Nominations au Conseil constitutionnel : une fausse surprise et un vrai doute

Par Thibault Guilluy

<b> Nominations au Conseil constitutionnel : une fausse surprise et un vrai doute </b> </br> </br> Par Thibault Guilluy

Les propositions de nomination pour le Conseil constitutionnel annoncées la semaine dernière démontrent une nouvelle fois que la composition de cette institution n’évolue pas dans le sens d’une juridictionnalisation, ce qui surprend finalement peu. Mais la procédure de nomination proprement dite, qui a, elle, évolué depuis la révision de 2008, laisse certaines questions à l’interprétation.

 

The proposed nominations for the Conseil constitutionnel that were announced last week show again that the composition of the Conseil is still far from that of a constitutional court. This is however not surprising. But the nomination procedure itself, which has been modified in 2008, leaves some questions for interpretation.

 

Par Thibault Guilluy, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine

 

 

Les propositions de nomination de Jacques Mézard (par le président de la République), Alain Juppé (par le président de l’Assemblée Nationale) et François Pillet (par le président du Sénat) semblent avoir rappelé à tous, et notamment à la doctrine constitutionaliste, que le choix des membres du Conseil constitutionnel se porte souvent sur des personnalités politiques. Il ne s’agira nullement ici de se prononcer sur l’opportunité de tels choix mais de tenter de déceler ce qu’ils révèlent de cette institution.

 

Une fausse surprise

On ne saurait pourtant être surpris, au regard de l’évolution de la composition du Conseil, de ces annonces. Dans sa composition actuelle, on recense quatre personnalités ayant exercé des fonctions politiques (dont deux Premier ministres), trois hauts fonctionnaires et deux magistrats. Cet « équilibre », s’il s’agit bien de cela, ne sera d’ailleurs pas bouleversé par les propositions de nomination annoncées ces derniers jours. Rien ne semble dès lors justifier l’étonnement manifesté par certains.

 

On peut certes regretter l’absence persistante de professeurs de droit[1] ou du moins de juristes aguerris au droit constitutionnel[2], suivant le modèle allemand, ou la présence tout aussi persistante des anciens présidents de la République en qualité de membres de droit. Ce débat, en grande partie doctrinal, est éminemment légitime et l’on ne peut que déplorer qu’il ne semble parvenir à sensibiliser l’opinion sur les enjeux d’une telle question. On constatera enfin que le président de la République actuel ne se distingue nullement de ses prédécesseurs puisqu’il se serait lui-même opposé à laisser le Conseil aux mains des professionnels du droit et aurait, si l’on en croit certains échos, privilégié d’autres choix permettant de « libérer » la présidence de la Cour des Comptes[3].

 

Si on ne saurait être surpris que les nominations au Conseil constitutionnel s’inscrivent dans un tel processus politique, on peut cependant s’en agacer tant celles-ci ont quelque chose de « dérangeant » au regard du contexte juridique et institutionnel dans lequel cette institution exerce aujourd’hui ses attributions.

 

Inspiré par la volonté d’encadrer le Parlement et de le contraindre au strict respect de ses compétences constitutionnelles (art. 34 C), le Conseil n’était certes pas pensé comme un juge constitutionnel, du moins dans son sens contemporain de « gardien » des libertés et droits fondamentaux. Mais il en va autrement aujourd’hui. Et il demeure à ce titre frappant de constater qu’aucune des évolutions majeures ayant altéré la nature du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil, qu’il s’agisse de la décision Liberté d’association de 1971 ou de l’introduction de la Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) en 2008-2010, n’ait produit la moindre influence sur la composition de l’institution. D’autant plus que celle-ci demeure marquée par une autre constante : la présence d’un conseiller d’Etat au secrétariat général du Conseil constitutionnel, règle à laquelle il n’a été dérogée qu’une seule fois[4].

 

Dès lors, on ne peut que comprendre ceux qui regrettent de ne pas voir le Conseil constitutionnel assumer, jusque dans sa composition, sa pleine nature juridictionnelle, que celle-ci soit supposée ou réelle. Car l’introduction de la QPC en matière de « droits et libertés que la Constitution garantit » (art. 61-1 C) emportait avec elle une aspiration revendiquée et assumée par le Conseil, et notamment par son président de l’époque, à devenir un authentique « gardien » des libertés publiques et des droits fondamentaux.

 

Peut-être faut-il alors en conclure que, au regard de ces circonstances, le Conseil constitutionnel ne saurait être qualifié d’authentique juge constitutionnel. Et que, dès lors, ces nominations illustrent la nature réelle de cette institution créée par la Constitution du 4 octobre 1958 et dont le rôle a peut-être moins changé que ce que l’on en dit communément.

 

Un vrai doute

Un détail cependant mérite d’être relevé, qui n’est pas sans susciter certaines interrogations. Dans son discours à la mairie de Bordeaux du 14 février dernier, Alain Juppé annonçait ainsi qu’il acceptait la proposition de Richard Ferrand, président de l’Assemblée Nationale, de le nommer au Conseil constitutionnel en ces termes : « Mon entrée en fonction devrait se faire début mars, après mon audition la semaine prochaine par la commission des lois de l’Assemblée Nationale comme le prévoient les textes, puis ma prestation de serment. C’est donc à cette date, dans les premiers jours de mars, que je démissionnerai de tous mes mandats électifs »[5]. M. Juppé n’ignore donc aucunement les « textes » en question : l’article 56, alinéa 1er de la Constitution qui renvoie lui-même à son article 13, alinéa 5 et la loi organique du 23 juillet 2010 qui prévoit les modalités d’application de ce dernier. En effet l’article 56 rend applicable à la nomination des membres du Conseil constitutionnel, et cela quelle que soit l’autorité de nomination, « la procédure prévue au dernier alinéa de l’article 13 ». En vertu de cette disposition, la nomination « s’exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission représente « au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions ». Il résulte donc de ces dispositions que M. Juppé sera, comme il le relève à juste titre, auditionné par la commission des lois de l’Assemblée[6]. Mais demeure une question, que ce dernier semble ignorer : pourra-t-il prêter serment si cette commission venait (hypothèse certes très improbable) à s’opposer à sa nomination par un vote négatif représentant au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés ?

 

Il ne s’agit pas, à nouveau, de soupçonner que M. Juppé n’obtiendra pas un avis positif de la commission. Tout au plus pourra-t-on espérer que les auditions de cette semaine s’avéreront plus « stimulantes » que celle de Laurent Fabius le 16 février 2016. Invité à répondre à un « questionnaire » en vue de préparer son audition, l’actuel président du Conseil devait ainsi répondre à la question suivante posée par le rapporteur :

« – En quoi vos responsabilités antérieures vous préparent-elles à remplir les missions dévolues aux membres du Conseil constitutionnel ? (…) » Et M. Fabius de répondre : « J’ai (…) poursuivi une carrière politique que chacun connaît, au cours de laquelle, attaché à servir mon pays, j’ai exercé de multiples fonctions exécutives et législatives. Au Gouvernement et au Parlement, j’ai travaillé à de nombreuses réformes législatives. (…) J’ai la chance de posséder ainsi, outre une expérience juridique et politique, nationale, internationale et locale, une connaissance profonde de l’élaboration de la loi. Je suis heureux de l’opportunité qui m’est donnée de pouvoir continuer à servir mon pays comme juge constitutionnel ».

 

Outre une référence à « l’élaboration de la loi » qui illustre peut-être la persistance de l’idée originelle selon lequel le Conseil participe de la confection de la loi[7], de telles questions et de telles réponses, dignes d’une (mauvaise) préparation à un entretien d’embauche, ne sont pas à la hauteur des ambitions qui sont celles du Conseil constitutionnel, et tout particulièrement lorsqu’il se revendique « juge constitutionnel » ou « gardien » des libertés.

 

Mais, pour en revenir à notre « doute », une authentique question d’interprétation de la Constitution viendrait à se poser si la commission des lois de l’Assemblée s’opposait à la nomination de M. Juppé, ou d’ailleurs la commission des lois du Sénat à celle de M. Pillet, par un vote négatif représentant au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés. Si l’article 56 renvoie sur ce point à la « procédure » prévue à l’article 13, al. 5, ce dernier n’exclut explicitement la nomination d’un membre du Conseil que « lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions ». Mais qu’en est-il alors lorsque, en vertu de l’article 56, une seule commission est amenée à émettre un avis public ? Faut-il privilégier, comme on est enclin à le penser, « l’esprit » de la procédure à laquelle renvoie l’article 56 et admettre qu’un vote négatif aux trois cinquièmes par cette seule commission rendrait impossible une telle nomination ? C’est la position défendue par Francis Hamon et Michel Troper, « car l’article 56 C se réfère à l’article 13 C pour l’ensemble des mandats de membres du Conseil constitutionnel et s’il prévoit une exception en ce qui concerne le nombre des commissions à consulter, il n’en prévoit aucune en ce qui concerne les conséquences d’un vote négatif »[8].

 

Et c’est d’ailleurs l’interprétation retenue par les institutions parlementaires elles-mêmes puisque les commissions des lois de l’Assemblée et du Sénat se sont montrées claires sur ce point. A l’occasion de l’audition de Dominique Lottin par la commission du Sénat le 25 octobre 2017, son président, Philippe Bas, l’affirmait nettement : « En application des articles 56 et 13 de la Constitution, le Président du Sénat ne pourrait procéder à cette nomination si les votes négatifs représentaient au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés »[9]. Il en a été de même pour l’audition de Corinne Luquiens par la commission de l’Assemblée le 18 février 2016, à l’occasion de laquelle le rapporteur, Guy Geoffroy, rappelait « que, pour que la proposition de nomination de Mme Luquiens soit rejetée, il faudrait que notre commission s’y oppose à la majorité qualifiée des trois cinquièmes »[10].

 

C’est là toute la richesse du droit constitutionnel que de fournir une source inépuisable de débats et de discussions. Car la Constitution est, et c’est là un point de consensus, affaire d’interprétation. Une chose est certaine, et peut-être est-ce là un signe positif : par son discours prononcé à la mairie de Bordeaux, M. Juppé a montré qu’il n’a pas attendu son entrée en fonction au Conseil constitutionnel pour interpréter la Constitution !

 

 

[1] On remarquera cependant que l’histoire récente a montré que cette seule qualité n’empêche pas des ambitions plus politiques.

[2] MM. Mézard et Pillet, anciens avocats, sont, il est vrai, des juristes.

[3] https://www.liberation.fr/france/2019/02/13/alain-juppe-nomme-au-conseil-constitutionnel_1709146

[4] Bernard Poullain, magistrat judiciaire, a occupé cette fonction de 1983 à 1986.

[5] Nous retranscrivons ici les propos tenus par M. Juppé dans son discours, que l’on peut visionner à l’adresse suivante : https://www.dailymotion.com/video/x72ejn5

[6] En vertu de l’article 56, « les nominations effectuées par le président de chaque assemblée sont soumises au seul avis de la commission permanente compétente de l’assemblée concernée ». Seul M. Mézard, proposé par le président de la République, sera auditionné, en vertu de l’article 13, al. 5, par les deux assemblées.

[7] Et qu’illustre d’ailleurs la description souvent reprise du Conseil comme un « co-législateur » ou un « législateur négatif ».

[8] F. Hamon & M. Troper, Droit constitutionnel, 38ème éd., Paris, LGDJ, 2017, §776 (note de bas de page).

[9] Cf. http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20171023/lois.html#toc4

[10] Cf. http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cloi/15-16/c1516054.asp Cf. également l’intervention du rapporteur G. Larrivé (ancient conseiller d’Etat) à l’occasion de l’audition de L. Jospin par l’Assemblée le 17 décembre 2014 : « S’agissant d’une nomination proposée par le Président de l’Assemblée nationale, notre Commission est seule compétente. Elle a la faculté, le cas échéant, de s’opposer – par un vote secret, acquis à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein de la Commission – à une nomination qui ne paraîtrait pas conforme à l’intérêt de notre pays. »  (http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cloi/14-15/c1415034.asp)

Crédit image: Osbornb, Flickr