L’état d’urgence : pour un tournant empirique du contentieux constitutionnel [Par Thomas Perroud]
Si l’on peut avoir des appréciations différentes sur l’opportunité de normaliser l’état d’urgence, il est cependant un élément qui doit rassembler partisans et opposants de la réforme envisagée par le gouvernement : celle-ci a été élaborée à la hâte et sans évaluation transparente de l’efficacité des dispositifs. Autrement dit, le Parlement s’apprête à ratifier une éclipse de nos libertés sans s’interroger sur l’aptitude de ces mesures à atteindre leur objectif. Or, le Conseil constitutionnel, s’il acceptait de moderniser son contrôle de proportionnalité en s’inspirant des exemples étrangers, pourrait nous faire sortir par le haut de cette impasse. La Cour de justice de l’Union européenne comme la Cour constitutionnelle fédérale allemande ont une vision plus exigeante de la proportionnalité qui intègre l’efficacité de la mesure prévue et, pour cela, n’hésite pas à imposer au législateur un degré élevé de justification empirique des mesures. C’est le tournant que nous appelons de nos vœux, un tournant empirique de la jurisprudence, qui devra donc contrôler l’étude d’impact indigente de l’actuel projet.
Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
L’état d’urgence divise profondément la population française : pour les uns tout est bon pour lutter contre le terrorisme, quitte à abandonner nos libertés ; pour les autres, la loi discutée en ce moment au Parlement est intolérable, elle n’est pas compatible avec la nature libérale de notre État. En apparence, il n’est pas possible de réconcilier les points de vue qui procèdent de deux visions du monde opposées. Pourtant, il est un point sur lequel ces deux camps pourraient tomber d’accord : s’il était prouvé que l’abandon de nos libertés était efficace, les partisans de la liberté seraient peut-être susceptibles de raviser leur jugement. Mais pour l’instant, non seulement ce projet changera profondément le régime de nos libertés, mais en outre, il ne repose sur aucune étude empirique fondant, dans les faits, la politique gouvernementale. Le gouvernement se débarrasse donc de nos libertés sans examen approfondi de l’efficacité de l’état d’urgence. L’étude d’impact du projet de loi consacre à peine une page à chaque dispositif, sans qu’à aucun moment le bilan des dispositifs existant ne soit dressé. Le président Macron s’est signalé par son souci de fonder les prochaines réformes économiques sur des études sérieuses, les gouvernements précédents ont établi France Stratégie à cet effet, qui vient en appui du Conseil d’analyse économique (nous disposons donc, en matière économique de deux instances nationales, rattachées au Premier ministre, indépendantes, disposant d’experts reconnus alors que nous n’avons rien d’équivalent en matière de police et de justice). Parallèlement, depuis vingt ans, tout a été fait pour démanteler tout l’appareil d’expertise des ministères de l’Intérieur et de la Justice. Didier Fassin, dans La force de l’ordre (Seuil, 2011), a bien montré cette évolution : « Après une période où la police s’était ouverte à la recherche, avec certes des difficultés admises de part et d’autre mais aussi des bénéfices mutuels reconnus, la politique mise en place au début des années 2000 marque un recul qui ramène plus de deux décennies en arrière, dans un domaine où la France commençait à peine à rattraper son retard par rapport aux pays occidentaux. (…) ». Les efforts de Christiane Taubira et Nicole Maestracci, dans le cadre de la Conférence de consensus de la prévention de la récidive, ont été finalement vains.
Or, c’est là que le Conseil constitutionnel, qui sera sûrement saisi de cette loi, pourrait nous faire sortir par le haut de cette situation et moderniser profondément notre État en imposant au législateur, quand il souhaite remettre en cause en cause les libertés, de fonder son jugement sur des études sérieuses (champ d’études que l’on appelle dans le monde anglo-saxon evidenced-based law making, soit l’élaboration de politiques basées sur des preuves, sur des faits). L’obligation d’impact des projets de loi a d’ailleurs fait l’objet d’une thèse, par Bertrand-Léo Combrade (L’obligation d’étude d’impact des projets de loi, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque des Thèses, 2017). Autrement dit, pour traduire ceci en terme contentieux, juger que la violation des libertés est disproportionnée si aucune étude empirique ne corrobore l’efficacité de ces mesures. Pour l’instant, le Conseil se refuse — en apparence en tout cas — à utiliser l’étude d’impact dans son contrôle pour l’intégrer au contrôle de proportionnalité. Or, des juridictions similaires à l’étranger ont franchi ce pas.
La Cour de justice et la Cour constitutionnelle fédérale allemande sont à la pointe de ces développements visant à pousser une élaboration de la loi fondée sur des faits et non des fantasmes. Pourquoi ces trois juridictions ? Leur point commun est de partager une conception très exigeante du contrôle de proportionnalité, que nous n’avons pas encore transposé, malheureusement, en France. En France, peu nous importe qu’une loi violant une liberté atteigne le but qu’elle se propose d’accomplir. En France, on peut mettre en prison sans se soucier que la mesure réduise le crime et bien sûr sans se soucier des conséquences personnelles de cette mesure. Ni la société ni les individus n’y trouvent leur compte. Peut-on continuer ainsi ?
Voyons donc comment on fait du contrôle de proportionnalité ailleurs !
Concernant l’Allemagne tout d’abord, la décision Hartz IV de 2010 constitue un tournant intéressant dans la prise en compte des études empiriques sous-tendant l’appréciation du législateur (125 BverfGE 175). Cette décision est même considérée comme le zénith de l’évolution jurisprudentielle de cette Cour dans la prise en compte de l’expertise. La Cour considère dans cette décision que le montant des allocations sociales des adultes et des enfants calculé par le Parlement est inconstitutionnel, à défaut d’être fondé sur des évaluations statistiques suffisamment solides. Le législateur se serait ainsi fondé sur des « estimations arbitraires » (§ 171, 175). Tout en ne rejetant pas complètement les méthodes statistiques utilisées, la Cour considéra qu’il n’appliquait pas cette méthode de façon suffisamment cohérente dans l’ensemble du texte. Cette décision est justement considérée comme constituant un changement de paradigme (Klaus Meßerschmidt, Evidence-based review of legislation in Germany, The Theory and Practice of Legislation, 2016, Vol. 4, n° 2, 209–235).
De façon plus générale, la Cour suprême allemande impose au législateur de réunir les données pertinentes et de corriger sa politique en cas de changement de ces données. Dans des domaines aussi sensibles que la protection des libertés fondamentales, la protection de la sécurité ou de la santé publique (loi sur le cannabis par exemple), le législateur se doit de fonder sa politique sur des études solides et, surtout, de surveiller l’application de la loi pour la réformer si elle ne se conforme pas aux évaluations préalables. La Cour n’hésite ainsi pas à donner des indications précises au législateur quant au type, à la nature et à la qualité des statistiques à rassembler (Flückiger 2016). Et il faut bien sûr corriger la législation qui serait devenue inefficace.
La Cour de justice de l’Union européenne s’inscrit dans la même tendance. L’avocat général Sharpston a même avancé que les textes européens sans étude d’impact doivent être déclarés illégaux (C-310-04, §80-81 suiv. des conclusions). À défaut d’étude d’impact, ces textes risquent en effet d’être arbitraires et donc contraires au principe de proportionnalité qui impose de choisir, parmi les mesures législatives disponibles, la mesure qui permet d’atteindre l’objectif poursuivi de la façon la moins attentatoire aux libertés (c’est l’existence de ce test qui manque dans le contrôle de proportionnalité dans sa version française). La Cour impose ainsi au législateur européen, dans l’arrêt Staebelow (C-504/04), d’adapter la loi quand l’évolution du temps rend caduque les évaluations du législateur : « lorsque des éléments nouveaux modifient la perception d’un risque ou montrent que ce risque peut être circonscrit par des mesures moins contraignantes que celles existantes, il appartient aux institutions, et notamment à la Commission, qui a le pouvoir d’initiative, de veiller à une adaptation de la réglementation aux données nouvelles. » (§40). Dans l’arrêt The Rank Group (C-259/10), elle a considéré qu’une disposition législative anglaise était devenue illégale (en contradiction avec la directive européenne sur la TVA) du fait de l’évolution technologique. Dans une autre affaire, la Belgique avait mis en place des mesures discriminatoires sur une base nationale restreignant la liberté de circulation des étudiants (C-73/08). La Communauté wallonne avait ainsi adopté un numerus clausus pour limiter l’afflux d’étudiants d’origine française, notamment en médecine. La justification avancée par l’État belge était double : d’une part un surcroît de dépense pour financer les études de ces étudiants et d’autre part un risque que la Belgique se retrouve en manque de médecin puisque ceux-ci repartiront en France après leurs études. L’aspect le plus intéressant de la décision de la Cour est qu’elle impose à la Cour constitutionnelle belge d’examiner la conventionalité de la loi sur la base d’une évaluation empirique solide en spécifiant la méthode à utiliser.
L’arrêt Vodaphone est aussi intéressant (C-58/08). Il s’agit de la mesure imposant un tarif européen d’itinérance (§52 et suiv.). Comme de nombreux commentaires l’ont remarqué, cet arrêt est intéressant car il applique le principe de proportionnalité de façon procédurale. La Cour se concentre bien, pour examiner la proportionnalité d’une mesure, sur les études mises en œuvre pour l’élaborer afin de juger si le législateur communautaire a bien basé son choix sur des critères objectifs : « À cet égard, il importe de rappeler, à titre liminaire, que la Commission a réalisé, avant d’élaborer la proposition de règlement, une étude exhaustive, dont le résultat est résumé dans l’analyse d’impact mentionnée au point 5 du présent arrêt. Il en ressort qu’elle a examiné différentes alternatives en la matière dont, entre autres, la réglementation soit des seuls prix de détail, soit des seuls prix de gros, soit des deux, et qu’elle a évalué l’impact économique de ces différents types de réglementations ainsi que les effets des différentes modalités de tarification ». Enfin, dans un arrêt Conseil c. Espagne (C-310/04), la Cour juge ceci : « Il en résulte que ces institutions doivent, à tout le moins, pouvoir produire et exposer de façon claire et non équivoque les données de base ayant dû être prises en compte pour fonder les mesures contestées de cet acte et dont dépendait l’exercice de leur pouvoir d’appréciation » (§123). (Roland Ismer and Christian von Hesler, Ex post review of legislatorial prognoses by the European Court of Justice: the temporal dimension of rational law-making, The Theory and Practice of Legislation, 2016, Vol. 4, n° 2, 279–301 ; Rob van Gestel and Jurgen de Poorter, Putting evidence-based law making to the test: judicial review of legislative rationality, The Theory and Practice of Legislation, 2016, Vol. 4, n° 2, 155–185).
On le voit, il existe des pays dans lesquelles les politiques pénales et policières doivent être fondées sur des études solides garantissant la stricte nécessité de la mesure et surtout, son efficacité. À l’heure où l’on ne cesse de dire que l’État dépense trop, comment peut-on s’accommoder de ces dispositifs liberticides et coûteux dont on ne sait rien de l’efficacité ? L’indigence de l’étude d’impact du projet, auquel le Conseil d’État n’a rien trouvé à redire, alors même qu’elle est proprement scandaleuse quand il ne s’agit rien moins que de changer de régime de liberté, doit motiver la censure. Non seulement elle imposera une remise à plat et une évaluation des mesures existantes, mais en outre le Conseil fondera, en droit constitutionnel, le recours à l’expertise indépendante dans les politiques publiques. C’est en outre un moyen de moderniser le contrôle de proportionnalité en France, qui n’est pour l’instant qu’une confrontation de préjugés et d’idéologies, du juge et du législateur. Le Conseil a pu être audacieux à certaines époques : dans les décisions Nationalisations et Privatisations, il n’a pas hésité à réécrire la loi et même, dans la seconde, à imposer l’évaluation des actifs publics par une instance indépendante afin d’éviter de brader les biens publics. Il doit en faire autant ici.