La démocratie, suite et fin ?

Par Eric Buge

<b> La démocratie, suite et fin ? </b> </br> </br> Par Eric Buge

Dans son essai How Democracy Ends ?, David Runciman décrit les principaux risques qui pèsent aujourd’hui sur les régimes démocratiques. Ces derniers vont du coup d’État au changement climatique, en passant par la subversion technologique. Il s’interroge, plus profondément, sur la place de la connaissance et des experts dans les régimes démocratiques contemporains.

 

In his essay How Democracy Ends ?, David Runciman describes the main risks threatening democratic systems today. These range from coups to climate changes, through technological subversion. The author reflects more fundamentally on the place for knowledge and experts in contemporary democratic societies.

 

Par Eric Buge, Dernier ouvrage paru: « Droit de la vie politique », PUF, 2018

 

 

Le moins que l’on puisse dire est que l’élection de Donald Trump aura provoqué une onde de choc parmi les universitaires qui s’intéressent aux mécanismes démocratiques et à la théorie politique. C’est le point de départ du récent essai de Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie, qui fait le diagnostic d’une « déconsolidation » des démocraties dans le monde. Cette élection semble avoir brusquement braqué les projecteurs sur les défauts des institutions représentatives contemporaines et mis à l’ordre du jour l’idée que la démocratie telle que nous la connaissons n’était peut-être pas éternelle.

 

Le dernier livre de David Runciman, non encore traduit en français, ne fait pas exception. Intitulé How Democracy Ends ?, et publié en 2018, il débute par la narration du discours d’investiture de Trump, que l’auteur a visionné en direct avec des étudiants depuis l’université de Cambridge, où il dirige le département de sciences politiques et d’études internationales. Il a provoqué, chez David Runciman, un sentiment étrange de peur mêlée d’incrédulité. « Toute procédure qui aboutit à une conclusion aussi ridicule [que l’élection de Trump] doit avoir sérieusement déraillé en chemin »[1], écrit-il à ce sujet.

 

On peut classer la production universitaire anglo-saxone (qui est loin de ne rassembler que des auteurs anglo-saxons) sur la démocratie en deux grandes catégories. Il y a d’une part les ouvrages érudits, généralement monographiques, qui traitent exhaustivement d’une question particulière. Ce sont ceux qui se rapprochent certainement le plus des standards de la production universitaire française. Et il y a d’autre part les ouvrages de synthèse, qui brassent des références très diverses, au profit d’une thèse générale. Ils tentent de saisir l’image d’ensemble, en mobilisant des travaux de recherche récents, mais de manière forcément plus impressionniste. Il n’est ainsi pas rare que certains auteurs traitent d’un sujet de l’antiquité à nos jours. C’est clairement dans cette seconde catégorie que se classe le livre de David Runciman, qui est par ailleurs l’auteur d’essais sur les notions de représentation ou de confiance en politique : mobiliser les acquis de la recherche académique pour donner à réfléchir aux dangers qui menacent aujourd’hui la démocratie.

 

Sur le fond, son analyse diffère sur plusieurs points de celle de Yascha Mounk. Le point principal de divergence tient à sa contestation de la thèse d’un recul de la démocratie. Pour lui, ce qui menace la démocratie, ce n’est pas un retour en arrière (correspondant à l’idée de « backsliding » intensément développée par les politistes ces dernières années), notamment un retour aux années 1930, mais une forme de dénaturation progressive. Il analyse la période actuelle davantage comme une « crise de la quarantaine » de la démocratie, dont on ne sait pas ce qu’il en sortira, que comme une régression. Plutôt que de regarder en arrière, il préfère tenter d’analyser les menaces contemporaines et futures qui pèsent sur les démocraties. Il en distingue trois : le coup d’État, la catastrophe et la prise de pouvoir technologique.

 

Si le coup d’État est la manière « classique » de renverser la démocratie, cette notion a perdu la clarté qu’elle avait quand, dans la nuit du 21 avril 1967, les chars envahissaient les rues d’Athènes. L’analyse de la tentative de prise de pouvoir des militaires en Turquie, en 2016, montre qu’à l’époque des réseaux sociaux et de la communication de masse, il peut être plus facile, pour les autorités élues, d’y faire obstacle, en mobilisant rapidement la population, comme l’avait déjà fait le général de Gaulle pour s’opposer, en avril 1961, au putsch des généraux, quand il avait demandé aux Français en direct à la télévision, « Aidez-moi ! »[2].

 

Aujourd’hui, les coups d’État ne se présentent pas de manière aussi visible. Ils sont plus discrets et prennent les atours de la « restauration » ou de la « revigoration » de la démocratie, brouillant ainsi la frontière entre la marche normale des institutions et leur subversion. La démocratie américaine offre, sur le moyen terme, un cas d’analyse intéressant, si l’on suit les analyses de Bruce Ackerman, avec l’empiètement progressif du Président sur les compétences du Congrès, notamment dans le domaine des interventions militaires, au nom, principalement, de la lutte contre le terrorisme et de la protection des intérêts supérieurs de l’État[3]. Ce sont ces changements imperceptibles qui sont aujourd’hui à craindre, bien davantage qu’un coup de force militaire.

 

Dans cette perspective, le populisme, qui repose, pour David Runciman, sur la croyance commune que « la démocratie a été volée au peuple par les élites »[4], peut donner des armes supplémentaires à l’exécutif, quand il fait appel directement au peuple pour vaincre les résistances « de l’intérieur », des juges ou des administrations, comme on a pu l’observer dans certains pays d’Europe de l’Est. Ce contact direct ne s’établit plus uniquement par des procédures institutionnalisées, telles que le référendum, mais aussi au quotidien, par les réseaux sociaux, et Twitter en particulier, plusieurs chefs d’État, comme Modi en Inde ou Trump l’utilisant pour haranguer leurs supporters ou régler leurs comptes publiquement.

 

Plus étonnant, la catastrophe, elle-aussi, a changé. Le changement climatique a pris la place de l’hiver nucléaire comme prototype de la catastrophe globale, même si certains grands penseurs contemporains font toujours de ce dernier le risque principal pour l’humanité[5]. En comparaison, le changement climatique est à la fois plus certain et moins facilement appréhendable que le cataclysme nucléaire, et il mobilise pour l’heure moins les citoyens. Ne se manifestant que par une évolution graduelle, il peut toujours être contesté ou relativisé, dans sa réalité ou dans ses causes. Ce qui était flagrant pour une exposition atomique devient diffus avec les risques catastrophiques contemporains. Dans le domaine technologique également, les risques évoluent. En particulier, avec l’émergence de l’intelligence artificielle, ces derniers deviennent difficiles à évaluer. Et il est compliqué de mobiliser les citoyens pour un risque qui ne s’est jamais produit et qui est incertain. Sans compter que, dans certains cas, ce sont les individus eux-mêmes qui font croître les risques. Facebook a aujourd’hui plus de deux milliards d’abonnés, soit plus que le nombre de citoyens d’aucun État, dont il connaît une grande partie de la vie publique et privée.

 

Ainsi, et c’est l’une des conclusions du livre de David Runciman, si la démocratie meurt, il est possible que nous ne le remarquions que lorsqu’il sera trop tard. Il est en effet peu probable qu’un événement la renverse soudain, et beaucoup plus qu’elle se transforme progressivement en quelque chose d’autre.

 

Certains des développements les plus intéressants de l’ouvrage sont consacrés à la place de la connaissance dans les démocraties contemporaines. L’auteur expose en particulier les théories de l’épistocratie, c’est-à-dire du règne des sachants, qui a notamment été popularisée par un essai récent du philosophe Jason Brennan[6], dans le prolongement des idées de Mill, qui préconisait, au XIXe siècle, de donner un nombre de voix différencié à chaque citoyen, en fonction de sa profession et de son statut. Dans l’épistocratie, il serait mis fin au suffrage universel tel que nous le connaissons, au profit d’un pouvoir confié aux plus compétents. Pour les partisans de cette théorie, il est en effet illusoire de penser qu’il peut sortir de bonnes décisions du vote d’électeurs qui maîtrisent peu ou pas les enjeux des politiques publiques sur lesquels ils sont conduits indirectement à se prononcer. L’épistocratie est une organisation du pouvoir qui fait de l’efficacité sa marque fabrique et qui est prête à sacrifier l’égalité et la participation de tous sur son autel.

 

Cette théorie provocatrice ne peut que susciter des réserves, tant elle est opposée au postulat démocratique qui reconnaît à tout citoyen la même compétence politique. Ce postulat n’est pas seulement une règle d’organisation politique, il est aussi la reconnaissance, à chaque citoyen, d’une égale dignité dans la vie de la cité. Sur un plan épistémologique, David Runciman pointe par ailleurs le fait que la force de la démocratie est également, grâce au pluralisme des points de vue, d’éviter de suivre trop longtemps de mauvais chemins, même si elle ne prend pas toujours les bons. Cette réapparition théorique de la théorie épistocratique, qui a été formulée, sous différentes formes, depuis l’antiquité, doit toutefois être prise au sérieux. D’une part, elle est révélatrice d’un questionnement contemporain sur la meilleure façon d’articuler processus démocratique et connaissance scientifique. D’autre part, elle s’inscrit dans l’imaginaire d’une efficacité perdue des politiques publiques. Ainsi, quand on demande aux Français, s’ils préféreraient que des experts dirigent le pays, en lieu et place d’un gouvernement, ils sont 50 % à répondre favorablement, contre 42 % à y être opposés[7].

 

On pourra trouver l’essai de David Runciman excessivement pessimiste – son sujet l’y incite, il est vrai. Il passe notamment sous silence les innovations et les expérimentations, qui sont nombreuses à travers le monde, en matière institutionnelle. Il n’en permet pas moins de regarder dans une autre direction que celle à laquelle on est habituée quand on s’interroge sur les dangers qui menacent les démocraties, c’est-à-dire non pas vers le passé, mais vers le futur.

 

 

[1] Ibid., préface, p. 1.

[2] https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00071/discours-du-23-avril-1961.html

[3] Thèse proposée par Bruce Ackerman dans The Decline and Fall of the American Republic, Harvard University Press, 2010.

[4] D. Runciman op. cit., p. 65.

[5] Jared Diamond fait de l’utilisation d’armes nucléaires le premier temps de l’humanité aujourd’hui : https://www.lemonde.fr/long-format/article/2018/11/22/jared-diamond-quatre-dangers-menacent-l-existence-humaine_5387017_5345421.html

[6] J. Brennan, Against Democracy, Princetown University Press, 2016.

[7] CEVIPOF, « Baromètre de la confiance publique 2019 », p. 86.