Les « gilets jaunes » sont-ils constitutionnels ? Par Jean-Marie Denquin
Le mouvement des « gilets jaunes » est difficile à cerner. Spontané, ciblé et apolitique au départ, il en est venu, par surenchères, à remettre en cause les gouvernants, voire le régime. Mais il semble qu’il traduise un déficit de l’offre politique plutôt qu’une défaillance des institutions.
The « Yellow Vests » movement is hard to define. At first spontaneous, targeted, and apolitical, it slowly, by successive overbids, challenges governing authorities, if not the regime. However, it seems that this movement reflects the deficit of political supply rather than institutional failures.
Par Jean-Marie Denquin, Professeur émerite de l’Université Paris-Nanterre
Au sujet des « gilets jaunes », peu de choses viennent à l’esprit. Le phénomène est difficile à décrire. Il n’est pas moins difficile de formuler à son sujet un jugement de valeur.
Difficile à décrire d’abord parce que nouveau, donc mal connu. Mais aussi parce qu’il parait difficilement connaissable. Il n’entre pas en série avec les mouvements auxquels on a spontanément tendance à le comparer. L’opération familière de réduction de l’inconnu au connu s’avère décevante. En outre le caractère protéiforme, voire insaisissable, du mouvement, ses hésitations, dérives et ambiguïtés rendent délicate, sinon arbitraire, toute définition simple. L’unité de l’objet est elle-même problématique : toute affirmation à son sujet est rarement plus vraie que l’affirmation contraire.
Cette observation paradoxale est déjà perceptible dans le nom qui sert à identifier le phénomène. Se définir par un signe ostentatoire, vêtement ou uniforme, présente l’avantage d’identifier au premier coup d’œil les membres du groupe et de s’opposer ainsi à ceux qui ne le portent pas. Mais comme n’importe qui peut l’arborer, il dissimule autant qu’il manifeste (à tous les sens du terme) : modérés et radicaux, extrême-droite et extrême-gauche, militants de bonnes et de mauvaises causes, désespérés naïfs et agitateurs cyniques, casseurs et pilleurs, n’ont qu’à enfiler un oripeau jaunâtre pour donner le sentiment, factice, d’une unité.
Camouflage grossier, dira-t-on peut-être, qui ne doit pas occulter l’esprit général du mouvement. L’ennui, toutefois, est que le mouvement n’a rien fait pour clarifier la situation. Il n’a même rien fait, par volonté, impuissance ou insouciance, pour se penser précisément comme tel, c’est-à-dire comme un mouvement. Il ne s’est donné ni chefs, ni porte-paroles, ni stratégie, ni mots d’ordre clairs, ni plateforme revendicative définie, et par conséquent aucun moyen de négocier. Au départ il s’est déclaré apolitique. Mais, outre qu’il a été clairement manipulé par des groupuscules divers, les thèmes mis en avant se sont rapidement révélés politiques au sens le plus banal du terme : réclamer la dissolution de l’Assemblée nationale ou la démission du chef de l’État peut difficilement passer pour une revendication sociale ou corporative.
Un mouvement spontané mais ambigu
Ce spontanéisme individualiste parait sans précédent : même le blanquisme, au XIXème siècle, n’était pas pure improvisation : il avait une doctrine et des chefs. Un tel caractère explique sans doute le sentiment d’étrangeté qu’a suscité « le » mouvement. Dans tous les cas similaires, en effet, soit la révolte a été préparée par une organisation structurée, officielle ou clandestine, soit cette organisation est née du mouvement lui-même, comme ce fut le cas en 1968 : des dirigeants sont apparus et se sont imposés au gros des troupes, des thèmes se sont dégagés, des slogans et des images ont fleuri, un état d’esprit et même un embryon de doctrine se sont développés. Rien de comparable ne semble avoir surgi de l’action des « gilets jaunes ». Les pavés arrachés ne dissimulaient aucune plage.
Faut-il donc tenir le phénomène pour un pur archaïsme ? Nous ramène-t-il aux « émotions » populaires qui secouaient périodiquement la société d’Ancien régime ? La taxe sur le gasoil est-elle l’équivalent des « édits bursaux », impôts extraordinaires auxquels on avait recours dans la grande détresse des finances publiques, notamment en cas de guerre, et dont l’impopularité extrême provoquait des réactions particulièrement violentes, violemment réprimées ? Le parallèle n’est pas dépourvu de sens. Mais il trouve ses limites : la violence existe, mais elle demeure encore contenue. Briser le mobilier urbain, casser des vitrines, piller des magasins (mais, comme l’observait naguère un humoriste, pas les librairies : autre différence avec mai 68, où il était révolutionnaire de faucher chez Maspero) est évidemment condamnable, mais ce n’est pas la même chose que massacrer les agents du roi. En outre les casseurs ne sont pas une nouveauté : ils forment depuis longtemps une sorte de basse continue des grandes manifestations, même lorsque celles-ci sont organisées par des forces syndicales qui disposent d’un service d’ordre.
Si l’on tient, en définitive, à trouver un terme auquel comparer les « gilets jaunes », c’est d’un phénomène moderne quelque peu oublié qu’il faudrait le rapprocher. On ne se souvient plus des manifestations d’agriculteurs, car il n’y a plus de manifestations et plus guère d’agriculteurs. Celles-ci, pourtant, étaient fréquentes dans les dernières décennies du siècle passé. Elles frappaient par leur violence, barrages sur les routes, pneus brulés, artichauts (choux fleurs, patates…) déversés dans la cour des sous-préfectures bretonnes[1], qui contrastaient avec la pacification frappante – et d’ailleurs récente si l’on se souvient des événements de 1948 – des grèves ouvrières. Les intéressés excusaient ces désordres en alléguant le fait, incontestable, que, précisément, ils ne pouvaient faire grève. Une grève de salariés porte préjudice soit à l’employeur soit aux usagers. Elle constitue un moyen de pression. Mais elle ne peut durer sans une organisation et un élan de solidarité. Une cessation d’activité des agriculteurs – ne plus nourrir le bétail, laisser pourrir les moissons sur pied – ne nuirait qu’à eux-mêmes. Plus généralement un mouvement de non salariés, étudiants, chômeurs, retraités, peut durer, mais il ne constitue pas en lui-même une pression : il ne trouble donc guère la quiétude des autorités.
Or le mouvement des « gilets jaunes », par l’indétermination même de ses objectifs et de ses revendications, n’exclut aucune de ces catégories. Il permet une convergence négative où peuvent se retrouver des acteurs occupant des positions sociales différentes et dont les intérêts sont logiquement incompatibles. Le phénomène ne traduit ni un conflit de classe ni un conflit de générations. Il est également réducteur d’y voir l’opposition de deux Frances, l’une moderne, jeune, dynamique, entreprenante, urbaine, européenne et politiquement correcte, l’autre archaïque, âgée, fatiguée, timorée, rurale, souverainiste et mal pensante. Cette sociologie de convention, très populaire dans les médias qui y trouvent une occasion supplémentaire de s’autocongratuler, est à l’évidence surdéterminée par des préjugés qui camouflent mal de purs jugements de valeur. Ainsi il est facile de voir dans cette affaire l’agonie méritée de catégories psychosociales condamnées par l’histoire – les considérations sirupeuses sur la démocratie étant, en l’espèce, temporairement remisées.
Si le mouvement des « gilets jaunes » est bien un front du refus, une anecdote est peut-être de nature à en éclairer la dynamique et la paradoxale unité. Une avocate racontait récemment à l’auteur de ces lignes la conversation qu’elle avait eu avec un agent du fisc. La conclusion fut la suivante : « Avez-vous un pouvoir de nuisance ? Non ? Alors vous pouvez crever ». Transparence et néolibéralisme : on ne saurait être plus clair. La cause profonde du mouvement des « gilets jaunes » est précisément là : des individus qui ne disposent d’aucun moyen de pression et ont perdu tout espoir de se faire entendre par l’usage de leur droit de vote ont tenté de récupérer par d’autres voies un certain pouvoir de nuisance. Ils ont découvert sur le tas que tel pouvait être le cas. L’étrange phénomène devient ainsi intelligible mais en même temps il révèle son ambiguïté fondamentale. Toutes les revendications ne peuvent être satisfaites ensembles puisqu’elles sont incompatibles. Quels que soient les dires des acteurs, leurs proclamations de pacifisme et d’apolitisme, le mouvement n’est efficace que s’il sert de prétexte à quelques défoulements fâcheux, illégaux, potentiellement tragiques. Sinon on retombe tout de suite dans une formule connue, mais rarement commentée par les penseurs médiatiques et politologues sérieux : « La dictature, c’est : ‘’Ferme ta gueule’’. La démocratie, c’est : ‘‘Cause toujours !’’ ».
Ces considérations banales, peu exaltantes mais réalistes, conduisent logiquement à s’interroger sur les implications politiques et institutionnelles d’un mouvement apolitique et spontané. Crise de régime qui implique des réformes profondes, voire une transformation du système qui est censé nous gouverner ou parenthèse que va refermer une vague de froid sibérienne (qui confirmera le réchauffement climatique) ou une offensive éclair des confiseurs ? Autrement dit comment articuler le temps bref, haut en couleurs, imprévisible, des événements avec le temps long, gris et répétitif du Droit constitutionnel ?
Défaillance des institutions ou déficit de l’offre politique ?
Une première remarque s’impose : si l’on change de République à chaque péripétie de ce genre, nous ne devrions pas nous diriger vers la VIème mais au moins vers la IXème, après la VIème (68), la VIIème (loi Devaquet), la VIIIème (CPE), sans compter la loi Savary, la Manif pour tous et quelques autres cortèges grandioses. Or, dans ces diverses hypothèses, si le Roi avait demandé « Est-ce une Révolution ? », il eut convenu de lui répondre : « Non, Sire, c’est une révolte. »
Deuxièmement, faut-il changer la Constitution ? Sous la IVème République, de tels événements auraient entrainé la chute du Gouvernement. L’Assemblée n’aurait pu être dissoute, les conditions posées à l’article 84 n’étant pas réunies. Après trois semaines ou un mois, un autre Gouvernement aurait été constitué, avec un autre chef mais à peu près les mêmes ministres, les combinaisons politiques compatibles avec la composition de l’Assemblée n’étant pas en nombre infini. La morale de cette histoire aurait été simple : le Gouvernement tombé gouvernait peu, le Gouvernement nouveau devrait s’efforcer de gouverner moins encore. Un tel scénario serait-il plus satisfaisant que ce à quoi on peut aujourd’hui s’attendre ? C’est peu probable. Quand à instaurer un nouveau système, totalement immunisé contre des soubresauts de ce type, le modèle reste à inventer. Développer certaines procédures d’initiative populaire serait sans doute souhaitable, mais la probabilité qu’on s’y résolve, une fois le péril passé, semble faible.
Troisièmement, un argument (pseudo-savant) met en cause le quinquennat : l’élection d’un Président et d’une majorité à sa dévotion conférerait au premier un pouvoir discrétionnaire, impossible à remettre en cause avant cinq ans. Il n’est pas douteux que cette situation s’avère problématique dans certaines conjonctures – dans d’autres on la loue car elle est garante de stabilité et d’efficacité. Le fait que le Président soit élu sur un programme ne garantit pas la transparence démocratique de l’institution, puisque le chef de l’État sera critiqué dans deux cas de figure : s’il applique son programme et s’il ne l’applique pas. Mais en toute hypothèse le quinquennat n’y est pour rien. À l’époque du septennat, des élections législatives qui suivaient l’élection présidentielle, comme en 1981 et 1988, donnaient au Président et à sa majorité (relative dans le second cas) un pouvoir sans partage, dont ils usèrent. Certes au bout de cinq ans, le chef de l’État fut contraint de cohabiter mais, si le souhait des électeurs est de le voir s’effacer, n’est-il pas plus simple de ne pas le réélire ? D’ailleurs, si la cohabitation devient l’idéal, celui-ci est à la portée des électeurs : ils peuvent voter, aux législatives, pour le camp qui a perdu les présidentielles, du moins si celles-ci ont vu s’affronter les candidats d’une tendance politique susceptible de gouverner.
Enfin, faut-il changer les hommes ? Faut-il élire un nouveau Président ? L’idée peut séduire. Mais où le trouver ? Beaucoup d’observateurs ont soutenu que Macron avait été élu par défaut. Ce défaut a-t-il pris fin ? Que chacun passe en revue la liste des candidats potentiels. Qui, parmi ceux-ci, parait susceptible de sauver la République, si l’on est républicain, ou, si l’on est royaliste, de briguer la place que Monck eut ? Revenir à la case Fillon ? Tirer un « gilet jaune » au sort ? Demander à nos « amis » américains de nous prêter Trump ?
La même question se pose à propos d’une dissolution de l’Assemblée. Compte tenu de l’état des forces politiques, on voit mal quelle ou quelles formations pourraient satisfaire une majorité de Français, puis gouverner le pays de manière à peu près convenable.
C’est ici le fond du problème, si le problème a un fond. Les institutions, bonnes ou mauvaises, inchangées ou perfectibles, ne sont pas en cause. On ne connait pas d’alternative aux procédures électorales, qui ne sont pas responsables de leurs résultats. C’est l’offre politique qui se révèle défaillante.
Car les « gilets jaunes », n’ont pas complètement tort quand ils se plaignent d’être mal « représentés » – à condition bien sûr de prendre ce terme ambigu dans le sens qu’ils lui donnent : personne, parmi les décideurs politiques, ne leur ressemble d’une part, ne fait d’autre part entendre leur point de vue et ne participe aux arbitrages, inévitables, entre les intérêts des diverses catégories sociales. Aucune force politique ayant voix au chapitre ne les défend, car toutes celles qui ont accès au pouvoir partagent, au-delà de leurs divergences profondes et affichées, une idéologie unique, que l’on peut qualifier – très grossièrement – de moderniste, néolibérale, européiste et politiquement correcte. Cette idéologie sert bien, chose étrange, les intérêts des classes dirigeantes qui la soutiennent. Celles-ci se donnent bonne conscience en accordant quelques faveurs, généralement symboliques ou payées par les autres, à des minorités homologuées par les médias. Hors ce cas les catégories défavorisées sont abandonnées à elles-mêmes. Si elles se portent vers les extrêmes, leurs revendications sont immédiatement disqualifiées par le terme passe-partout de « populisme ». Ce mot, quel que soit le caractère douteux, voire franchement nauséabond des discours qu’il prétend stigmatiser, traduit à lui seul un renversement du rapport des forces par rapport à l’époque où existait un Parti communiste puissant, susceptible d’exercer, selon la formule jadis fameuse de Georges Lavau, une « fonction tribunitienne ». Qu’il y ait par ailleurs de bonnes raisons de ne pas le regretter n’empêche pas d’observer que rien ne l’a remplacé. Ainsi le « populisme » est l’allié objectif des élites sociales : il permet d’écarter sans débat les revendications légitimes avec celles qui ne le sont pas, de mépriser par amalgame des opinions ou des choix politiques que l’on est en droit de ne pas mépriser. Il fournit le plaisir rare d’accabler les faibles sous un discours hautain et moralisateur, comme au plus beau temps du puritanisme victorien : les religions cléricales ont seulement été remplacées par des religions laïques (Europe, écologie, réchauffement de la planète, etc.).
Ces observations ne visent pas à soutenir que les « gilets jaunes » sont la « vraie France » pour la raison simple qu’une telle idée n’a pas de sens dans un système démocratique. Il ne faut pas leur confier le pouvoir, d’abord parce que, semble-t-il, ils ne le revendiquent pas, ensuite parce qu’on peut raisonnablement douter de leur capacité à l’exercer[2]. Mais elles visent à pointer le paradoxe par lequel des catégories nombreuses sont exclues a priori de toute représentation parce que n’existe aucun mouvement politique décent susceptible de faire valoir, et non d’imposer, leur point de vue. Le dysfonctionnement dont on voit aujourd’hui les conséquences est celui du système partisan, non des institutions. Changer les secondes ne serait qu’un expédient provisoire, inefficace voire contre-productif, à la limite de la poudre aux yeux. Si le premier demeure sans remède, l’épisode actuel est appelé à se reproduire, car les catégories concernées ont fait l’expérience, comme naguère les étudiants, de leur pouvoir de nuisance.
[1] Georges Burdeau en avait tiré une loi : si les artichauts bretons se vendent, c’est un phénomène économique ; s’ils ne se vendent pas, c’est un phénomène politique.
[2] Certaines personnes pensent d’ailleurs qu’il n’existe aucun doute raisonnable à cet égard.