Publicité de la justice : une leçon venue d’outre-Manche

Par Thomas Perroud

<b> Publicité de la justice : une leçon venue d’outre-Manche </b> </br> </br> Par Thomas Perroud

La Cour suprême britannique s’est penchée cet été sur la portée du principe de publicité de la justice. A l’heure où la France s’apprête à porter un coup inédit à ce principe, il n’est pas inutile de porter notre regard outre-Manche pour prendre la mesure du fossé culturel qui nous sépare de ce pays. La conscience des juges de leur responsabilité politique vis-à-vis du public devrait nous inspirer.

 

The UK Supreme Court has just issued a landmark decision on the principle of open justice. At a time when France is about to strike a blow to this principle, it is useful to study this decision and take the measure of the cultural divide between the two countries. The awareness of British judges of their political responsibilities towards the public is particularly inspiring.

 

À l’heure où la Garde des Sceaux est en train d’élaborer les décrets d’application de la loi de programmation pour la justice, qui porte une atteinte inédite à la publicité de la justice en permettant d’omettre (et donc en interdisant de réutiliser) non seulement le nom des parties, mais aussi celui des juges et en punissant de 5 ans d’emprisonnement le fait d’utiliser les données d’identité des magistrats et des membres du greffe afin d’ « évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées » — autrement dit qui pénalise la recherche sur la justice ; à l’heure où même les avocats, par l’entremise du CNB, demandent l’extension de cette disposition à leur profession et à l’heure enfin où notre pays fait justement l’objet des critiques de la presse internationale[1] — manifestement plus inquiète de cette situation que l’opinion publique française — , il n’est pas inutile de rapporter la grande et courageuse décision que la Cour suprême britannique a rendu, le 29 juillet 2019, Cape Intermediate Holdings Ltd v Dring ([2019] UKSC38). Les juges britanniques peuvent s’enorgueillir de la transparence dans l’élaboration de leurs décisions ! Évidemment, il ne s’agit pas dans cette affaire de l’anonymisation des noms des juges, question impensable. Il s’agit de l’étendue du droit d’accès aux dossiers contentieux. Ce droit est absolument et radicalement inexistant en France : il faut 75 ans pour pouvoir accéder à un dossier contentieux… Voyons à présent comment un pays qui place sa justice sous la lumière du public traite ce type de question.

 

Juste une remarque liminaire, il me semble que tout l’intérêt et toute la force de cet arrêt tient à son domaine. Les juges s’interrogent ici sur la portée du droit d’accès des tiers dans un contentieux privé, c’est-à-dire, en théorie, un contentieux où l’intérêt du public devrait être nul et le secret donc préservé. Or, les juges de la Cour suprême rejettent fermement une telle interprétation.

 

La question précise dans ce dossier porte sur l’étendue du droit d’accès des tiers aux dossiers contentieux. Autrement dit, il s’agissait de préciser la portée du principe de publicité de la justice (« open justice »). On ne peut manquer de citer le fondement de ce principe énoncé par Lady Hale pour l’opinion majoritaire, qui est bien la nature du régime politique :

« Le juge Toulson écrit ceci dans l’arrêt R (Guardian News and Media Ltd) v City of Westminster Magistrates’ Court[2] : “Le principe de publicité de la justice est au cœur de notre système de justice, il est vital à l’État de droit. L’État de droit est un beau concept mais les belles paroles ne servent à rien. Comment l’État de droit lui-même doit-il être surveillé ? Voilà une question vieille comme le monde. Quis custodiet ipsos custodes — qui gardera les gardiens ? Dans une démocratie, où le pouvoir procède du consentement du peuple gouverné, la réponse doit reposer dans la transparence de la procédure juridictionnelle. La publicité de la justice permet de faire rentrer la lumière et permet au public de contrôler le travail du droit, pour le meilleur et pour le pire ».

 

La conclusion que l’on peut tirer de ces considérations pour la France s’impose d’elle-même…

 

L’affaire précitée concernait la compagnie Cape Intermediate Holding, fabricant et fournisseur d’amiante. Cette compagnie a dû faire face en 2017 à un procès intenté par les compagnies d’assurance ayant rédigé les clauses la police d’assurance obligatoire Responsabilité Civile Employeur. Des employeurs, par l’intermédiaire de leur assurance, avaient assigné Cape en justice pour lui demander une contribution aux dommages et intérêts qu’ils avaient dû verser à leurs employés, ayant développé un cancer des poumons (un mésothéliome), après avoir manipulé des produits fabriqués par Cape. Ce procès généra une grande quantité d’informations obtenues par la procédure du disclosure.

 

Une association des victimes de l’amiante, non partie au procès, demanda donc l’accès à l’ensemble des documents de procédure au motif qu’ils pourraient leur être utiles dans leurs contentieux respectifs. Le juge de première instance donna un accès large à l’ensemble des documents de procédure (et notamment des expertises mais pas uniquement). La société Cape fit donc un recours contre cette décision. Le contentieux alla jusqu’à la Cour suprême et, détail intéressant qui explique le titre même de l’arrêt, la Media Lawyers Association intervint pour défendre l’ouverture des pièces du procès — il existe donc une association de juristes des médias au Royaume-Uni ! Cette association explique ainsi que « le public ne peut contrôler le travail des juges que par le truchement des médias. Ces médias sont les yeux et les oreilles du public, c’est pourquoi ils ont besoin de pouvoir accéder aux documents de procédure ».

 

Quelle fut l’issue du jugement ? Le Code de procédure civile britannique (Civil Procedure Rules) confère déjà un accès aux tiers à certaines pièces de procédure, le reste étant soumis à la discrétion du juge.

 

L’article 5.4C du code indique en effet ceci :

« Fourniture de documents du dossier contentieux à un tiers.

  • La règle générale est qu’un tiers peut obtenir une copie de :
    1. L’exposé de l’affaire, mais d’aucun document enregistré ou attaché à cet exposé (…) ;
    2. Du jugement ou de l’ordonnance rendu ou fait en public (…) ;
  • Un tiers peut, si la Cour en donne permission, obtenir du dossier contentieux une copie de tout document enregistré par une partie ou d’une communication entre la Cour et une partie ou une autre personne »

 

L’exposé de l’affaire est ensuite défini comme « le formulaire de recours, les détails de l’affaire lorsque ceux-ci ne sont pas inclus dans le formulaire, le défense la réplique en défense (…), et l’ensemble des informations en relation avec eux fournies volontairement ou par ordre de la Cour »[3]. De surcroît, l’article 39.9 du même code indique que les parties et les tiers peuvent obtenir une copie de la retranscription de tout ce qui a été prononcé publiquement au tribunal.

 

Enfin, c’est bien le principe de publicité de la justice (open justice) qui servit de principe directeur pour les juges, car il s’applique à toutes les entités « exerçant le pouvoir juridictionnel de l’État ». Et la position par défaut, explique Lady Hale, est que le public doit avoir accès non seulement aux écritures des parties mais aussi à l’ensemble des documents qui ont été placés devant la Cour, car c’est le seul moyen de rectifier les éventuelles erreurs que le juge aurait commises. Ce droit n’est évidemment pas automatique, la demande doit donc être explicitée et le juge devra mettre en balance le principe de publicité de la justice avec les autres intérêts protégés par la loi.

 

Il nous semble évident que la position de la Cour suprême anglaise est la seule réaliste. Les pièces qui sont placées devant un juge sont des pièces publiques et doivent être entièrement disponibles pour les chercheurs et l’opinion publique. La France s’oriente dans une direction différente, sans même avoir consulté les chercheurs ou les journalistes, sans un débat public digne de ce nom.

 

Par Thomas Perroud, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas – CERSA

 

 

[1] V. France Bans Judge Analytics, 5 Years In Prison For Rule Breakers, Artificial Lawyer, 4 juin 2019 (Disponible ici : https://www.artificiallawyer.com/2019/06/04/france-bans-judge-analytics-5-years-in-prison-for-rule-breakers/) ; John O. McGinnis, Transparency and the Law in France, 20 juin 2019 (Disponible ici : https://www.lawliberty.org/2019/06/20/transparency-and-the-law-in-france/) ; Malcolm Langford, Mikael Rask Madsen, France Criminalises Research on Judges, Verfassungsblog, 22 juin 2019 (Disponible ici : https://verfassungsblog.de/france-criminalises-research-on-judges/) ; Jason Tashea, France bans publishing of judicial analytics and prompts criminal penalty, ABA Journal, 7 juin 2019 (Disponible ici : http://www.abajournal.com/news/article/france-bans-and-creates-criminal-penalty-for-judicial-analytics) ; Michael Livermore, Dan Rockmore, France Kicks Data Scientists Out of Its Courts, Slate, 21 juin 2019 (Disponible ici : https://slate.com/technology/2019/06/france-has-banned-judicial-analytics-to-analyze-the-courts.html?via=gdpr-consent) ; Michael Heise, A New Legal Cloud Over Statistical Analyses of Judicial Decisions in France, Empirical Legal Studies Blog, 5 juin 2019 (Disponible ici : https://www.elsblog.org/the_empirical_legal_studi/2019/06/a-new-legal-cloud-over-statistical-analysis-of-judicial-decisions-in-france.html) ; Gregory Bufithis, Understanding the French ban on judicial analytics, 9 juin 2019 (Disponible ici : http://www.gregorybufithis.com/2019/06/09/understanding-the-french-ban-on-judicial-analytics/) ; Sabrina I. Pacifici, French Law Banning Analytics About Judges Restricts Legitimate Use of Public Data, beSpacific, 15 juillet 2019 (Disponible ici : https://www.bespacific.com/french-law-banning-analytics-about-judges-restricts-legitimate-use-of-public-data/) ; Eline Chivot, French Law Banning Analytics About Judges Restricts Legitimate Use of Public Data, Centre for Data Innovation, 9 juillet 2019 (Disponible ici : https://www.datainnovation.org/2019/07/french-law-banning-analytics-about-judges-restricts-legitimate-use-of-public-data/) ; France: Draconian tech regulation law enacted to help judges save face, 25 juin 2019 (Disponible ici : https://scottishlegal.com/article/france-draconian-tech-regulation-law-enacted-to-help-judges-save-face).

[2] Disponible ici : https://www.supremecourt.uk/cases/docs/uksc-2018-0184-judgment.pdf.

[3] Traduction libre de : « 16. Rule  5.4C  is  headed  “Supply  of  documents  to  a  non-party  from  court records”. For our purposes, the following provisions are relevant:“(1) The  general  rule  is that  a  person  who  is  not  a  party  to proceedings may obtain from the court records a copy of – (a) a statement of case, but not any documents filed with or attached to the statement of case, or intended by the party whose statement it is to be served with it ; (b) a  judgment  or  order  given  or  made  in  public (whether made at a hearing or without a hearing), …(2) A non-party may, if the court gives permission, obtain from the records of the court a copy of any other document filed by a party, or communication between the court and a party or another person.”

17. By rule 2.3(1), “statement of case” “(a) means a claim form, particulars of claim where these are not included in a claim form, defence, Part 20 claim, or reply to defence, and (b) includes any further information in relation to them voluntarily or by court order …””.

 

Crédit photo: UK Supreme Court