Vers une « décolonisation » du droit pénal dans le Commonwealth : Les arrêts Shine et Navtej Johar de la Cour suprême indienne dans une perspective comparative Par Eugénie Mérieau
Les arrêts rendus les 6 et 27 septembre 2018 par la Cour suprême de l’Inde sont historiques : dans un contexte d’une profonde érosion de la légitimité de la Cour suprême indienne, les décisions font apparaître la Cour comme une institution résolument activiste, « contre-majoritaire », féministe et pro-LGBT. La portée de la décision est potentiellement considérable : elle s’inscrit dans un mouvement plus large « décolonisation » du droit pénal dans les anciennes colonies britanniques, mené, non par les parlements nationaux, mais par les cours suprêmes du Commonwealth.
The Indian Supreme Court issued two landmark rulings on 6 and 27 September 2018. Against the backdrop of a legitimacy crisis, the Supreme Court affirmed its activist, “counter-majoritarian”, feminist and pro-LGBT rights stance. The impact of the ruling is potentially tremendous, as it is part of a wider trend to “decolonize” penal law in the former British colonies, led not by the national parliaments but rather by the high courts of Commonwealth nations.
Par Eugénie Mérieau, Postdoctorante à la chaire de constitutionnalisme comparé Alexander von Humboldt, Georg-August-Universität, Göttingen
Au cours du mois de septembre 2018, la Cour suprême indienne a invalidé, dans deux décisions majeures, les anciennes lois misogynes et homophobes héritées de l’Empire britannique. Le 27 septembre, elle censura l’article 497 du Code pénal (Shine v. Union of India) qui criminalisait l’adultère, trois semaines seulement après avoir fait de même à l’encontre de l’article 377 du Code pénal (Navtej Johar v. Union of India) interdisant les « relations sexuelles contre-nature », c’est-à-dire, notamment, la sodomie entre adultes consentants.
Le crime d’adultère, applicable uniquement aux hommes, était passible de peines de prison allant jusqu’à cinq ans, quand la peine encourue pour sodomie incluait la prison à vie. La Cour suprême indienne censura les deux articles du Code pénal de 1860 sur le fondement des articles 14 et 15 (égalité devant la loi) ainsi que 21 (liberté individuelle, droit au respect de la vie privée) de la Constitution indienne de 1950. Dans un style emphatique unique à la Cour suprême indienne, les arrêts Shine v. Union of India, 250 pages, et Navtej Johar v. Union of India, 500 pages, convoquent une remarquable somme de références hétéroclites, puisant tout aussi bien dans les « classiques » (Shakespeare, Bentham, Goethe, Schopenhauer, Mill) que dans les références les plus contemporaines de la « critical theory », notamment les études post-coloniales (Gayatri Spivak), féministes (Catherine MacKinnon), et anti-racistes (Patricia Williams). Sont également cités pêle-mêle le Coran, l’Ancien Testament, et la chanson « Democracy » de Leonard Cohen.
Les deux arrêts sont historiques, non seulement parce qu’ils marquent de notables revirements de jurisprudence de la part de la Cour suprême, mais également parce qu’ils s’inscrivent dans un mouvement plus large de « décolonisation » du droit pénal dans les anciennes colonies britanniques, mené, non par les parlements nationaux, mais par les cours suprêmes du Commonwealth.
Pour saisir l’ensemble des enjeux soulevés par ces décisions, ces dernières doivent être appréhendées dans leur contexte, en l’occurrence celui d’une récente mais néanmoins profonde érosion de la légitimité de la Cour suprême indienne, et notamment de son président, Dipak Misra (I). L’analyse de la décision fait en outre apparaître la Cour comme une institution résolument activiste et « contre-majoritaire » (II). Enfin, la portée de la décision est potentiellement considérable : elle s’inscrit dans un mouvement plus large de « décolonisation du droit pénal » dans les anciennes colonies britanniques, mené, non par les parlements nationaux, mais par les cours suprêmes du Commonwealth (III).
I. Contexte : une Cour suprême indienne en perte de légitimité
Les décisions Navtej Johar et Shine sont intervenues dans un contexte de crise de légitimité de la Cour suprême. Lui étaient reprochées, premièrement, son attitude conservatrice à l’égard des questions sociétales et notamment son arrêt de cassation, en 2013, d’une décision de justice en faveur des homosexuels (A), deuxièmement, les méthodes de son président, à l’origine d’un scandale majeur au sein de la Cour en 2017-2018 (B).
A. Les ambivalences historiques de la Cour suprême face à l’article 377
La question de l’abrogation de la section 377 du Code pénal fut soulevée dès 2001. Elle fit l’objet d’âpres débats entre la Cour et le gouvernement jusqu’en 2009, lorsque la Haute Cour de Delhi, exerçant sa compétence de judicial review, invalida la disposition dans son ensemble (Naz Foundation v. NCT Delhi ). Les groupes religieux se mobilisèrent alors pour obtenir une censure de la décision de la Haute Cour par la Cour suprême, et en 2013, cette dernière fit droit à cette demande en infirmant la décision de la Haute Cour de Delhi, rétablissant l’article 377 (Suresh Kumar Koushal v. Naz Foundation). Les activistes anti-377 se mobilisèrent à leur tour, pour déposer une « pétition curative », procédure spéciale de révision des décisions de la Cour suprême[1]. La pétition fut acceptée et dès 2016, la Cour suprême s’engagea dans un processus de réexamen de son arrêt de 2013. Dans le même temps, la Cour affirma, dans un arrêt de 2017 (Ruttaswamy v. Union of India ), que l’orientation sexuelle d’une personne était un « attribut essentiel de la vie privée » dont le respect était garanti par la constitution, posant ainsi les premiers jalons d’une évolution jurisprudentielle davantage favorable aux droits des homosexuels.
B. Les scandales entachant la légitimité de la Cour suprême
La Cour suprême indienne est une institution hautement respectée dans le pays. Néanmoins, en novembre 2017, un scandale mettant en cause son président, Dipak Misra, a fortement érodé sa légitimité. Ce dernier fut publiquement accusé par ses collègues d’attribuer les affaires de façon arbitraire et en violation des règles d’ancienneté, notamment en ce qui concerne les dossiers politiquement sensibles, au premier rang desquels la mort suspicieuse du juge Loya, qui mobilisa l’opinion publique à la fin de l’année 2017[2]. Au sein de la Cour suprême, la cacophonie aboutit finalement au dépôt d’une pétition demandant l’impeachment de son président, soutenue par plusieurs partis d’opposition et signée par plus d’une cinquantaine de parlementaires. La pétition fut finalement rejetée par le président du Sénat[3]. Dans un tel contexte, les arrêts des 6 et 27 septembre apparaissent particulièrement opportuns. Son président, dont le départ à la retraite fut effectif à partir du 2 octobre 2018, fait ainsi oublier le scandale tout en léguant à la Cour quelques principes d’interprétation.
II. Analyse : une Cour suprême résolument « contre-majoritaire »
Pour conclure à l’inconstitutionnalité des articles 497 et 377, Dipak Misra et les quatre autres juges de la formation constitutionnelle de la Cour suprême s’appuyèrent sur une interprétation finaliste du droit, citant avec insistance le caractère « transformatif » de la Constitution indienne (A) ; ils développèrent également le principe de la « moralité constitutionnelle », défini par opposition à une « moralité sociale » jugée rétrograde (B).
A. L’affirmation du caractère « transformatif » de la Constitution indienne
Dans son arrêt portant sur l’article 377, la Cour n’a de cesse de souligner la nature « transformative » de la Constitution indienne, concept à la définition duquel elle dédie une dizaine de pages. Elle énonce notamment que « la Constitution indienne est un excellent document social, presque révolutionnaire dans son objectif de transformation d’une société médiévale, hiérarchique, en une démocratie moderne et égalitaire (…) l’objectif de la Constitution est de transformer la société pour le mieux et cet objectif est le pilier fondamental du constitutionnalisme transformatif[4] ». Dans son arrêt portant sur l’arrêt 497, la Cour affirme « Le marqueur d’une Constitution véritablement transformative consiste en ce qu’elle promeut et génère le changement social[5] ». Elle n’hésite pas à condamner moralement l’archaïsme et l’intolérance d’une société indienne qu’elle se donne pour mission de « tirer vers le haut » : « Les idéaux généraux de l’autonomie individuelle et de la liberté, de l’égalité pour tous sans discrimination de quelque sorte, la reconnaissance de l’identité avec la dignité et le respect de la vie privée constituent les quatre principes cardinaux de notre Constitution monumentale ; ils forment le substrat concret de nos droits fondamentaux auquel certains segments de notre société sont soustraits, vivant encore dans la servitude de normes sociales dogmatiques, de notions préconçues, de stéréotypes rigides, d’états d’esprit particularistes et de perceptions sectaires[6]». La Cour considère par conséquent qu’elle doit résister avec force à ce qu’elle nomme la « moralité sociale » indienne.
B. La « moralité constitutionnelle » opposée à la « moralité sociale »
Dans l’arrêt Navtej Johar, la Cour expose ainsi le principe directeur de son interprétation constitutionnelle : « Nous ne devons pas oublier que les pères fondateurs ont adopté une constitution inclusive comportant des provisions qui n’ont pas seulement permis à l’Etat, mais également, parfois, commandé à l’Etat de mettre en œuvre des actions de discrimination positive afin d’éradiquer la discrimination systématique opérée à l’encontre des segments rétrogrades de la société, ainsi que l’exclusion et la censure mise en œuvre par les prétendues castes supérieures à l’égard des communautés vulnérables. (…) [L]’adoption de la Constitution, était, d’une certaine façon, un instrument ou véhicule pour réaliser la moralité constitutionnelle et un moyen de combattre la moralité sociale dominante de l’époque. Un pays ou une société qui embrasse la moralité constitutionnelle a à cœur l’idée bien-fondée d’inclusivité[7] ». Citant Navtej Johar, la Cour, dans son arrêt Shine, réitère : « Ce n’est pas la moralité commune de l’Etat à une certaine période de l’histoire, mais plutôt la moralité constitutionnelle, qui doit guider [l’interprétation du] droit[8] ». Alors que des voix s’élevaient pour réclamer l’organisation d’un référendum populaire sur la question, Dipak Misra avait déclaré que « les questions constitutionnelles ne peuvent pas être décidées par référendum ; il ne faut pas être guidé par la moralité majoritaire, mais par la moralité constitutionnelle[9] ».
III. Portée : vers une « décolonisation » du droit pénal dans le Commonwealth ?
Les lois anti-adultère et anti-sodomie sont un héritage du colonialisme britannique (A) ; étant donné les influences réciproques que les cours suprêmes du Commonwealth exercent les unes sur les autres, la portée de cette décision est potentiellement considérable (B).
A. Droit pénal et héritage colonial britannique dans le Commonwealth
La reconnaissance du poids de la colonisation britannique sur la diffusion des lois anti-adultère et surtout anti-sodomie est depuis longtemps actée. En avril 2018, à Londres, la première ministre britannique Theresa May demandait elle-même aux nations du Commonwealth d’abroger la législation anti-gay héritée de l’empire britannique : « En tant que premier ministre du Royaume-Uni, je regrette sincèrement à la fois le fait que ces lois aient été introduites et l’héritage de la discrimination, de la violence et de la mort qui persiste aujourd’hui. ». Depuis 1860, l’empire a diffusé à travers ses colonies des codes juridiques pétris de moralité victorienne, interdisant tout sexe non-reproductif, tant oral qu’anal, en leur qualité de « crime contre la nature ». Alors que l’Empire français avait décriminalisé la sodomie entre adultes consentants, en France et dans les colonies, aux lendemains de la Révolution française, au Royaume-Uni, les lois contre la sodomie ne furent quant à elles abrogées qu’en 1967, date à laquelle la décolonisation avait généralement déjà eu lieu. Le mouvement de dépénalisation dans les anciennes colonies est à cet égard somme toute récent, en ce qu’il fut initié dans les années 1990 par la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud.
B. Parlements et cours suprêmes face au droit pénal hérité de la colonisation
Sous l’effet de la tradition de common law, les cours suprêmes des anciennes colonies britanniques hésitèrent longtemps à invalider des lois sur le fondement de la constitution, préférant en déférer au parlement. C’est ce qu’avait fait la Cour suprême indienne en 2013 ; de même, en 2014, la Haute Cour de Singapour, refusa de frapper la loi d’inconstitutionnalité[10]. Son voisin, la Malaisie, conserve également ladite disposition au cœur de son arsenal juridique : l’ancien premier ministre et leader d’opposition Anwar Ibrahim fut en 2015 condamné pour sodomie pour la seconde fois[11]. Mais Singapour et la Malaisie font en réalité figure d’exception. En effet, suite à la décision de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud en ce sens en 1998[12] , plusieurs cours du Commonwealth, se référant expressément au précédent sud-africain, ont censuré « leurs » articles 377 : dans le Pacifique, la Haute Cour des Fiji en 2005[13] ; dans les Caraïbes, le Belize en 2016[14], Trinidad et Tobago, en 2018[15], en Asie, Hong Kong, en 2005[16], ainsi que le Népal, en 2007[17], et enfin l’Inde, le 6 septembre 2018, l’une des cours les plus influentes du Commonwealth au Sud, comme le prouve le rayonnement qu’a exercé et qu’exerce toujours sa jurisprudence de la « structure basique de la Constitution[18] », aujourd’hui répliquée dans plusieurs pays d’Asie du Sud et des Caraïbes.
Conclusion : Les cours suprêmes du Commonwealth à l’avant-garde ?
Dans les termes de l’arrêt historique du 6 septembre 2018, « l’histoire doit ses excuses » aux membres de la communauté LGBT pour les avoir si longtemps ostracisés, car « criminaliser les relations sexuelles selon les termes de l’article 377 est irrationnel, arbitraire et manifestement inconstitutionnel ». Pour étayer leurs pétitions en faveur de l’abrogation de l’article 377, les avocats indiens s’étaient appuyés sur les traditions anciennes de l’Inde, et notamment ses textes fondateurs, les Védas, pour démontrer que l’intolérance à l’égard de l’homosexualité fut étrangère à l’Inde jusqu’aux temps de la colonisation britannique. Ces arguments ne furent pas repris par la cour indienne dans sa décision, mais nul doute qu’ils pesèrent sur l’opinion publique indienne majoritairement critique à l’égard de l’héritage de la colonisation britannique et favorable, du moins dans les grandes villes, à l’égard de l’homosexualité. La Cour suprême, finalement, tout en se défendant d’un quelconque populisme constitutionnel, a bel et bien donné raison à l’opinion. La journée et la soirée du 6 septembre fut festive dans les rues de Delhi, Bombay ou Calcutta, mais également dans de nombreuses petites villes du pays. Le lendemain, le « Times of India » titrait en une : « Independence Day ».
[1] Procédure détaillée à l’Article 137 de la Constitution indienne.
[2] La lettre d’allégation à l’encontre de Dipak Misra, rédigée par quatre juges à la Cour suprême, et dévoilée lors d’une conférence de presse en janvier 2018, est disponible à https://timesofindia.indiatimes.com/india/full-text-of-letter-four-senior-judges-say-situation-in-sc-not-in-order/articleshow/62472957.cms.
[3] Décision de rejet disponible à : http://164.100.47.5/newsite/bulletin2/Bull_No.aspx?number=57709
[4] Arrêt Navtej Johar v Union of India (Cour suprême, 6 septembre 2018), paragraphes 95 – 110, pp. 65 – 74.
[5] Arrêt Shine v Union of India (Cour suprême, 27 septembre 2018), paragraphe 62, p. 81.
[6] Arrêt Navtej Johar v Union of India (Cour suprême, 6 septembre 2018), paragraphe 3, p. 5.
[7] Arrêt Navtej Johar v Union of India (Cour suprême, 6 septembre 2018), paragraphe 123, p. 80.
[8] Arrêt Shine v Union of India (Cour suprême, 27 septembre 2018), paragraphe 59, p. 58.
[9] Voir https://timesofindia.indiatimes.com/india/sc-rejects-demand-for-referendum-on-section-377-says-will-not-go-by-majority/articleshow/64966443.cms
[10] Lim Meng Suang and another v. Attorney-General (Cour d’appel de Singapour, 28 octobre 2014).
[11] En 2000, Anwar fut condamné à une peine de prison de neuf ans pour sodomie, jugement confirmé par la cour d’appel puis infirmé par la Cour fédérale en 2004, au terme de quatre années d’emprisonnement. En 2014, il fut à nouveau condamné pour sodomie à une peine de cinq ans d’emprisonnement, confirmée en appel. Au terme de cinq années d’emprisonnement, il bénéficia d’un pardon royal et fut libéré.
[12] National Coalition for Gay and Lesbian Equality v. Minister of Justice, Constitutional Court of South Africa (9 Octobre 1998).
[13] McCoskar and Nadan v. State (Haute Cour de Fiji, 26 Août 2005).
[14] Orozco v Attorney General of Belize (Haute Cour de Belize, 10 Août 2016).
[15] Jones v Trinidad and Tobago (Haute Cour de Trinidad et Tobago, 12 Août 2018).
[16] Leung TC William Roy v. Secretary for Justice (Haute Cour d’Hong Kong, 22 Août 2005).
[17] Sunil Babu Pant and others v Nepal government and others (Cour suprême du Népal, 21 Décembre 2007).
[18] Voir J-Louis Halpérin, « La doctrine indienne de la structure basique de la Constitution. Un socle indérogeable et flexible ? », Cahiers du Conseil constitutionnel, n. 27, janvier 2010, disponible à https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/la-doctrine-indienne-de-la-structure-basique-de-la-constitution-un-socle-inderogeable-et-flexible.