cataclysme républicain, sans que l’on sache d’ailleurs si cet avis de tempête était motivé par une rupture décisive avec les institutions de la Vème République, ou par un retour catastrophique aux institutions de la… Vème République. Un minimum de connaissances historiques aurait permis d’éviter ce tohu-bohu (pour s’exprimer en style gaullien).

 

Il faut rappeler d’abord que la problématique du message remonte à l’époque où les Parlements luttaient contre la puissance royale. Une disposition de la Constitution de 1791 prévoit que « Le Corps législatif cessera d’être corps délibérant tant que le Roi sera présent » (titre III, section IV, article 8). On n’interdit donc pas au Roi d’entrer dans l’enceinte de l’Assemblée, mais on ne débat pas en sa présence. La signification de cette disposition est claire : à une époque où le prestige de la royauté reste puissant, certains parlementaires pourraient être influencés par le fait de parler et de voter sous les yeux du monarque. La tradition républicaine a conservé ce tabou : en 1958, l’article 18 de la Constitution dit encore que le président de la République « fait lire » les messages qu’il adresse au Parlement – manière d’indiquer qu’il ne les prononce pas lui-même. Divers messages seront ainsi lus, notamment pour souhaiter la bienvenue aux assemblées nouvellement élues, et sans que leur contenu outrepasse généralement les banalités d’usage.

 

C’est seulement en 2008 qu’il sera mis fin à cette tradition. Mais il faut se rappeler dans quelles conditions eut lieu cette rupture. Dans son vertige d’hyperprésidence, pieusement entretenu par les médias, Nicolas Sarkozy veut supprimer le poste de Premier ministre. Il s’est d’ailleurs choisi un collaborateur. Mais comment dans cette perspective communiquer avec l’Assemblée ? Il ne saurait être question, comme aux États-Unis, de laisser les Assemblées vaquer à leurs affaires dans leur coin, tout en leur rendant compte une fois par an de l’état de… l’État, puisque la France n’est pas une Union. L’ancien président de la République souhaite donc faire inscrire dans la Constitution le droit pour le chef de l’État de s’exprimer à la tribune de l’Assemblée et du Sénat quand il le souhaite. Il pourra ainsi, à la différence de Louis XVI, intervenir dans les discussions et s’assurer que sa majorité demeure dans le sentier du devoir. Qui oserait fronder en présence du Maitre ? Mais, pour une fois, les parlementaires ne vont pas obtempérer. Ils vont détourner le missile en adoptant une disposition toute différente, qui forme le nouvel alinéa 2 de l’article 18 : le président de la République « peut prendre la parole devant la Parlement réuni à cet effet en Congrès. » Le président de la Vème République n’a donc récupéré que les pouvoirs de Louis XVI. Et cela ne lui sert à rien : Nicolas Sarkozy réunira une fois le Congrès, pour ne pas s’avouer vaincu ; François Hollande fera de même après les attentats de novembre 2015. Dans un cas comme dans l’autre l’événement ne fit pas plus d’effet qu’une lettre lue devant les assemblées. L’initiative du nouveau président de la République n’est donc nouvelle que sur un point : au lieu de faire lire son message devant les chambres il prononce lui-même son message devant le Congrès. L’innovation est des plus limitée. Et elle va plutôt dans le sens d’une reparlementarisation du régime, puisque le président a choisi de s’adresser aux parlementaires et non directement à la nation par le biais de la télévision. Puis le Premier ministre a présenté une déclaration de politique générale où il annonçait non des principes généraux mais des mesures concrètes, quoiqu’à échéances diverses, et a obtenu la confiance de l’Assemblée nationale. Rien de nouveau sur le front constitutionnel.

 

Avant l’événement toutefois les médias avaient fait de celui-ci la première bataille, évidemment gagnée par le chef de l’État, de l’affrontement inévitable entre les deux têtes de l’exécutif. Or sur ce point une connaissance même superficielle de l’histoire du régime devrait inciter à la prudence.

 

D’un point de vue théorique d’abord. La constitution de 1958 dispose, en son article 5, que « le Président de la République (…) assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » et, en son article 20, que « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ». La juxtaposition de ces textes est immédiatement apparue problématique. Mais elle n’implique pas nécessairement contradiction. Elle évoque un paradigme qui semble d’ordre militaire. Le général en chef pense en termes stratégiques et intègre tous les paramètres dans la perspective de la durée. Sur le terrain, ses subordonnés conduisent la bataille. L’articulation des deux niveaux suppose une relation à la fois confiante et inégalitaire. Situation en soi banale, observable sur bien des terrains, mais qui, dans le cas d’une armée, est rendue moins conflictuelle par le fait que le pouvoir n’est pas électif : le chef ne craint pas que son second se présente contre lui à la prochaine échéance.

 

En pratique les choses, comme on le sait, se sont avérées plus complexes. Il est difficile de séparer l’essentiel de l’accessoire, la stratégie de la tactique. Il est délicat de s’autolimiter quand on voit s’accroitre ses pouvoirs. De ce point de vue, l’existence d’une majorité parlementaire a facilité l’action des présidents mais l’a aussi compliquée. Dès lors qu’ils n’ont plus eu, comme disait le discours de Bayeux, « la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes avec l’orientation qui se dégage du Parlement », la tentation est devenue grande pour eux de se comporter en supérieur hiérarchique du pouvoir législatif – ce que pouvait laisser entendre l’expression équivoque, aujourd’hui semble-t-il désuète (faut-il y voir un symptôme ?), de « majorité présidentielle ». Aussi le couple exécutif a-t-il connu depuis 1969 – car le général de Gaulle était, de ce point de vue, hors concours : comment Michel, Georges ou Maurice auraient-ils pu se présenter contre lui ? – tous les cas de figure : cohabitation conflictuelle produite par une alternance parlementaire, cohabitation froide (Pompidou/Chaban, Giscard/Chirac, Mitterrand/Rocard), servitude volontaire assumée, de plus ou moins bonne grâce (Pompidou/Messmer, Mitterrand et ses autres premiers ministres, Chirac/Juppé et quelques autres, Sarkozy/Fillon), voire solidarité active contre une partie d’une « majorité » supposée (Giscard/Barre), sans compter diverses figures intermédiaires (Hollande/Valls). Ce rappel ne montre qu’une chose : c’est qu’existent beaucoup de modèles, sans compter de possibles inédits, et que tous ne sont pas conflictuels. On ne saurait donc anticiper sur les événements et prétendre, au nom d’un déterminisme que rien ne confirme, à un affrontement inéluctable.

 

Il en est de même des relations du chef de l’État avec la majorité. On a annoncé, parfois dans le même article, que l’Assemblée nouvellement élue serait ingouvernable, en raison de l’inexpérience de ses membres, et composée de « godillots » qui obéiraient sans broncher au moindre caprice présidentiel. Or il n’est pas douteux que les deux sont possibles, mais pas sûrs, et pas ensemble. On ne peut, là encore, que conseiller la prudence aux oracles : les prophéties prospectives, même baptisées « analyses », sont fragiles : il demeure plus prudent de prévoir le passé, à la rigueur le présent. Les événements récents sont certes remarquables. Mais ils ne sont, après tout, que la Vème République. On sait gré à Gérard Courtois de l’avoir rappelé dans Le Monde du 5 juillet.

 

Les diverses approximations ici discutées ont un point commun : une incompréhension candide des phénomènes juridiques. Les considérations sur l’illégitimité des élus méconnaissent le fait que des institutions ne peuvent fonctionner que dans un cadre légal où l’on ne peut être élu à 30 ou 35 %, exercer tel ou tel pouvoir à 10 ou 90%, etc. Cela revient à confondre habilitation et conjoncture, rapports de droit et rapports de force. On est élu ou on ne l’est pas, on dispose d’une compétence ou non : aucun État de droit, et même aucun État légal, n’est concevable si l’on ne pose pas ou ne respecte plus de tels principes. En revanche les inquiétudes sur les relations entre le président de la République et le Premier ministre, ou l’exécutif et les parlementaires qui le soutiennent, procèdent de la crainte que les institutions ne règlent pas tous les problèmes. Le type de relations qui s’instaure entre deux individus dépend, même si la relation est inégale, des personnalités de chacun. Il est illusoire de penser que ces complexes interactions peuvent être définies et normées par le droit constitutionnel. Aucun cadre institutionnel ne le peut, de même que le Code civil n’assure pas toujours la paix des ménages, et changer la Constitution par une autre ne remédiera pas à ces problèmes, ou en créera d’autres. De ce point de vue les chroniqueurs peuvent être tranquilles : les occasions d’élégantes angoisses ou de vertueuses indignations ne sont pas près de leur manquer.

 

Les dérives médiatiques observées sont donc de signe inverse. L’une refuse au droit ce qu’il est, par principe, seul capable de donner : un cadre institutionnel qui permet de poser des règles, de désigner des gouvernants et d’offrir des alternatives claires, soumises aux principes de contradiction et de tiers exclu, entre licite et illicite, légitime et illégitime ; l’autre exige du droit ce qu’il ne peut par hypothèse pas donner : une réglementation exhaustive et rigide de rapports interpersonnels. Les deux confondent, au lieu de les distinguer et de les articuler, les rapports complexes entre le droit et la politique.