LA QUESTION DU CACHEMIRE REVISITEE : DROIT, IDEOLOGIE ET (GEO-) POLITIQUE

Par Jean-Luc Racine

<b> LA QUESTION DU CACHEMIRE REVISITEE : DROIT, IDEOLOGIE ET (GEO-) POLITIQUE </b> </br> </br> Par Jean-Luc Racine

En décidant le 5 août 2019 d’abolir les dernières marges d’autonomie dont jouissait l’Etat du Jammu et Cachemire, le seul Etat indien à population en majorité musulmane, le Bharatiya Janata Party a mené à bien une réforme emblématique voulue par le mouvement nationaliste hindou. Cette initiative unilatérale, non discutée avec les représentants du Cachemire, soulève des questions de légalité constitutionnelle que la Cour suprême va devoir trancher. Sur le plan international, le Pakistan, qui considère le Cachemire comme un territoire contesté, fit de son mieux pour accuser l’Inde de violer les droits des Cachemiris. La plupart des pays ont cependant choisi de ne pas critiquer l’Inde ouvertement, et ont appelé à un dialogue bilatéral pour résoudre une question ouverte il y a 72 ans, lors de la partition de l’Empire des Indes en 1947, et qui soulève la très inconfortable question du droit des peuples à l’autodétermination.

 

By scrapping on August 5th, 2019 the remnants of autonomy of the State of Jammu and Kashmir, the only Indian State with a Muslim majority, the Government of India led by the Bharatiya Janata Party has enacted an emblematic reform for the Hindu nationalist movement. But this unilateral initiative, not discussed with Kashmiri representatives, raises some legal and constitutional issues that the Supreme Court will have to assess. Internationally, Pakistan, which sees Kashmir as a disputed territory, did its best for accusing India of trampling on the rights of the Kashmiris. But most countries choose not to blame India openly, and called for a bilateral dialogue for solving a 72 years old issue inherited from the Partition of the British Raj in 1947, and raising the uncomfortable question of the right to self-determination.

 

 

Le 5 août 2019, le ministre de l’intérieur indien, Amit Shah, présentait devant les deux chambres du Parlement un décret du Président de la République sur « la réorganisation du Jammu et Cachemire ». Il s’agissait d’approuver l’abrogation de l’article 370 de la Constitution indienne, qui garantissait une marge d’autonomie résiduelle à l’Etat du Jammu et Cachemire, [1] la partie de l’ancien royaume du maharajah du Cachemire restée sous contrôle indien depuis le cessez-le-feu décidé entre l’Inde et le Pakistan le 1er janvier 1949, sous médiation de l’ONU. Il en est résulté des échanges acrimonieux entre le Pakistan et l’Inde, à propos du Cachemire et du terrorisme, lors de l’Assemblée générale de l’ONU de Septembre 2019.

 

L’initiative du 5 août mettait en œuvre une réforme souhaitée par le mouvement nationaliste hindou depuis les années 50, mais jamais accomplie, même quand son bras politique le Bharatiya Janata Party (BJP) avait été au pouvoir à New Delhi de 1998 à 2004, puis de 2014 à 2019. La réélection triomphale de Narendra Modi aux élections générales d’avril-mai 2019 allait changer la donne. Non seulement le BJP réussissait, comme en 2014, à disposer d’une majorité à lui seul à la chambre basse du Parlement, la Lok Sabha, mais il accroissait à la fois son pourcentage de suffrages exprimés et son nombre de députés.

 

 

Les décisions de New Delhi

Ainsi conforté, le tandem Narendra Modi – Amit Shan décida d’engager l’une des réformes  emblématiques de leur programme : supprimer les restes d’autonomie dont jouissait le Jammu et Cachemire, seul Etat indien à majorité musulmane (68% au dernier recensement, et 97% dans la vallée de Srinagar, le berceau des mécontents et des insurgés). Il alla plus loin, en rabaissant le statut du Jammu et Cachemire du rang d’Etat indien à celui de « Territoire de l’Union », beaucoup plus dépendant du pouvoir central —du jamais vu dans l’histoire de l’Inde indépendante—, et il en sépara la moitié orientale, le Ladakh, où une importante minorité bouddhiste souhaite de longue date un statut spécifique, hors Jammu et Cachemire.

 

Craignant les réactions des musulmans du Cachemire stricto sensu (le Jammu, lui, est à majorité hindoue, et vote BJP), New Delhi a en outre renforcé la présence déjà considérable des paramilitaires et de l’armée, coupé internet et téléphone, et mis en résidence surveillée ou arrêté quelque 4000 personnes, dont trois anciens chefs du gouvernement de l’Etat et les leaders des mouvements politiques jugés anti-indiens, ceux qui réclament toujours un référendum et boycottent les élections, faute de reconnaître la légitimité  du pouvoir indien au Cachemire. Ce black-out décrété le 5 août durait toujours pour l’essentiel fin septembre, New Delhi affirmant toutefois qu’il était assoupli dans les districts jugés « calmes ».

 

 

L’argumentaire du pouvoir

Pour justifier ces décisions, le gouvernement indien avança de multiples arguments. Sur le plan sécuritaire, les marges d’autonomie dont bénéficiait l’Etat furent accusées de faciliter les mouvements protestataires, insurrectionnels, voire terroristes. La logique sous-jacente est en vérité peu claire, puisque ce statut n’a empêché en rien la présence massive de forces militaires et paramilitaires indiennes dans la région, forces protégées par une législation spécifique instaurée en 1990, au début de l’insurrection prenant corps dans la vallée du Cachemire, l’Armed Forces (Jammu & Kashmir) Special Power Act, renforçant le Jammu & Kashmir Public Safety Act de 1978. L’instrumentalisation pakistanaise de groupes jihadistes pakistanais opérant au Cachemire de longue date nourrit  quant à elle, l’argumentaire indien, qui parle depuis 1994 de « guerre par procuration » menée par le Pakistan via le « terrorisme transfrontalier ».

 

Second type d’argument : toutes les lois indiennes, en particulier celles permettant la discrimination positive, ne s’appliquent pas au Cachemire, au détriment des groupes de bas statut, en particulier hindous des castes les plus basses ou des tribus en quête d’emplois publics, ou des femmes qui ailleurs en Inde disposent de sièges réservés dans les conseils villageois. Troisième argument, l’article 35-A de la Constitution propre au Jammu et Cachemire, en limitant l’accès à la terre aux seuls « résidents » de l’Etat, une catégorie strictement définie, oblitère le développement économique, en interdisant aux investisseurs extérieurs tout achat foncier dans l’Etat. Accessoirement, cet article affecte aussi le droit des femmes cachemiris épousant des non Cachemiris. Viennent enfin les arguments juridiques, sur deux points majeurs. Le premier considère que l’article 370 de la Constitution indienne était, comme le signale son intitulé, de nature « temporaire ».

 

Le second, que l’article 35-A privilégiant les résidents cachemiris était illégal, car imposé par décret présidentiel en 1956, quand l’Etat du Jammu et Cachemire se dota de sa propre constitution tout en confirmant son rattachement à l’Inde : un cas unique  dû aux conditions spécifiques posées par le maharajah du Cachemire quand il signa « l’acte d’accession »  de son royaume à l’Inde en octobre 1947, deux mois après la Partition de l’Empire britannique des Indes qui donna naissance à la fois à l’Inde et au Pakistan. Acceptant cette accession, l’Inde considère que tout le territoire de l’ancien royaume du Jammu et Cachemire est à elle,  les régions administrées par le Pakistan ou par la Chine étant définies comme des « territoires occupés ». Le Pakistan ne reconnaît pas l’acte d’accession, et considère l’ancien royaume comme un « territoire contesté », dont le sort doit être réglé par référendum comme l’ont recommandé une douzaine de résolutions de l’ONU votées entre 1948 et 1957, et restées sans effet. Pour Islamabad, le Jammu et Cachemire, Etat et aujourd’hui Territoire de l’Union indien est, depuis 1947, « territoire occupé par l’Inde ».

 

Deux problèmes distincts se posent donc : l’un interroge les modalités internes à l’Etat indien de modification du statut du Cachemire ; l’autre se nourrit des réactions pakistanaises qui dénoncent entre autres dans l’action de New Delhi une « annexion » pleine et entière d’un territoire contesté.

 

 

Le débat indien : quelle validité constitutionnelle ?

L’argumentaire gouvernemental a été objet de débat, entre autres sur le statut « temporaire » ou non de l’article 370. Mais le cœur du problème est ailleurs, à la fois sur le plan juridique et sur le plan politique. L’ironie est que le pouvoir s’est appuyé sur sa propre interprétation de l’article 370 pour le révoquer, ce qui en principe n’est possible que si le Président de la République respecte la « recommandation » de l’Assemblée constituante du Cachemire, qui prit fin en 1956, mais dont on accepte de la voir remplacée par l’Assemblée législative instaurée ensuite. La consultation du gouvernement est aussi nécessaire pour toute altération : c’était au départ le maharaja et son conseil des ministres. Problème : depuis 2018, après que le BJP soit sorti d’un gouvernement de coalition improbable dirigé par le Parti Démocratique du Peuple, un parti cachemiri, le gouverneur du Cachemire, autorité de tutelle nommée par New Delhi comme dans tous les Etats indiens, n’a pas jugé possible la constitution d’un nouveau gouvernement crédible. Dissolvant l’assemblée, il a donc instauré la « férule du gouverneur » au nom de la Constitution du Jammu et Cachemire, qui laissa place six mois plus tard à la « férule présidentielle », au bénéfice du Président de la République. Cette férule fut renouvelée en juillet 2019, sans que les autorités aient appelé à de nouvelles élections. Le 5 août, New Delhi modifie donc de façon drastique le statut du Cachemire sans consulter ni le gouvernement ni l’assemblée de l’Etat, tous deux absents. Pour le Président de la République, le gouverneur (nommé et non élu) parle pour le gouvernement, et le Parlement national (où le Jammu et Cachemire compte alors 6 sièges sur 545 à la Chambre basse et 4 sur 245 à la chambre haute) se substitue à l’Assemblée législative de l’Etat.

 

Le même problème se pose pour la subdivision de l’ancien Etat en deux Territoires de l’Union. Le pouvoir invoque l’article 3 de la Constitution indienne, qui permet au Parlement de « former de nouveaux Etats ou d’altérer les territoires, les limites et le nom d’Etats existants », ce qui s’est produit de multiples fois depuis l’indépendance. Mais de telles modifications doivent avoir l’aval de l’Assemblée de ou des Etats concernés. Là encore le Parlement indien s’est substitué à l’Assemblée du Jammu et Cachemire, et a approuvé la réforme supprimant de jure la Constitution de 1956 spécifique à cet Etat.

 

Bref, dans un coup préparé de longue date, le gouvernement indien (et le Président issu des rangs du BJP) ont tenté de légitimer leur décision, en jouant ici sur la lettre des textes, et en démantelant là ce qui pouvait être un obstacle juridique. La question de la constitutionnalité du décret présidentiel approuvé par le Parlement sera tranchée par la Cour suprême, qui a été saisie du dossier, entre autres par la Conférence nationale, le vieux parti cachemiri qui avait soutenu le rattachement à l’Inde, et dont les deux leaders, père et fils, ont été assignés à résidence. La Cour, supposée dire le droit, ira-t-elle jusqu’à désavouer un pouvoir fraîchement réélu, et plus puissant que jamais ?

 

 

Le coût politique

Question délicate, car la Cour elle aussi interprétera les éléments d’un dossier très sensible. Derrière les arguments ou les arguties juridiques et l’invocation de tel ou tel article de la Constitution, le choix opéré par Narendra Modi est avant tout un choix politique. En nationaliste bon teint, le Premier ministre met en avant l’unité de la nation, en lançant le slogan, « Une nation, une Constitution », bien reçu par une bonne part de la classe politique : des partis d’opposition ont voté pour la réforme à la Chambre haute, où le BJP n’est pas majoritaire. Certes, le débat s’est ouvert sur l’impact de cette réforme sur le fédéralisme indien, qu’un centralisme autoritaire et résolu pourrait remettre en cause : du reste, le pouvoir propose aussi, sans en faire encore un projet de loi, que les élections générales et les élections aux assemblées d’Etat soient concomitantes —une révolution politique si le projet se concrétisait. Mais le vrai pari du pouvoir est vis-à-vis du Jammu et Cachemire lui-même et surtout de sa population musulmane, qu’il entend subjuguer tout en affichant la volonté de travailler pour son bien. Après deux décennies de mouvements jihadistes basés au Pakistan autant qu’au Cachemire, depuis 2016 une part de la jeunesse cachemirie s’est lancée dans une manière d’intifada, caillassant les forces de l’ordre en manifestant contre l’élimination récurrente des quelques douzaines d’insurgés ayant pris les armes dans la vallée. Que se passera-t-il quand les restrictions seront levées ? Et quelle sera  la réaction des partis cachemiris ayant joué le jeu institutionnel, et ayant mis en garde le pouvoir contre la tentation d’une telle réforme, perçue par nombre de Cachemiris comme une trahison, non seulement de l’esprit de l’acte d’accession de 1947 signé par le maharajah, mais aussi du contrat passé entre les Cachemiris et l’Inde par le biais de la Constitution du Jammu et Cachemire de 1956 aujourd’hui abolie ?

 

 

Les réactions internationales

Face à la décision indienne, le Pakistan a réagi avec vigueur, en invoquant une décision unilatérale visant un territoire contesté et en parlant d’annexion illégitime. New Delhi, imperturbable, a répété que la réforme concernant un Etat indien était « purement d’ordre intérieur ». Le Premier ministre pakistanais Imran Khan, fragilisé en interne par une situation économique difficile, n’a pas hésité à comparer Modi à Hilter, à dénoncer une idéologie « fasciste, raciste, suprémaciste hindoue », à annoncer un possible génocide, voire un risque de guerre nucléaire. Une stratégie à usage interne, doublée d’une offensive diplomatique de grande ampleur pour porter la voix des Cachemiris contraints au silence et rappeler la nécessité de mettre en œuvre les résolutions des Nations Unies des années 1948-1957. Islamabad s’est réjouie de voir le Cachemire de nouveau débattu à l’ONU, mais la réunion du Conseil de sécurité demandée par la Chine fut informelle et ne donna lieu à aucune déclaration conjointe. La Chine elle-même, du reste, dénonça plutôt le coté unilatéral de la démarche indienne en raison de son différend frontalier avec l’Inde changeant le statut du Ladakh, qui jouxte l’Aksai Chin transhimalayen administré par la Chine et revendiqué par l’Inde : une vieille histoire, là encore.

 

Imran Khan a largement centré son discours du 27 septembre à l’Assemblée générale des Nations Unies sur le Cachemire et sur les droits des Cachemiris, s’attirant un droit de réponse d’une diplomate indienne dénonçant le Pakistan comme pôle historique du terrorisme. Au total, l’activisme pakistanais n’a guère été entendu. Si nombre de pays ont invité l’Inde à lever les restrictions imposées aux Cachemiris, toutes les puissances, même la Chine, et l’ONU elle-même, ont appelé Inde et Pakistan à résoudre pacifiquement leur contentieux —  une position qui ne peut que plaire à New Delhi, opposée à toute médiation d’un tiers parti. Même l’Organisation de la Coopération Islamique et ses 57 Etats membres n’ont pas manifesté l’ardeur attendue par Islamabad, déçue par le poids des relations économiques voire stratégiques nouées entre les pays du Golfe et l’Inde émergente…

 

Cette fois encore, la question du Cachemire revisitée illustre combien le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à l’ordre du jour à l’heure de la décolonisation, est aujourd’hui non grata dans tous les pays, puissants ou non, où des mouvements séparatistes sont à l’œuvre ou pourraient l’être. Les cas du Timor oriental (1999) et du Soudan du Sud (2011) apparaissent à cet égard exceptionnels, car le principe du référendum y fut accepté par le pouvoir dominant. Sur la scène mondiale, Narendra Modi a pour l’heure gagné son pari, en dépit des deux premiers rapports de l’ONU (juin 2018 et juin 2019) sur l’état problématique des droits de l’homme au Cachemire indien (mais aussi pakistanais) et en dépit des experts du Conseil des droits de l’homme de l’ONU dénonçant la « punition collective » imposée aux Cachemiris par le blocage des communications par New Delhi. Reste à savoir ce que seront demain les réponses des Cachemiris de tous bords, et surtout ceux, musulmans, de la vallée de Srinagar, à la décision prise par le gouvernement indien le 5 août dernier.

 

Par Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS (Centre d’Etudes de l’Inde et de l’Asie du Sud, EHESS) et chercheur senior au think tank Asia Centre.

 

 

[1]  Jusqu’au 5 août 2019, l’Etat du Jammu et Cachemire définissait le territoire de l’ancien royaume de ce nom, qui fut de facto divisé entre Inde et Pakistan après la guerre de 1947-48. On utilise ici cette dénomination quand on parle de l’Etat que l’Inde administre effectivement. D’une façon plus générale, le terme Cachemire peut définir soit la partie de l’Etat indien centrée sur la vallée de Srinagar, soit l’Etat du Jammu et Cachemire défini plus haut, soit la totalité de ce qu’était le royaume en 1947, aujourd’hui contrôlé en partie par l’Inde, en partie par le Pakistan, et, pour les marges transhimalayennes, par la Chine.