La fermeture globale de la justice

Par Thomas Perroud

<b>La fermeture globale de la justice</b> </br> </br> Par Thomas Perroud

On constate aujourd’hui en France, comme le révèle une récente décision du Conseil d’État, aux États-Unis et au Royaume-Uni une tendance globale vers le rétrécissement de l’accès à la justice. Cette tendance est cohérente avec l’idéologie néolibérale qui vise à l’affaiblissement des contre-pouvoirs sociaux.

 

In France, in the United States and in the United Kingdom, recent developments show a global trend towards diminishing access to justice. The global trend is coherent with the neoliberal ideology that threatens social checks and balances.

 

 Thomas Perroud, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

À peu de temps d’intervalle, le Conseil d’État français et la Cour suprême américaine ont rendu des décisions qui vont dans le même sens : restreindre l’accès à la justice. Ces décisions s’inscrivent dans une tendance de plus long terme, et qui n’est pas cantonnée au droit public, vers le rétrécissement de l’accès au juge. En France, nous vivons ainsi une sorte de contre-moment 1900 : alors que le début du XXe siècle avait été l’occasion pour le juge d’affirmer et de lier État de droit et accès à la justice, tout concourt aujourd’hui à rendre celle-ci plus difficile d’accès. On observe des tendances similaires au Royaume-Uni.

 

Commençons par la France, le Conseil d’État dans un arrêt à la portée très large, affirme désormais que les vices de procédure d’un acte administratif ne pourront plus être attaqués par voie d’exception, c’est-à-dire au moment où le requérant attaque le refus d’abroger l’acte [1]. Le Premier ministre a d’ailleurs salué cette solution dans sa récente allocution au Conseil d’Etat. Paul Cassia en a, lui, très justement dénoncé l’iniquité [2]. Le Conseil d’État affaibli donc la portée des procédures préalables à l’édiction d’un acte, en général d’un acte de portée générale, comme dans cette affaire, c’est-à-dire d’un acte politique. Au-delà du caractère profondément choquant de la solution, celle-ci est en totale contradiction avec tous les engagements du Conseil d’État en faveur de la diminution de ce qu’il se plaît à appeler l’inflation normative. Si l’on veut endiguer cette inflation, il faut, au contraire, procéduraliser l’action publique, imposer le respect des consultations. On pensait que le Conseil d’État, depuis son étude sur la participation de 2011 [3] s’était engagé dans une nouvelle voie, on sera détrompé. On voit bien là comme les rapports – et celui sur les conflits d’intérêts au premier chef – ne sont que purs affichage et communication !

 

Le présent arrêt s’inscrit donc dans un mouvement plus général, qui a certainement commencé en droit de l’urbanisme, vers le rétrécissement de l’accès au juge, et ce au nom de la sécurité juridique. On voit bien le renversement par rapport au droit administratif classique dont la boussole était le respect de la loi, et pour lequel le Conseil d’État a procédé à une définition large de l’intérêt à agir dans des arrêts fameux du début du XXe siècle. Aujourd’hui, les droits subjectifs primeront, quitte à remettre en cause les droits des tiers – déjà bien entamés par le programme de simplification et notamment par le silence vaut acceptation – les droits de la société (avec un bouleversement de la hiérarchie des normes en droit de l’urbanisme ou en droit du travail qui accrédite le concept développé à l’étranger de légalité néolibérale), et même la bonne administration de façon générale car on voit mal comment une décision politique peut être éclairée sans la participation des destinataires. Quel contraste avec la récente jurisprudence qui ouvre le contrôle de légalité contre les actes de droit souple, ce qui justifie d’autant la question posée par Frédéric Rolin : « pourquoi, et au nom de quel principe justifie-t-on qu’une mesure administrative puisse ou non être contrôlée par le juge, en raison d’un critère fondé sur des effets économiques ? » [4]. On voit en outre toute la différence qui peut exister entre la procédure de conclusion de certains contrats de l’Administration, notamment les marchés publics, pour lesquels tous les remèdes sont disponibles pour assurer le respect de la procédure – mais au nom de la concurrence -, et les actes unilatéraux, qui sont pourtant d’une portée politique bien supérieure, et qui ne disposent pas des mêmes sanctions – c’est la raison pour laquelle Yann Aguila plaidait pour l’instauration d’un référé « pré-décisionnel » [5].

 

Cette jurisprudence rejoint la décision Czabaj du 13 juillet 2016 qui introduit une condition de délai raisonnable pour contester un acte qui n’avait pas fait mention des voies de recours et qui était de ce fait attaquable à tout moment. Encore au nom de la sécurité juridique ! Au nom de la sécurité juridique encore, l’intérêt à agir en droit des installations classées (c’est-à-dire pour les entreprises les plus polluantes et dangereuses), ainsi qu’en droit de l’urbanisme est restreint. Enfin, le droit des contrats administratifs subit la même évolution [6].

 

Les discussions au parlement actuellement sur la loi ELAN visent encore à restreindre l’accès au juge en droit de l’urbanisme car les réformes passées ne sont manifestement pas suffisantes. Paul Cassia a bien montré à quel point ces réformes reposent sur un véritable mythe des recours abusifs, que le Conseil d’Etat ne s’embarrasse d’ailleurs jamais de dissiper… [7].

 

Le droit administratif ne fait d’ailleurs que rejoindre une évolution plus générale du droit français vers la restriction de l’accès au juge : le Conseil d’État utilise de façon beaucoup plus fréquente les ordonnances non-admission du pourvoi en cassation [8] et le législateur a aussi entrepris de « rationaliser » l’accès au juge. Au juge pénal bien sûr avec les procédures alternatives au procès qui mettent au premier plan non plus un juge indépendant mais le parquet. Au juge des prud’hommes aussi : sur le fondement de recherches en économie, le Parlement a considérablement réduit l’accès au juge, toujours au nom de la sécurité juridique [9].

 

Or, c’est justement dans le domaine du droit du travail que la Cour suprême a rendu un arrêt important, le 21 mai dernier, dit EPIC Systems Corp. v. Lewis qui réduit le droit d’accès des travailleurs au juge. La Cour suprême ratifie ainsi la stratégie des entreprises qui tentent de se protéger des actions de groupe en insérant dans les contrats de travail une clause interdisant aux employés d’introduire une telle action pour défendre leurs droits.

 

Cet arrêt ne fait que rejoindre aussi une tendance plus générale dans ce pays pourtant si attaché à l’accès à la justice (« I want to have my day in Court! » comme le dit l’expression populaire). Le procès pénal n’a pratiquement plus jamais lieu, les class actions sont désormais considérablement restreintes, et le coût du contentieux est tel que les avocats ne s’y risquent plus. Aujourd’hui, dans deux tiers des contentieux civils, les citoyens renoncent à l’assistance d’un avocat et se défendent eux-mêmes [10]. De surcroît, le déclin de la syndicalisation empêche les travailleurs d’obtenir l’aide du syndicat en cas de contentieux.

 

On constate exactement la même évolution au Royaume-Uni. Le gouvernement conservateur de David Cameron a introduit des textes importants visant à restreindre considérablement le contrôle de légalité. Ce gouvernement a réduit l’aide juridictionnelle dans un pays où le contentieux entraîne des coûts prohibitifs. L’impact s’en ressent en droit de la famille, en droit du travail et de la sécurité sociale ainsi qu’en droit administratif, mais aussi en droit pénal. La Cour suprême britannique a récemment pris position en annulant un décret augmentant le coût du contentieux en droit du travail en violation du droit d’accès à la justice reconnu par le common law [11].

 

Dans de nombreux autres pays, les mesures d’austérité ont été l’occasion de réduire encore l’accès au prétoire. Cette évolution, et c’est très clair dans les déclarations de David Cameron, mais aussi dans celles du Conseil d’État, vise à museler l’opposition aux grands projets d’infrastructures et d’urbanisme. Plus fondamentalement, elle nous semble correspondre à une modification de l’espace public. La jurisprudence du Conseil d’État du début des années 1900, qui s’ouvre avec l’arrêt Casanova, exprime une volonté d’inscrire les actes de la puissance publique dans un espace de contestation favorisant l’engagement des citoyens pour défendre, devant les tribunaux, leur conception de l’action publique. De façon parfaitement symétrique, il s’agit aujourd’hui de n’ouvrir le prétoire qu’à certains intérêts choisis, la possibilité de contester étant fermée à tous ceux dont on estime que leur cause n’est pas efficace : il n’est pas efficace économiquement que les travailleurs puissent contester leur licenciement, il n’est pas efficace non plus de retarder la construction de centres commerciaux ou de logements, on ferme donc l’accès au juge. Il n’est pas efficace d’aller systématiquement devant le juge pénal. Ce faisant, c’est le socle de l’État de droit ainsi que la justice du système qui s’effondre.

 

[1] Conseil d’État, 18 mai 2018 Fédération des finances et des affaires économiques de la CFDT, n° 414583).

[2] « Le Conseil d’État abîme les principes de légalité et de sécurité juridique », Blog de Paul Cassia, 22 mai 2018

[3] Consulter autrement, participer effectivement, Rapport public 2011

[4] « Le droit administratif est-il au service du Grand Capital ? », AJDA 2016. 921

[5] « Le traitement contentieux des vices de procédure en France », in Droit comparé de la procédure administrative, J.-B. Auby, T. Perroud (dir.), Bruylant, 2017

[6] F. Melleray, « À propos de l’intérêt donnant qualité à agir en contentieux administratif, Le « moment 1900 » et ses suites », AJDA 2014. 1530

[7] P. Cassia, « La loi ELAN et les recours abusifs contre les permis de construire », Blog de Paul Cassia, 12 juin 2018

[8] La Cour de cassation elle-même entame une réflexion sur ce sujet

[9] F. Batard, M. Grévy, « Securitas omnia corrumpit », Rev. trav. 2017. 663

[10] Jed S. Rakoff, Why You Won’t Get Your Day in Court, New York Review of Books, 24 November 2016

[11] R. (on the application of UNISON) v. Lord Chancellor [2017] UKSC 51