Brexit : au mépris du Parlement? Theresa May, entre « contempt of Parliament » et fragile soutien de sa majorité Par Cécile Guérin-Bargues
Au Royaume Uni, le climat de tension qu’engendrent les difficiles négociations relatives au Brexit est tel qu’on a vu renaitre l’usage de prérogatives parlementaires qu’on aurait pu croire tombées en désuétude. Elles témoignent de la volonté du Parlement d’exercer un contrôle plus étroit sur le gouvernement, tandis que Theresa May, bien que confirmée dans ses fonctions par son parti, ne semble disposer que d’un soutien incertain.
On December 4, MPs passed a historic motion to hold the government in contempt over its failure to release the cabinet legal advice on the Brexit deal. The revival of an ancient privilege never used against the government tends to cast doubts on Theresa May’s parliamentary authority, while Commons are significantly tightening their control over the executive.
Par Cécile Guérin-Bargues, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre. Centre de Théorie et d’Analyse du Droit / Institut Michel Villey
On ignore si la journée du mardi 4 décembre 2018 restera dans la mémoire de Theresa May comme l’une des plus difficiles que la perspective du Brexit lui aura fait vivre. Il est probable en revanche qu’elle constitue une étape significative du contrôle plus étroit que le Parlement britannique s’efforce d’exercer sur le gouvernement. Ce jour-là, conformément à la section 13 de la loi de retrait de l’Union européenne de juin 2018[1] devaient débuter à la Chambre des Communes les débats sur le projet de traité conclu avec Bruxelles sur la sortie de l’UE par le Royaume-Uni. Au terme de cinq heures de discussions acharnées, les députés adoptent à 311 voix contre 293 une résolution sanctionnant pour « contempt » le gouvernement. Quelques jours plus tard, le vote significatif (« meaningful vote ») relatif à cet accord de sortie prévu pour le 11 décembre est reporté sine die. Cet usage sans précédent d’un privilège ancestral – le contempt of Parliament – jette une lumière crue sur la fragilité des soutiens parlementaires dont dispose Theresa May.
La réactivation de prérogatives parlementaires désuètes
Depuis le règne d’Henri VIII (1509-1547), il est d’usage qu’à l’ouverture de chaque législature, le Speaker de la Chambre des Communes sollicite du Lord Chancelier, représentant du souverain, les droits et privilèges anciens et incontestés des Communes. De nos jours, la pétition du Speaker ne relève que du cérémonial traditionnel et n’implique évidemment plus que l’objet de la demande soit subordonné au bon vouloir du souverain. Parmi ces privilèges qui garantissent la compétence exclusive de la Chambre sur ses affaires internes figurent des immunités ou des prérogatives qui nous sont familières : tel est le cas par exemple de la liberté de parole – l’équivalent de notre irresponsabilité parlementaire – corollaire du pouvoir disciplinaire que la Chambre exerce sur ses membres. De manière plus originale, figure également la possibilité pour la Chambre de faire usage du pouvoir de contempt. Revendiqué au nom de la lointaine origine juridictionnelle du Parlement anglais, le contempt of Parliament est modelé sur la procédure de contempt of court qui vise à garantir, pendant le temps du procès, l’exercice libre et impartial de la justice. Il tend à faire des privilèges du Parlement anglais non de simples exemptions, à l’image des immunités parlementaires, mais de véritables prérogatives. Selon la définition d’Erskine May, il permet à la Chambre de sanctionner, indépendamment de tout précédent, « tout acte ou toute omission qui entrave ou qui gêne l’une ou l’autre des Chambres, l’un de ses membres ou de ses fonctionnaires dans l’exercice de ses fonctions, ou qui tend, de manière directe ou indirecte, à produire un tel résultat »[2].
Les rares médias français qui se sont fait l’écho de la journée du 4 décembre ont souvent cédé à la tentation de traduire le terme de contempt par celui d’outrage. Le contempt of Parliament est pourtant beaucoup plus large que l’outrage tel que le conçoivent les Règlements des Assemblées parlementaires françaises (articles 95 du RS et 73 du RAN)[3]. S’estimant seul juge de l’étendue de ses propres privilèges, le Parlement anglais est en droit de réprimer ceux qui en violeraient l’existence, par des peines qui se limitent maintenant à l’exclusion, mais qui allèrent longtemps jusqu’à l’incarcération. Il permet de sanctionner une catégorie indéfinie de comportements qui ont en commun de porter atteinte au bon fonctionnement du Parlement ou aux droits de ses membres. Les contempts varient considérablement quant à leur nature et à leur gravité : il peut par exemple s’agir de déclarations mensongères, de propos diffamatoires ou insultants, d’actes de corruption, ou encore de voies de fait, ce qui n’interdit pas d’ailleurs l’exercice de poursuites judiciaires pour les mêmes faits, dès lors qu’ils sont constitutifs d’une infraction que la loi punit[4]. L’usage du pouvoir de contempt le 4 décembre 2018 relève toutefois d’une autre catégorie, celle que le manuel d’Erskine May qualifie de « désobéissance aux ordres légitimes de l’assemblée »[5]. Il frappe par son originalité à un double titre.
D’une part, un tel usage apparait sans précédent. La pratique parlementaire montre en effet que le pouvoir de contempt a toujours été utilisé à l’encontre d’individus nommément désignés et jamais envers un organe fut-il le gouvernement. Certes, il a pu s’agir de membres de celui-ci : c’est ainsi que les dénégations mensongères de John Profumo, ministre de la guerre du gouvernement d’Harold MacMillan, quant à la réalité de sa liaison avec la maîtresse d’un attaché naval soviétique furent considérées par la Chambre des Communes comme relevant du contempt, jusqu’à ce que la démission du ministre, le 4 juin 1963, rende toute sanction inutile[6]. Le cas de Garry Allighan en 1946 est toutefois davantage cité par la littérature anglaise car la procédure est allée à son terme. Il fut expulsé des Communes pour contempt en raison du caractère diffamatoire des accusations qu’il avait portées sur l’attitude de collègues parlementaires lors de réunions à huis-clos, alors même que le fait de divulguer des informations sur lesdites réunions ne pouvait être qualifié de violation de privilège[7]. Le précédent témoigne donc de la très grande latitude d’action dont dispose la chambre : le pouvoir répressif général que lui confère le contempt lui permet de sanctionner des actes qui, sans nécessairement enfreindre un privilège spécifique, portent atteinte à son bon fonctionnement.
D’autre part, cet usage du pouvoir de contempt vient sanctionner la réactivation d’un mécanisme plus désuet encore : celui de « l’humble adresse » au souverain. Cette procédure permet à la chambre de réclamer au gouvernement la communication de documents qu’elle estime nécessaire à ses débats. Régulièrement utilisée jusqu’au milieu du XIXème siècle, elle ne l’était plus guère, le gouvernement prenant généralement soin d’accompagner ses demandes des études et informations indispensables à l’organisation de débats éclairés. Toutefois, le 1er novembre 2017 déjà, elle avait été remise au goût du jour pour exiger du gouvernement la communication d’une série d’analyses économiques sur les conséquences du Brexit. L’initiative émanait des députés travaillistes, peu convaincus par l’argument du gouvernement de Theresa May selon lequel la discrétion était de mise afin de ne pas obérer les négociations en cours. Au terme d’un vif débat parlementaire, pendant lequel David Davis, ministre en charge du Brexit, avait été déjà menacé d’une procédure de contempt susceptible de mener à son exclusion temporaire de la Chambre des Communes, le gouvernement avait finalement admis ne pas pouvoir se soustraire à l’humble adresse et avait accepté de remettre lesdits documents à la commission parlementaire ad hoc.
Ce mois-ci, la question décidemment récurrente de la juste information de la Chambre s’est posée de manière plus aigüe encore. L’humble adresse du 13 novembre 2018 était cette fois destinée à obtenir communication de l’analyse juridique du projet de traité de sortie de l’UE. En réalité, celle-ci reconnaissait explicitement que le Royaume Uni aurait les plus grandes difficultés à sortir du backstop, mécanisme destiné à éviter le retour d’une frontière physique entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord -qui sort de l’UE-, afin de préserver les accords de paix de Belfast de 1998[8]. Ce filet de sécurité ne se contente pas de prévoir un « territoire douanier unique » entre le Royaume-Uni et l’UE et le maintien, limité aux seuls biens, de l’Irlande du Nord dans le marché intérieur et le régime de TVA de l’UE, il subordonne, au grand dam des Brexiters, la fin éventuelle de ce mécanisme à l’accord conjoint du Royaume-Uni et de l’Union Européenne. On comprend dès lors que la divulgation d’une telle analyse, dans la perspective du vote sur le projet d’accord, ait pu inquiéter Theresa May. Cette dernière a donc essayé de gagner des soutiens et du temps en chargeant Geoffrey Cox, Procureur Général et donc haut conseiller juridique de la Couronne, d’aller répondre aux questions des députés. Il s’agissait de donner un certain nombre d’informations, mais aussi et surtout de tenter de justifier la nécessité, dans l’intérêt du pays, de conserver à ces documents leur caractère traditionnellement confidentiel, afin que le gouvernement puisse à l’avenir continuer à consulter librement sur les conséquences de ses éventuelles décisions politiques. Si l’administration Blair y était jadis parvenue, même au plus fort de la guerre en Irak, tel ne fut pas le cas de celle de Theresa May, confrontée cette fois à une procédure de contempt adoptée à une majorité de 18 voix, avec le soutien de son allié nord-irlandais, le petit parti unioniste DUP. Face au risque de sanctions à l’encontre de Geoffrey Cox, elle n’eut pas d’autre choix que de rendre public ledit document le 5 décembre, quitte à apparaître alors fondamentalement affaiblie.
Le maintien d’un soutien incertain au Premier ministre
Sur le plan constitutionnel, les développements ici brièvement retracés témoignent de la volonté du Parlement britannique d’exercer un contrôle accru sur l’action du gouvernement, en utilisant pleinement les ressources que leur offre le droit parlementaire, attitude d’ailleurs dont les parlementaires français feraient sans doute bien de s’inspirer. Ce même 4 décembre, les députés britanniques ont de surcroît approuvé, par 321 voix contre 299, la proposition d’un député conservateur favorable au maintien dans l’UE, destinée à donner au Parlement voix au chapitre sur la suite des événements, dans hypothèse d’un vote défavorable au projet de traité. On sait toutefois que celui-ci a été reporté, probablement à la fin janvier, le projet étant pour l’instant pris dans un étau d’oppositions contradictoires. Le 4 décembre, il a en effet manqué au Premier ministre 22 suffrages conservateurs, qui se sont joints à ceux de l’opposition travailliste, des europhiles du Parti libéral-démocrate, des unionistes nord irlandais et des écossais indépendantistes. Or, tous ces députés n’ont guère pour point commun que leur hostilité au projet de traité de sortie, pour des raisons souvent diamétralement opposées, certains étant favorables au maintien dans l’UE, d’autres prônant une rupture beaucoup plus franche. Cette absence de projet commun, de fond, explique peut-être aussi en partie l’intérêt renouvelé Outre-Manche pour les mécanismes de la procédure parlementaire et la nécessité d’en exploiter pleinement toutes les potentialités.
Sur le plan politique, d’aucun ont un peu hâtivement conclu de la journée du 4 décembre que c’était là pour Theresa May « the beginning of the end »[9]. Dire que le Premier ministre sort conforté de cette guérilla parlementaire pour aller renégocier avec l’Europe les aspects les plus problématiques du projet de traité serait évidemment excessif. Il n’en demeure pas moins que les députés conservateurs les plus déterminés à obtenir un Brexit sans accord ne sont pas parvenus à récolter les fruits du 4 décembre en obtenant son remplacement à la tête du parti majoritaire et donc à Downing Street. Ils ont en effet échoué 8 jours plus tard à obtenir un vote de défiance au sein du groupe des conservateurs (1922 committee), alors qu’ils étaient enfin parvenus à obtenir les quarante-huit lettres d’élus de la formation nécessaires à l’organisation d’un tel scrutin. Conformément aux règles du parti conservateur, Theresa May est ainsi, pour les 12 mois prochains au moins, confirmée dans ses fonctions, sauf à être renversée par le Parlement lui-même[10]. Il ne lui reste plus qu’à reprendre son bâton de pèlerin pour obtenir de l’UE d’ultimes concessions, tout en espérant que la possibilité pour le Parlement anglais de révoquer unilatéralement la notification de sortie de l’Union, confirmée par la CJUE dans son arrêt d’assemblée Whigtman du 10 décembre[11] suffira à ramener sur la voie de la raison, les partisans les plus ardents d’un Brexit sans accord.
[1] EU (Withdrawal) Act 2018
[2] « any act or omission which obstructs or impedes either House of Parliament in the performance of its functions, or which obstructs or impedes any Member or officer of such House in the discharge of his duty, or which has a tendency, directly or indirectly, to produce such results may be treated as a contempt even though there is no precedent of the offence». Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, Sir W. McKay (dir.), London, 23è éd., LexisNexisUK, 2004, p. 128.
[3] L’article 95 du Règlement du Sénat et l’article 73 du Règlement de l’Assemblée nationale prévoient le prononcé d’une peine disciplinaire à l’encontre du parlementaire qui s’est rendu coupable d’outrage envers la Chambre ou envers son Président.
[4] Pour des exemples de contempts, on se référera essentiellement au chapitre très complet consacré à cette notion in Erskine May’s op ; cit., p. 128 à 199, ainsi qu’à l’essai de recensement par le Joint Committee on Parliamentary Privilege, Parliamentary Privilege First Report, 30 mars 1999, Chap. 6, § 264.
[5] Erskine May’s op. cit., p.138.
[6] Cf. 695 HC Official Report (5th series) col 655.
[7] cf. P. S. Pachauri, The Law of Parliamentary Privileges in U. K. and in India, N.Y, Oceana Publications, 1971, p p. 217-218.
[8] Sur ce filet de sécurité, voir l’article de Thibault Guilluy sur ce blog http://blog.juspoliticum.com/2018/11/22/may-and-dismay-quelques-remarques-sur-le-projet-daccord-entre-le-royaume-uni-et-lunion-europeenne-par-thibault-guilluy/
[9] Cri du cœur d’un député travailliste à l’issu du vote du 4 décembre.
[10] Sur cette procédure, voir notamment A. Antoine, « Au pays des paris, Mme May n’a plus la cote », observatoire du Brexit, billet du 16 novembre 2018.
[11]http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf%3Bjsessionid=D5D866231C1BE648B1A177FC724A45AF?text=&docid=208636&pageIndex=0&doclang=fr&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=1382160