May and dismay : quelques remarques sur le projet d’accord entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne Par Thibault Guilluy
Le projet d’accord présenté par Theresa May le 14 novembre dernier est l’objet de toutes les critiques au Royaume-Uni et pourrait d’ailleurs être à l’origine de quelques bouleversements politiques. Il s’agit ici de rappeler que cet accord semble déterminé par un problème majeur, celui d’une éventuelle frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise.
The draft agreement presented by Theresa May on the 14th of November is presently the subject of every possible criticism in the United Kingdom and might even create a serious political crisis. It is critically important to bear in mind in this regard that this agreement was the logical consequence of a major problem: the reappearance of a physical border between Northern Ireland and the Republic of Ireland.
Par Thibault Guilluy, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine
C’est peu dire que le projet d’accord conclu entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni, annoncé le 14 novembre et défendu le lendemain aux Communes par Theresa May, cristallise à son encontre toutes les critiques et les mécontentements. Si la Premier Ministre britannique parvient, ce qui est vraisemblable, à conserver le leadership du Parti Conservateur à l’issue d’une éventuelle motion de défiance, il est tout aussi vraisemblable qu’elle ne parvienne pas à obtenir la ratification de l’accord final par le Parlement britannique, la contraignant certainement à la démission.
Ce qui ressort de prime abord de ce projet d’accord n’est pourtant, au regard de l’évolution des négociations depuis 2017, que peu surprenant. Comme on le sait depuis plusieurs mois déjà, le Brexit day, soit le 29 mars 2019 à 23h, ouvrira une période de transition qui durera jusqu’au 31 décembre 2020 et qui pourra d’ailleurs être prolongée. Celle-ci vise à permettre au gouvernement britannique et aux institutions de l’Union de continuer les négociations afin de trouver un accord sur le fond, c’est-à-dire sur leurs relations futures. Durant cette période cependant, le Royaume-Uni, bien qu’il ne soit plus formellement membre de l’Union et cesse donc d’être représenté dans les institutions européennes, demeurera soumis pour l’essentiel au droit et aux obligations de l’Union Européenne. Le divorce, prononcé en droit, devrait donc précéder la rupture effective de la vie commune…
Il s’agit de rappeler ici brièvement ce qui constitue la pierre d’achoppement de l’accord présenté le 14 novembre : le Backstop (ou « filet de sécurité »), qui permet au Royaume-Uni de résoudre l’un des principaux problèmes auquel il se trouve confronté dans le cadre du Brexit, c’est-à-dire celui des frontières futures avec l’Union Européenne. En effet, la sortie de l’Union entraînerait nécessairement le rétablissement d’une frontière terrestre entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise, dont la suppression avait été décidée à l’occasion des accords du Vendredi Saint de 1998. La crainte est grande, dès lors, de voir le conflit ravivé par la réinstauration d’une séparation physique entre ces deux territoires. Or c’est précisément dans cette perspective qu’a été négociée l’introduction d’un Backstop, permettant d’éviter une telle alternative.
En vertu de ce mécanisme, l’ensemble du Royaume-Uni, et donc l’Irlande du Nord, resterait alors dans l’Union douanière de l’Union Européenne. L’Irlande du Nord ferait toutefois l’objet d’un « alignement réglementaire » (regulatory alignment) qui aurait deux conséquences principales. D’une part, l’Irlande du Nord resterait soumise à une partie importante des règles régissant le Marché Unique. D’autre part, son régime juridique se distinguerait alors de celui du reste du Royaume-Uni, qui appartiendrait à la seule Union douanière. Dans l’hypothèse d’un Backstop, une frontière se recréerait donc, non entre les deux Irlandes mais entre l’île irlandaise et la Grande-Bretagne, soit quelque part au milieu de la Mer d’Irlande.
Il est cependant à noter que cet expédient n’interviendrait qu’à l’issue de la période de transition, et dans le seul cas où un accord n’aurait pas été conclu entre les institutions britanniques et européennes.
On comprend dès lors pourquoi cette solution d’un Backstop, pourtant acquise depuis plusieurs mois, est l’objet de toutes les critiques. Elle a pour conséquence de créer, au sein même du Royaume-Uni, deux statuts distincts qui régiraient, d’un côté, la Grande-Bretagne (c’est-à-dire l’Angleterre, l’Ecosse et le Pays de Galles) et, de l’autre, l’Irlande du Nord. Une telle hypothèse est notamment rejetée par le parti unioniste nord-irlandais (le Democratic Union Party), qui est d’ailleurs membre de la coalition gouvernementale puisque le Parti Conservateur n’avait pu recueillir une majorité à lui seul lors des élections de juin 2017.
On remarquera à ce titre, et de manière incidente, à quel point la ferveur de la cause unioniste demeure intacte en ce début de XXIème siècle. Car elle prime sur d’autres considérations, peut-être plus bassement matérielles, qui laissaient au contraire penser que l’Irlande du Nord aurait, d’un point de vue économique, tout à gagner à une telle situation. En effet, le Marché intérieur lui resterait ainsi pleinement ouvert, tout autant, bien entendu, que le marché britannique, ce qui ne serait probablement pas sans favoriser l’attractivité d’un territoire situé, de facto, à la croisée des chemins. Ceci explique d’ailleurs la réaction de la Premier Ministre écossaise, Nicola Sturgeon, qui a immédiatement critiqué l’accord. Car le gouvernement écossais ne serait quant à lui pas opposé à un tel régime dérogatoire pour l’Ecosse qui avait, tout comme l’Irlande du Nord, voté contre la sortie de l’Union Européenne. Dans une perspective territoriale, c’est-à-dire dans le cadre des relations entre les Nations composant le Royaume-Uni, le Brexit pourrait là encore s’avérer une source durable de discorde.
On peut toutefois s’interroger plus largement, c’est-à-dire au-delà de la seule question du Backstop, sur le projet d’accord présenté le 14 novembre et les réactions qu’il suscite, alors même qu’il semble relever d’une version « soft » du Brexit (pour reprendre une expression, heureuse ou non, utilisée dans les médias). Or il est tout de même frappant de constater que les critiques virulentes qui lui sont adressées proviennent des deux « camps », à savoir des « pro » et des « anti » Brexit. Et il devient alors tentant de les renvoyer dos à dos.
Le camp des opposants au Brexit ne se satisfait pas en effet d’un accord qui a pourtant pour conséquence de conserver pour quelques temps encore, c’est-à-dire jusqu’à un éventuel accord sur le fond, le droit de l’Union en droit interne. Or cette opposition, lorsqu’elle ne trahit pas une ambition plus immédiate ou prosaïque visant à provoquer de nouvelles élections, illustre une certaine radicalité dans laquelle, peut-on le penser, s’est enfermé le camp des « remainers ». Il semble en effet qu’aucun autre accord n’aurait paru acceptable dès lors qu’il visait, quelles qu’en soient les modalités, à la sortie du Royaume-Uni de l’Union.
En témoigne par exemple, dans le cadre certes plus étroit du contentieux judiciaire, la question préjudicielle posée par la Court of Session écossaise à la CJUE sur l’interprétation de l’article 50 TUE relatif à la procédure de retrait de l’Union et sur la légalité éventuelle d’un retrait unilatéral de la demande de sortie de l’UE par un Etat qui l’aurait préalablement notifiée. En l’espèce, la cour écossaise a fait preuve d’une certaine générosité en accordant un declaratory relief, sorte de jugement pré-contentieux (ou para-contentieux) visant à résoudre préventivement un problème de droit susceptible de se poser dans un cadre contentieux. Cette bienveillance de la Cour est peut être le signe d’un certain militantisme car, aussi intéressante que soit cette question relative à l’article 50, la probabilité qu’elle puisse être posée dans un cadre contentieux demeure pour le moins faible, pour ne pas dire inexistante, le Royaume-Uni n’ayant jamais manifesté la moindre intention de renoncer au Brexit. Pourtant, selon les juges de la Court of Session, « la réponse aura pour effet de clarifier les options ouvertes aux MPs », formule qui n’est pas sans ambiguïté[1].
En témoigne encore l’insistance sur l’organisation d’un nouveau référendum (dont l’issue serait cependant loin d’être acquise). Non pas car une telle proposition serait illégitime ou ne saurait être discutée dans le cadre des institutions politiques ou du débat public. Mais parce que l’on ne saurait opposer, pour motiver le rejet du projet d’accord trouvé le 14 novembre, cette alternative comme seule réponse. Ce « jusqu’au-boutisme » n’est évidemment pas le seul fait des opposants au Brexit. Il caractérise également la position des partisans à la sortie de l’Union. On ne peut en effet qu’être surpris de la légèreté avec laquelle certains représentants politiques et médiatiques (d’ailleurs souvent ministres démissionnaires…) du camp des Brexiters ont traité les questions relatives à la sortie de l’Union.
On reconnaîtra cependant que le projet d’accord présenté par Mme May ne parait pas, de prime abord, se distinguer par la générosité des concessions faites par l’Union Européenne dans le cadre des négociations. Seul le maintien de l’ensemble du Royaume-Uni dans l’Union douanière (avec l’« alignement réglementaire » pour l’Irlande du Nord évoqué plus haut) semble ainsi avoir été obtenu par le gouvernement britannique. Et l’on peut aisément comprendre que les partisans de la sortie de l’UE ne se satisfassent pas, en l’absence d’accord trouvé sur les relations futures du Royaume-Uni et de l’UE, de la prorogation d’un régime juridique en partie européen. D’autant plus que seul un accord « conjoint » pourrait y mettre un terme, ce qui n’est pas sans interroger l’éventuelle « souveraineté » revendiquée par les Britanniques dans le cadre du référendum du 23 juin 2016.
En d’autres termes, il est des raisons assez légitimes pour les partisans du Brexit de s’opposer à un tel accord. Mais l’on se devra alors de remarquer que ces derniers, du moins ceux qui sont à l’initiative de la motion de défiance contre Theresa May, n’ont que très peu explicité leurs propositions quant aux modalités d’une sortie de l’Union. Se dissimulant souvent derrières d’habiles slogans politiques formulés de manière aussi générale que « Brexit means Brexit », refusant pour certains de diriger le gouvernement qui aurait à mener les négociations, l’alternative défendue par les Hard Brexiters concernant la résolution du problème posé par la frontière nord-irlandaise reste à formuler. Or l’un des rares moments de consensus que la politique britannique a récemment laissé entrevoir semblait se faire sur ce point : le Brexit ne saurait conduire au rétablissement d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise.
Qu’il soit ou non favorable aux intérêts britanniques, le projet d’accord présenté le 14 novembre demeure entièrement déterminé par cette condition. Et il demeure à prouver que le Royaume-Uni pouvait obtenir plus en respectant une telle exigence. Dans cette perspective, ce projet ne fait que repousser à plus tard la résolution d’un tel problème, dont il est d’ailleurs des raisons de penser qu’il est et demeurera inextricable. Peut-être faut-il le reprocher à Mme May, qui aura probablement toutes les peines à le faire accepter et pourrait être conduite à la démission. Mais le problème restera entier, et d’ailleurs d’autant plus sensible dans le cas d’une sortie brutale, c’est-à-dire sans accord.
[1] Pour des développements plus conséquents sur cette décision, voir P. Daly, « The Onward March of Declaratory Relief? », 12 nov. 2018 [https://www.administrativelawmatters.com/blog/2018/11/12/the-onward-march-of-declaratory-relief/]. Je remercie Denis Baranger d’avoir attiré mon attention sur ce texte.