La privatisation d’Aéroport de Paris et l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 :
Aéroport de Paris est un monopole de fait ! Par Bruno Deffains et Thomas Perroud
Cette étude a pour objet de montrer que l’avis rendu par le Conseil d’État sur le projet de privatisation d’Aéroport de Paris n’est conforme ni à la lettre – telle qu’interprétée par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État – ni à l’esprit de l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946. Aéroport de Paris est bien un monopole de fait.
This study aims at showing that the opinion drafted by the Conseil d’Etat on the draft bill privatizing Aéroport de Paris is in breach of the 9th paragraph of the 1946 Constitution preamble. Aéroport de Paris is, indeed, a natural monopoly.
Bruno Deffains (professeur d’économie à l’Université Panthéon-Assas, CRED)
Thomas Perroud (professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas, CERSA)
Alors que le Sénat est en train d’examiner le projet loi Pacte (Projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises), adopté par l’Assemblée nationale le 9 octobre 2018, il nous a semblé important de revenir sur un de ses chapitres relatif à la privatisation d’Aéroport de Paris[1].
Le cadre constitutionnel, mis en place depuis les années 80, pour vérifier la compatibilité d’un projet de privatisation avec la prohibition des monopoles de fait privés posée à l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 est assez simple. Ce cadre est fixé par la décision du 26 juin 1986 : « La notion de monopole de fait doit s’entendre au regard de l’ensemble du marché à l’intérieur duquel s’exercent les activités des entreprises ainsi que de la concurrence qu’elles affrontent dans ce marché de la part de l’ensemble des autres entreprises, sans que soient prises en compte les positions privilégiées que telle ou telle entreprise détient momentanément ou à l’égard d’une production qui ne représente qu’une partie de ses activités » (Décision n° 86-207 DC). Dans la décision du 30 novembre 2006 relative à la privatisation de Gaz de France, le Conseil relève notamment l’ouverture progressive à la concurrence des différents marchés du gaz naturel pour exclure l’application de l’alinéa 9 (Décision n° 2006-543 DC). Il est en effet tout à fait compréhensible de ne pas appliquer une disposition relative au monopole à une activité désormais en concurrence.
À ce cadre d’analyse relatif à l’appréciation du monopole, le Conseil ajoute une prohibition : l’alinéa 9 « fait obstacle à ce qu’une loi confère un monopole à l’échelon national à une entreprise privée ». Le Conseil d’État, au moment de la privatisation des autoroutes, reprend ce critère, pour priver d’effet, encore une fois l’alinéa 9 (CE 27 septembre 2006, François Bayrou et autres, n° 290716 ; voir le commentaire de Paul Cassia sur ce point : Paul Cassia, « Halte à la privatisation d’Aéroport de Paris ! », Blog de Paul Cassia, 8 janv. 2019).
Que faut-il retenir de ce cadre ? L’appréciation du monopole de fait impose donc la définition du marché pertinent afin d’analyser la concurrence actuelle, mais aussi potentielle, qu’elle affronte, ce que ne font jamais ces juridictions.
L’étude d’impact au projet de loi justifie ainsi la compatibilité du projet de privatisation au regard de l’alinéa 9 : « s’agissant de la privatisation, cette dernière est compatible avec les dispositions de nature constitutionnelle applicables. En effet, la mission de service public confiée à ADP, telle qu’énoncée à l’article L. 6332-2 du code des transports, s’exerce sur la seule région Île-de-France (sic). Il ne peut donc être considéré, à ce titre, que la société exerce une activité assimilable à un service public national ou à un monopole de fait » (p. 433).
Le Conseil d’État, dans son avis, reprend la même justification : « Il relève en effet que si la société ADP est chargée, à titre exclusif, d’exploiter une dizaine d’aéroports civils, ceux-ci sont tous situés dans la région d’Ile-de-France. Il estime donc qu’ADP, nonobstant l’importance des aéroports qu’elle exploite, n’exerce pas une activité présentant le caractère d’un service public national ou d’un monopole de fait, au sens et pour l’application du neuvième alinéa du Préambule de 1946 ».
Ni l’Administration ni le Conseil d’État n’ayant pris le temps de regarder le pouvoir de marché d’Aéroport de Paris, nous avons entrepris cette étude. De façon général, le refus des juges, constitutionnel comme administratif, de prendre l’expertise au sérieux (qu’elle soit économique ou autre) pose question. Le Conseil constitutionnel refuse ainsi d’examiner les textes de loi en fonction des études d’impact comme il refuse d’ailleurs de rejeter une disposition législative qui ne serait pas fondée sur une évaluation. Nous avions montré dans un autre billet sur ce Blog à quel point les juridictions françaises sont à cet égard en retard par rapport à certaines de leurs homologues (la Cour constitutionnelle fédérale, notamment, mais aussi la Cour de Justice de l’Union européenne, ou la Cour suprême américaine).
Or, justement[2], que nous disent les chiffres ? Que peut-on dire, du point de vue économique, de la situation d’Aéroport de Paris ?
En se référant simplement au droit français, on pourra rappeler la définition donnée par l’ancien Conseil de la concurrence, reprise explicitement dans nombre de décisions[3] : « Un marché pertinent est défini comme le lieu sur lequel se rencontrent l’offre et la demande pour un produit ou un service spécifique. En théorie, sur un marché pertinent, les unités offertes sont parfaitement substituables pour les consommateurs qui peuvent ainsi arbitrer entre les offreurs lorsqu’il y en a plusieurs, ce qui implique que chaque offreur est soumis à la concurrence par les prix des autres. À l’inverse, un offreur sur un marché pertinent n’est pas directement contraint par les stratégies de prix des offreurs sur des marchés différents, parce que ces derniers commercialisent des produits ou des services qui ne répondent pas à la même demande et qui ne constituent donc pas, pour les consommateurs, des produits substituables ». Une substituabilité parfaite entre produits ou services s’observant rarement, les autorités de marché regardent comme substituables et comme se trouvant sur un même marché les produits ou services dont on peut raisonnablement penser que les demandeurs les considèrent comme des moyens alternatifs entre lesquels ils peuvent arbitrer pour satisfaire une même demande.
Sans qu’il soit nécessaire de rentrer dans une analyse détaillée des méthodes d’évaluation du marché pertinent, il semble permis de considérer qu’ADP est dans une situation de monopole sur le marché des installations aéroportuaires utilisées pour les transports aériens en provenance et à destination de l’Ile-de-France. En effet, l’entreprise n’a aucun concurrent dans un rayon de 300 kilomètres. Sa zone de chalandise correspond à environ 25 millions d’habitants, dont le revenu moyen est supérieur à la moyenne française.
Les données du transport aérien indiquent par ailleurs que 197 millions de passagers ont transité par les aéroports français en 2017. ADP assure environ 55% du total avec près de 102 millions de passagers. Le trafic international est en hausse régulière et représente environ 73% du total. La distinction usuelle entre passagers Schengen et hors Schengen indique que ce sont 54% du total des voyageurs qui rentrent en France en provenance de destinations hors Schengen. Concernant plus spécifiquement ADP, les deux tiers des passagers sont hors Schengen, soit 67 millions de passagers environ.
De fait, il apparaît difficile pour une compagnie aérienne voulant desservir la France de composer sans les plateformes d’Orly et de Roissy qui gèrent en pratique une zone frontalière entre la France et le reste du monde. En d’autres termes, aucune compagnie ne peut se passer de manière crédible de ces infrastructures essentielles dans la mesure où il apparaît compliqué pour les 136 compagnies qui transportent plus de 100 millions de passagers de relier la France au reste du monde sans compter avec ADP. La clientèle est captive et n’a guère de marges de négociation pour discuter les tarifs que lui impose ADP.
C’est précisément de cette situation que l’entreprise tire la rentabilité de son modèle économique. Un tel constat se trouve renforcé par le fait que la France est une des premières destinations touristiques mondiales et l’un des hubs aériens (plateforme de correspondances) les plus puissants d’Europe. La croissance régulière et soutenue du trafic aérien est également à prendre en compte. Le hub dispose également d’une position spatiale et d’infrastructures de transport privilégiées permettant aux passagers de changer rapidement et facilement de vols : des vols long-courriers effectués par de très gros porteurs tels que l’A380 transportent les passagers jusqu’à un grand aéroport situé au centre d’un autre marché, à partir duquel ils sont conduits à leur lieu de destination par un avion de taille plus modeste grâce à une correspondance locale. C’est ainsi que, premier hub européen de l’alliance Skyteam, premier aéroport français, deuxième européen, dixième mondial en termes de passagers, Paris-Charles de Gaulle accueille la plus grande part des vols long-courriers. En définitive, si l’on peut admettre que le qualificatif « exclusif » ne vaut que pour l’Ile de France, en réalité ADP représente une porte d’entrée majeure pour l’ensemble du territoire.
D’un point de vue économique, nous savons que toute entreprise privée en situation de monopole vend ses produits à un prix plus élevé et avec une quantité moindre qu’une entreprise en situation de concurrence. Le prix d’un monopole est d’autant plus élevé que l’élasticité de la demande est faible, ce qui semble assez largement le cas des usagers d’infrastructures aéroportuaires. En effet, la part des redevances d’aéroport dans les billets d’avion est assez faible et les clients des commerces et services des aéroports internationaux sont assez largement captifs (ce qui explique que l’activité des commerces tire généralement la rentabilité vers le haut). Concernant la qualité, il apparaît également que l’entreprise en monopole a peu de motivation à s’inquiéter d’améliorer la qualité du service rendu. En outre, la progression du trafic conduit régulièrement à une saturation des capacités d’accueil qui doivent alors être accrues en réalisant d’importants investissements.
Sans intervention de l’État, un actionnaire privé d’ADP pourrait donc être incité à augmenter fortement ses prix et à ne pas améliorer la qualité de ses prestations, ce qui risque de réduire la consommation des produits fournis par ADP dans la mesure où certains passagers utiliseraient d’autres modes de transport, notamment vers l’Europe, et parce que d’autres limiteraient leurs achats dans les terminaux. L’élasticité de cette consommation étant faible, ADP pourrait malgré tout augmenter ses recettes.
Dans de telles conditions, le constat du rapporteur de la commission des affaires économiques du Sénat il y a une quinzaine d’années (Rapport n° 49 / 2004-2005 de M. Jean-François Le Grand) fait au nom de la commission des affaires économiques reste entièrement valable : « au vu du caractère stratégique et de la situation de monopole d’ADP, il ne (…) paraît pas adapté que cette société puisse passer sous contrôle privé ».
Dans une thèse soutenue récemment sur la notion de monopole de fait (sous la direction de Lucien Rapp) Alice Philippe nous livre, à partir d’une analyse des travaux préparatoires à l’alinéa 9, l’esprit de ce texte : « En de nombreux domaines, sous des comportements divers, c’est bien sur l’abus de pouvoir de marché qu’il [le monopole de fait] repose, sur l’adoption de comportements indépendants rendus possibles par la détention d’un fort pouvoir de marché. Ces comportements indépendants peuvent prendre de multiples formes, ils résultent toujours de décisions stratégiques de l’entreprise où son intérêt particulier est poursuivi exclusivement, arbitrairement. Cette situation heurte, par là même, des intérêts divers, et de manière englobante, l’intérêt général (…) L’élément commun à toutes les situations de monopole de fait, c’est que l’exercice abusif d’un pouvoir de marché conduit à la création d’une rente de situation » (A. Philippe, Le monopole de fait, Université Toulouse 1 Capitole, 3 décembre 2018, p. 523).
Ce projet heurte donc bien, tant la lettre de l’alinéa 9, que son esprit.
[1] Le détail du projet est disponible ici : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/dossiers/alt/Croissance_transformation_des_entreprises
[2] V. T. Perroud, « L’état d’urgence : pour un tournant empirique du contentieux constitutionnel », Blog Jus Politicum, 31 juillet 2017.
[3] La définition est reprise notamment dans les décisions suivantes : Décision n°04-D-66 du 1er décembre 2004, Décision n°04-D-28 du 2 juillet 2004, Décision n°07-D-12 du 28 mars 2007